• Instantané du corps

    Gwenn Audic

    Instantané, le corps apparaît dans l’intérieur des chairs. Il est fait d’un temps auquel n’avons accès que par la bouche. Ai refusé de le manger, restée bouche-bée devant son mur de froideur. Un ventre trop creux ne peut accueillir le temps. N’est-ce pas le rôle du bébé dans son ventre maternel ?

    Elle l’avait désincarné, lui avait rendu sa peau comme on tend un manteau à un hôte sur le départ. Ne pouvait plus l’inviter à sa table : manger coince le temps dans la gorge, elle voulait le recracher.

    Le temps n’a qu’un lieu : le ventre. S’il ne peut s’y étaler, il erre, monte à la tête, aux poumons. Ils lui disaient de remettre le temps dans son assiette. « À jeun, il sort les dents, dévore les passants à chaque aspiration, chaque cuillerée. À plein, il est la basse continue qui appuie sur le plancher pelvien, assurant l’assise des pieds sur le sol, le maintien du dos. Sa continuité t’aspire depuis le devant, t’inscrit contre ton crâne, te fait aimer la pulsation dans ta jugulaire. »

    Le corps, c’est ce qui pousse tout seul, sans arrêt ni retour. C’est le souffle de l’action, celle qui fait ouvrir les fenêtres et ôter son pantalon. Il est l’une des trois voix qui vous parlent. L’unique ubiquité est polyphonique, immatérielle. Vouloir l’ubiquité de la chair et l’âme est une réalité. Mais, l’âme rayée de la liste, l’ubiquité se déforme et le corps devient l’effroi, l’obscur qui nous ferme les yeux, il devient sa propre nuit.

    Ai dit non à la voix du corps. Ne savais qu’en faire. Silence du dire, de l’inter-dire sans entre-soi.

    Elle voulut aggraver sa voix, trop aiguë, l’envoyer au Purgatoire.

    L’aiguë se brisa les reins sur la chaussée glissante. Aucune main pour la rattraper. Je est toujours sa troisième voix, le contrepoint qui marque le manger dans les corps pour éviter les trous de temps qui vous plient par le ventre et vous réduisent en charpie. Les trous de vers qui dévorent sa chair ont laissé s’affoler son esprit trop libre. Mais, je s’est échappée. Pas de retour de la fille prodigue.

    Manger Dieu retrouvé, laisser fondre son corps dans ma bouche. Seul ma vie peut manger ma mort. Créer sans manger ni mourir, sans en prendre ma part ?

    L’effroi ne s’efface pas. Fermer la bouche pour convoquer la mort, voilà ma sorcellerie !

    Abattrai un jour les murs de la raison et de la honte, les cloisons entre ventre et tête. Jetterai les corps qui se rapprochent, attirerai ceux qui s’éloignent. Danserai dans mes ruines, ouvrirai mon crâne pour que vous vous y serviez. Ne garderai rien : tout me sera ôté. Ajouterai graisse sur les nerfs, qu’ils glissent. Laisserai parler la troisième voix, abandonnerai celle du milieu. La troisième monte sans crainte. Sans distinction s’épuise, renaît.

    À eux, tout leur semblait exagéré, mais je souhaitait-elle vraiment autre chose que l‘os ?

    Ne parlais pas leur langue. À court de symboles, interprète hâtive de sourds.

    Parlerai dorénavant par signes. Leurs images usées sont couches sales qui collent ma chair à l’os, l’empêchant de disparaître derrière la peau.

    Des paroles ouvrirent cette peau qui ne cesse plus de gratter, cherchant les chutes, les vêtements rapiécés et les dents cassées. N’attendez aucune parallèle, l’infini ne les rencontre plus. Assez des idéalités et du Beau ! Revenons à notre corps rabougri !

    *

    Où est je dans tous ces entrelacs, entre çà et là, ici et moi ?

     

    *

     

    Je clame le droit à un corps ouvert sur l’océan, une peau ouverte sur le ciel et le Tout de Dieu. Je exige l’explosion du ventre, la dissolution des boules abdominales, l’extinction de toute inter-diction, le silence des sphères ! Incarcérons les mots, étouffons leurs petits dire qui irriguent nos chairs bien briquées.

    Remodelons nos corps devenus science. Récupérons la chair livrée aux traîtres pour être dépecée et cuite sans rituel. Remodelons nos corps invisibles, chantons leurs harmoniques.

    Refusons d’y faire entrer la science par la bouche. Recrachons ! Ne sommes ni vautours, ni pélicans ! Ne mangeons pas de charogne, ne pré-digérons pas le monde !

    Parlons depuis la langue, créons le fil rouge de l’esprit par ses contorsions. Pas de concrétion à travers l’œsophage, pas d’intronisation de devoirs absurdes ni de gobage d’interdits !

    La vraie chair, c’est toujours la tienne, celle que je peux toucher et lécher. Mon esprit ne devient chair, eau, sein et sexe qu’à ton contact. La chair du toi me fait sortir du ventre, me maintient éveillée.

    Ventre est le lieu du temps et du sommeil le plus profond.

    Gardons le sein et le ventre dans le fond, pour y puiser, mais ne les gardons pas en bouche, ils risquent de nous trouer la vie.

    Ma chair trouée depuis trop longtemps se replie de la tienne par nécessité !

     

    Gwenn Audic (2022)

     

     

     


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