• M. Lepage (I) : Une vie de femme (Augustine Thuilerie)

     Une étude de Marius Lepage (1902-1972)

     

    Mère, dors ! l'œil mouillé ne compte pas les heures...
    - Parce  que ton enfant fait courber ton genou
    Qu'un céleste reflet luit à son front, tu pleures...
    Qui sait ?  un ange peut s'égarer parmi nous.

                                                                 Stéphane Mallarmé

     

         Deux dalles au cimetière de Menton, devant un des plus beaux paysages de la Côte d'Azur. Tombes que les herbes peu à peu recouvrent, effaçant les noms en même temps que le souvenir.... Quelques liasses de papiers aux Archives de la Mayenne. Ce papier bleuâtre qu'utilisent les gens de justice.... 1833 - 1923. Entre ces papiers et ces pierres tombales, entre ces deux dates, une vie douloureuse de femme, et les noms de deux hommes qui ont honoré les lettres françaises.

         Les vieux papiers et les vieilles pierres n'offrent par eux-mêmes au­cune valeur si l'esprit de l'homme ne les a sanctifiés. Toutes les pierres sont sans âge, elles ont toutes vu naître les hommes qui les poussent négligem­ment du pied, et les pères de ces hommes, et tous ceux qui, de généra­tion en génération ont ri, pleuré, souf­fert pour qu'un jour un nom nouveau vienne s'ajouter à ceux qu'on épelle avec hésitation en parcourant lente­ment les allées du cimetière.

         Mais, si l'homme a porté ses outils sur la pierre, s'il a marqué sa pensée sur la feuille encore vierge, alors les ob­jets inanimés trouent à leur tour une âme. Pieusement, celui qui se plaît à vivre dans le passé écarte les herbes et les mousses pour retrouver le secret de l'intaille; à petits coups précis défroisse les vieux papiers d'où le passé s'échappe pour une vie nouvelle....

     

     

    26 Décembre 1853 

     

        Les fêtes de Noël tout juste termi­nées, la rue du Val de Mayenne s'éveille à de nouvelles rumeurs. Dans Laval du milieu du XIXème siècle, c'est une des rues les plus commerçantes, fière de ses maisons lourdes et cossues, qui, par jardins bien exposés au soleil le­vant, gagnent directement la Mayenne nonchalante.

         Rue de fabricants de toiles, enrichis par un labeur opiniâtre, parmi lesquels se distinguent les Guyau. Il semblent que tous les Guyau de Laval, pères, fils, filles, oncles, et neveux se soient donné rendez-vous au pied des deux châ­teaux. On en compte une bonne dizaine de la place de la Mairie à la Grande-Rue, tous gens importants. Parmi eux, le moins huppé n'est certes pas Jean Guyau, fils aîné, le héros de la journée.

         Car Jean Guyau se marie, après mûres réflexions. C'est un vrai Lavallois, comme il est impossible d'en voir de nos jours. Un Lavallois dont les an­cêtres, que j'ai retrouvés jusqu'à la quatrième génération, étaient tisse­rands de mâle en mâle. Quant à lui, Jean, fils de Jean, il est né le 8 Mai 1817, à 5 heures du matin, sur le pont. Entendez bien que sa mère ne lui donna pas le jour au hasard d'une promenade intempestive sur le Vieux Pont, mais qu'il est bel et bien né dans une de ces maisons qui, selon l'ancienne mode, or­naient en porte à faux les piles et les arches de cette voie. Son père était tis­serand, ses deux oncles fabricants, sa mère fille d'un sabotier d'Avesnières.

         Les Guyau on travaillé dur, leur fils n'a point rechigné devant la besogne. Aussi, on murmure dans le voisinage que le marié porte dans la corbeille de son épouse cinquante mille francs, en bons écus, plus l'immeuble où le jeune ménage va s'installer et quelques autres menus biens sous le soleil du Bas-Maine....

         La mariée apporte surtout sa jeu­nesse, sa beauté, sa vive intelligence, son innocence ingénue. Augustine Thuillerie est de seize ans plus jeune que son mari. Elle est toute heureuse de revenir dans la rue de ses origines. En effet, elle est née le 31 Juillet 1833, à six heures et demie du matin, dans la rue du Val de Mayenne. Fabricants aussi, ses parents habitent rue des Lices, et si son père est un pur Normand, sa mère est d'Avesnières, tout comme la mère du marié. Les deux mamans, pendant toute la jour­née, égrènent leurs souvenirs communs, presque oubliées dans un coin assez sombre - car le soleil d'hiver pénètre difficilement par les fenêtres  du Val de Mayenne qu'obscurcissent encore de solides barreaux de fer.

         Jour de joie, jour de bonheur. On rit, on chante. La mariée va chanter, elle chante... Quelle jolie romance, et quelle belle voix... "Daniel est un pauvre pasteur.. " Le marié va chanter... Un peu timide ce brave garçon, presque un vieux garçon. Il trébuche sur les mots et s'empêtre dans la mélodie... Mais qu'importe, c'est jour d'allégresse, et que rien ne vienne en ternir l'éclat... Et la chanson du marié s'éteint comme on allume les chandelles... "Ma vie à moi, c'est toi, oui, toi..."

         Sous le ciel glacé de Noël, ce fut grande liesse ce jour-là au numéro 97 de la rue du Val de Mayenne.

     

    *  *  *

     

    Noël 1854.

     

         Maître Ambroise, Marie, Faisant-Lamotte est perplexe. Doit-il saisir M. le Procureur  Impérial de l'incident ? Évidemment, M. Guyau fils est un des plus notables citoyens de la ville, et un jeune avoué de vingt-huit ans, soucieux de sa clientèle, se doit de ménager un commerçant influent. Mais, comment tout cela tournera-t-il ? La jeune dame Guyau, et ce petit enfant de deux mois, quelle doit être leur existence avec ce fou... Et si un accident arrive, Maître Faisant-Lamotte ne se jugera-t-il pas un peu responsable ?  Allons voir le Procureur Impérial, il est toujours de bon conseil...

    "... Il y a quelques jours, Monsieur le Procureur Impérial, comme je me ren­dais au Palais de Justice, accompagné de mon beau-frère, je rencontrai M. Guyau fils sur le Pont Vieux. Il me dit qu'il avait à me parler et me pria de rentrer avec lui chez moi. Je me conformai  à son désir, et revins avec lui sur le quai, où Monsieur Guyau me dit qu'il allait me conter l'affaire pour laquelle il désirait me parler. Mon beau-frère étant resté en arrière, nous fîmes quelques pas sur le quai, Monsieur Guyau et moi, et je lui demandai ce qu'il me voulait. Il s'est alors approché de moi, il m'a dit :"Votre conduite ne peut pas durer comme cela, il faut ab­solument que cela change. "Que voulez-vous que j'y comprenne, Monsieur le Procureur, je n'ai pour ainsi dire ja­mais adressé la parole à Monsieur Guyau, et toute la largeur de la rivière sépare nos deux maisons. J'ai demandé à Monsieur Guyau de m'expliquer son interpellation. Il m'a répondu que je savais parfaitement bien ce qu'il voulait dire, qu'il fallait que je change rapide­ment de conduite, sinon la Mayenne me servirait de tombeau. Je ne dépose pas  plainte, Monsieur le Procureur, mais j'aimerais qu'un avertissement soit donné à Monsieur Guyau. D'ailleurs, je dois vous dire que nos maisons sont exactement en vis-à-vis. Plus d'une fois j'ai entendu les cris de la pauvre jeune femme. Il la bat, c'est certain. La se­maine dernière, il y a eu, m'a- t-on dit, un terrible tapage dans le Val-de-Maine, et Madame Guyau n'a eu que tout juste le temps de courir chez Monsieur Guyau père, avec son enfant. Madame Thuillerie m'a conté que sa fille avait voulu se noyer. Alors, Monsieur le pro­cureur, que pensez-vous de tout cela ?

         - J'aviserai, mon jeune ami, j'avise­rai. Je ferai à Monsieur Guyau les re­montrances nécessaires. Mais, tout à fait entre nous, la situation de ces pauvres gens est encore plus grave que vous ne pouvez le supposer. Monsieur Guyau est certainement un peu dé­rangé. La jalousie le torture, et, croyez-moi bien, sans le moindre motif. Sa jeune femme est d'une vertu conju­gale au-dessus de toute insinuation. Mais, allez donc faire entendre raison à un fou. Monsieur Thuillerie m'a déjà averti de ce que son gendre avait voulu pendre sa fille au cours d'une prome­nade dans les prés d'Avesnières...

         - Oh, M. le Procureur...!!!

    Oui, il a voulu la pendre, il a voulu as­sommer M. Thuillerie. Mais, naturelle­ment, les uns et les autres se refusent à porter plainte. Vous savez que la jeune dame Guyau a mis au monde, le vingt-huit octobre dernier, un petit garçon, Jean-Marie. Il n'est pas très so­lide, ce bébé, ce qui n'a rien d'étonnant avec la vie que mène sa maman. Eh bien, le lendemain même de l'accou­chement, M. Guyau a battu sa femme qui buvait de la tisane dans une tasse à fleurs "jaunes".

         - Ne croyez-vous  pas, Monsieur le procureur, qu'il serait absolument né­cessaire d'agir avant qu'un drame n'éclate dans cette maison ? La jeune dame doit être à bout...!

         - J'ai justement vu votre collègue, Me Vilfeu, il y a quelques jours. Je crois que les parents Thuillerie sont décidés à sortir leur fille de l'enfer dans lequel elle vit. Les malheureux parents Guyau sont d'ailleurs du même avis, et n'ap­prouvent guère leur fils. Il faut cepen­dant éviter un scandale. Une demande en séparation de corps va être intro­duite, sur le prétexte de la dernière in­cartade de M. Guyau, à propos de la­quelle j'ai dû le faire blâmer par notre commissaire de Police.

         - Je ne suis pas au courant, car je m'occupe peu de mes voisins. De quoi s'agit-il ?

         - Le commissaire Grisez m'a rap­porté les résultats d'une enquête à la­quelle il a fait procéder par ses agents. M. Guyau semblait animé d'assez mau­vaises intentions en ce qui concerne ses beaux-parents, et ceux-ci avaient de­mandé à Grisez de faire exercer une surveillance dans la rue, afin d'écarter Guyau s'il y venait. Il n'y est point allé, mais... Hum, c'est un peu délicat. Bah, tant pis, de toute façon vous ne tar­deriez pas à le savoir.  Eh bien, M. Guyau a recueilli chez lui des femmes..., oui, enfin, des femmes qui.... Vous me comprenez. Il est allé lui-même en cher­cher une à Chateau-Gontier, il a payé le dédit, il lui a fait délivrer des papiers réguliers, car Grisez voulait la contraindre à quitter Laval immédia­tement. Il l'avait même emmenée au violon. M. Guyau veut, dit-il, en faire d'honnêtes femmes, et les associer dans ses affaires... Aussi, je viens de commettre Monsieur le Juge Guérin comme juge-commissaire dans cette affaire. Mais, si vous voulez porter plainte, je vous le répète, je suis à votre disposition.

         Non, Monsieur le Procureur. Je n'en veux nullement à M. Guyau, que je plains plus que je ne le blâme. Un avertis­sement de votre part suffira.

         Comme vous voudrez, Maître Faisant-Lamotte. Je tancerai sévère­ment M. Guyau, mais, de toute façon, je prierai M. le Juge-commissaire de vous citer à déposer comme témoin en la chambre du Conseil.

         D'accord, Monsieur le procureur Impérial. Dites-moi, pour parler de choses plus agréables, que pensez-vous du projet de quai qui joindrait les deux ponts par la rive droite ? On en parle beaucoup en ce moment

     

    *  *  *

     

    24 Mai 1855
     

         Quelle affluence au Palais ! Toute la ville en murmure discrètement. Monsieur Guérin, Juge au Tribunal de Première Instance, séant à Laval, commis par jugement de la chambre civile de ce Tribunal, en date du 16 Avril 1855, assisté de Le Pannetier, commis-greffier, a procédé à l'enquête deman­dée par Me Édouard Vilfeu, avoué de dame Augustine Thuillerie, épouse de Jean GUYAU, fils aîné, négociant, de­meurant à Laval. Tous les témoins sont là, aussi la demanderesse et le dé­fendeur, et Me Pouteau, avoué de ce dernier.

         Les parents de la jeune dame Guyau sont très entourés. Tout le monde parle à voix basse. Il y a dix-huit mois, presque jour pour jour, c'était la fête. Où est maintenant dis­paru le joyeux Noël de 1853 ?

         Avant de nous retirer, mêlons-nous aux témoins, et saluons-les au passage.

    Auguste Thuillerie, propriétaire et né­gociant, rue des Lices, et sa femme Adèle Leroy racontent pour la centième fois leur voyage à Nogent le Rotrou, et comment le fils Guyau voulut tuer son beau-père.

    Félix Grisez, le commissaire de Police, par habitude professionnelle, écoute et ne dit rien.

    Me Joseph, le notaire rappelle les bons conseils qu'il donna au jeune mari, sans heureux résultat, d'ailleurs.

    M Louis Piednoir, et sa femme, Léonide Gigon, sont plus  prolixes. Le vieux banquier du Val-de-Maine avait acheté en 1838 une tannerie, avec Guyau père. C'est dans cette tannerie transformée qu'il habite toujours avec les jeunes époux. Leurs appartements sont conti­gus, et communiquent par les paliers. Il en a bien vu, et bien entendu, le vieux banquier dont les soixante-sept ans toujours verts sont très remarqués.

    Voici la servante des Thuillerie, Jeanne Rousseau, qui vient de se marier avec Jean-Baptiste Lalaire, ce Jean-Baptiste que Guyau fils ne pouvait absolument pas souffrir. On se demanderait bien pourquoi, si quelqu'un pouvait encore s'étonner des manières du fils Guyau.

    Me Ambroise Faisant-Lamotte, rassuré par le Procureur Impérial, explique qu'il a eu enfin la clef de l'énigme. Il paraît que ce sont les  volets de ses fenêtres qui provoquaient la colère et la jalousie de Guyau fils. Selon la façon qu'ils étaient tournés, ils constituaient des appels télégraphiques pour la pauvre Augustine !!!  Quant à Bon-Louis Lemonnier, négociant, ami des deux familles, il n'a rien vu, rien entendu, ce qui ne surprendra personne. Mais, le témoin le plus entouré, n'est-ce pas Marie Bourré, la domestique de Guyau fils ? Elle non plus, elle n'a rien vu, rien entendu, sauf un petit fait qu'elle n'a pas pardonné à son maître. Elle a dû servir à table les "dames" qui.... les "dames" que... Enfin, "les dames" de Château-Gontier... Ces mêmes "dames" que sa camarade Françoise Arthuis, la servante du banquier Piednoir, regar­dait si curieusement - en se cachant bien sûr - derrière les rideaux de sa chambre à la Mansart.

     

    *  *  *

     

         11 Juin 1855

     

         Par jugement de ce jour, la sépara­tion de corps et de biens est prononcée entre Guyau, Jean, fils aîné et son épouse, Thuillerie Augustine. Celle-ci n'a pas  même atteint ses  vingt-deux ans.

     

    *  *  *

     

         Les ans passent. Guyau fils aîné, sous la réprobation générale, a quitté Laval. Son père est mort, tué par le chagrin disent les voisins, dont le sou­venir amplifie les faits qui déjà s'es­tompent dans les brumes du passé.

         Augustine Thuillerie et ses parents sont partis pour Paris. La vie est dure. L'enfant est d'une santé extrêmement délicate, les hivers lui sont pénibles. Mais, son intelligence précoce étonne tous ceux qui l'entourent, et qui ne vi­vent plus que pour lui.

         Et voici qu'à nouveau le ciel s'éclaircit pour Augustine Thuillerie. Un jeune homme qu'elle connaît depuis longtemps, revient, s'arrête. Sa délica­tesse infinie a compris tout le drame qui s'est joué autour de cette tête en­core si jeune.

         Il aime l'enfant... "Guyau, dont nous fûmes le seul maître, et dont nous devînmes le second père...'

         Alfred Fouillée, un des grands noms de la philosophie Française, presque Mayennais, trouve en Augustine Thuillerie, sa cousine, la femme qui, jusqu'à ses dernier jours, inspirera ses travaux.

         Et elle ? Elle aime de toute son âme meurtrie, maintenant ressuscitée, l'homme qui, avec elle, se penchera sur l'enfant, et guidera ses pas. Pour cet enfant, la fille des fabricants de toile se fera éducatrice, écrivain...

         Les ciels éteints et brumeux de Paris ne conviennent pas à l'enfant. C'est en Provence que, maintenant, nous suivrons leurs  pas.

     

    *  *  *

     

         En Provence ! Pourtant, il faudra qu'elle revienne à Laval. Les lois ont changé. Elle peut épouser l'homme qu'elle aime depuis tant d'années. Mais, il lui  faut, pendant quelques jours, parcourir les rues que connut son en­fance. Elle ne les retrouve pas. Des quais ont été construits. La rue de Rivière a disparu. Ont disparu aussi les maisons qui, de la Trinité - maintenant église cathédrale - au Pilier Vert mas­quait le Palais de Justice autant que l'église.

         Trente ans ont passé. Le 4 novembre 1884, par devant le Maire de Laval, le divorce est prononcé entre Guyau Jean, et Thuillerie Augustine.

     

    *  *  *

     

    31 Mars 1888

     

         Alfred Fouillée, sa femme Augustine Thuillerie, leur bru, Barbe Andrée, qui  depuis  plusieurs  mois entouraient de tous leurs soins, en cette villa Fouillée qu'ils avaient fait construire à Menton, le jeune et déjà célèbre Jean-Marie Guyau, ont perdu tout espoir. Pendant que son père s'endort à tout jamais, le petit Augustin Guyau s'éveille douce­ment. Le  printemps  méditerranéen, in­soucieux des  douleurs humaines, en­vahit la chambre mortuaire et la chambre de l'enfant. Ses  effluves  par­fumés  de mimosa effacent l'odeur de la mort...

     

    Une pierre dans le cimetière de Menton :

     

    Jean-Marie Guyau

    Philosophe et poète

    Le 31 Mars 1888

     

    "Ce qui a vraiment vécu une fois revivra, ce qui semble mourir ne fait que se préparer à renaître. Concevoir et vouloir le mieux, ten­ter la belle entreprise de l'idéal, c'est à y convier, c'est y entraîner toutes les générations qui vien­dront après nous. Nos plus hautes aspirations, qui semblent précisé­ment les plus vaines, sont comme des ondes qui, ayant pu venir jus­qu'à nous, iront plus loin que nous, et peut-être, en se réunis­sant, en s'amplifiant, ébranleront le monde. Je suis bien sûr que ce que j'ai de meilleur en moi me survivra. Non, pas un de mes rêves peut-être ne sera perdu : d'autres les reprendront; les rêveront après moi, jusqu'à ce qu'ils s'achèvent un  jour. C'est à force de vagues mou­rantes que la mer réussit à façon­ner sa grève, à dessiner le lit im­mense où elle se meut."

     

    *  *  *

     

    1898

     

         Un petit vieillard trottine par les rues de Laval. Il descend souvent la rue de Bretagne, où il demeure, au n° 34. Jean Guyau, banquier, pense parfois - à quatre-vingts  ans  passés - à la femme qui laissa dans sa vie une trace éblouissante, à la femme qu'il n'a pas su garder; à son fils, mort en pleine gloire, il y a dix ans, et qu'il n'a jamais connu; à son petit-fils Augustin..... Quinze ans  bientôt !  Que peut être cette chair de sa chair..... Et le vieux banquier soupire en trottinant.....

         ..... Après de longues recherches, j'ai trouvé sa tombe au cimetière de Laval. C'est au bord d'une allée trans­versale du carré C. Une grille rouillée, à moitié écroulée, entoure une grosse pierre que recouvre la mousse. Les noms sont presque illisibles. Ils repo­sent trois sous la dalle... Jean Guyau, le père; Jeanne Beaume, sa femme, Jean Guyau, fils aîné...

         Personne ne vient jamais méditer ou prier sur ce tombeau délaissé dont les lettres s'effacent lentement. "Vanité des vanités, tout est vanité....."  Ultime vanité des concessions perpé­tuelles, quand la pluie, le soleil et les herbes ont rongé les mots que l'on voulait éternels...

     

    *  *  *

     

    16 Juillet 1912

     

         Des années, encore des années ont passé. La souffrance à nouveau courbe le front d'Augustine Thuillerie, presque octogénaire. Son mari, Alfred Fouillée est mort à Lyon. Le fils du régisseur de la carrière de la Pouèze s'éteint dou­cement, laissant derrière lui un nom célèbre, une œuvre qui sera le véritable prélude aux philosophies modernes;...

     

    Une pierre dans le cimetière de Menton 

    Alfred Fouillée 1838-1912

    Philosophe - Membre de l'institut.

      

     "L'homme prononce pour son compte le FIAT IDEA,

    qui est le véritable FIAT LUX, avec l'es­poir que

    la lumière intellectuelle se propagera à l'infini."

     

     

    1914 ...... 1915 ...... 1916       1917  ......

     

     

         Augustine Fouillée, Barbe Guyau ne manquent guère de se rendre chaque jour au cimetière où reposent les deux hommes qu'elles ont si tendrement ai­més. Pendant ce temps, le guerre exige son lourd tribut de victimes...... Elles pensent à celui qui reste, en qui demeu­rent tous leurs espoirs, celui dont la jeunesse, comme celle de son père, est annonciatrice des plus belles moissons de l'esprit…
    Une pierre dans le cimetière de Menton: 

     

    Augustin Guyau

     fils de Jean-Marie Guyau
    mort pour la France, à la Côte 304
    13 Décembre 1883 - 1er Juillet 1917

     

              "Oh ! Qu'il est grand l'amour
    Que nous vouons dès l'enfance
     au pays des ancêtres,
    A la France immortelle !
    Qu'il est grand cet amour
    Que les années ne feront qu'amplifier
    Jusqu'à ce qu'il enveloppe et surpasse
    De si haut nos autres amours que,
    l'Heure venue, nous lui sacrifierons tout,
    Même notre vie !!

                      Augustin Guyau
    (Œuvre Posthumes - Journal de Guerre.)

     

     

    *  *  * 

     

    1921....... 1922 ....... 1923 ......

     

         Augustine Thuillerie, veuve d'Alfred Fouillée, est maintenant une très vieille dame. Elle approche quatre-vingt-dix ans. Chaque jour, avec sa belle fille, elle fait en voiture une promenade sur la Grande Corniche. Et, chaque semaine, ses souvenirs la ramènent vers l'école..... J'ai eu l'heureuse fortune de retrouver l'ancien directeur de l'école primaire de garçons de Menton. Laissons-lui la pa­role....

         "J'ai eu au cours des années 1921-1922-1923 de nombreux contacts avec Mesdames Fouillée-Guyau ..... Mme Fouillée qui, depuis la mort de son petit fils, était très détachée de la vie mentonnaise, s'intéressa à ma petite école, et me demanda ce qu'elle pour­rait faire pour elle. Très vieille dame, esprit très vif, d'une délicatesse ado­rable, quand elle vit que, spirituelle­ment, j'étais un disciple de son mari et de son fils, elle me dit : "J'ai là des sou­venirs personnels de Jean-Marie Guyau : les livres qu'il aimait particulièrement lire quand il était petit, le pupitre d'écolier sur lequel il travaillait, ici, à la maison. Je vais vous les donner, car je sais que vous en ferez l'usage qui puisse le mieux leur convenir. Je souhaite que les petits enfants y trouvent la joie qu'y trouva Jean-Marie .... Et le lende­main le jardinier m'apportait une cin­quantaine de volumes magnifiquement reliés : Jules Verne, Hector Malot .... tous livres qui formèrent immédiate­ment le fonds de la bibliothèque sco­laire de mon école. Ce fut une très grande joie pour mes élèves. Le pupitre de travail de Jean-Marie GUYAU devint la place d'honneur de ma classe...... Malgré son grand âge, au moment de sa prome­nade quotidienne Mme Fouillée accom­pagnée de Mme Guyau, me de­mandait comme une faveur de venir s'asseoir sur les bancs de ma classe pour y méditer quelques minutes, tout près du pupitre de son cher Jean-Marie. Le hasard voulut que j'eusse posé sur ce pupitre un paquet de cahiers de compositions françaises que je me proposais de corriger dans l'après-midi. "Monsieur, me dit-elle, voulez-vous me permettre de feuilleter quelques uns de ces cahiers ? Je serais si contente.... "Évidemment, j'acquiesçai. Elle prit un cahier, au hasard, l'ouvrit, et tomba sur le sujet classique : "Vous avez lu un livre de la bibliothèque, lequel ? Vous a-t-il intéressé ?" Et le hasard voulut que l'enfant désignât :"Le Tour de France par deux Enfants", le livre même que Mme Fouillée avait écrit pour les en­fants, il y a une cinquantaine d'années. La bonne dame eut un "Oh", d'étonne­ment, puis les larmes se mirent à cou­ler et à Mme Fouillée, approchant le cahier de ses lèvres tremblantes mit un baiser sur ce devoir d'enfant qui lui ap­portait la suprême récompense...."

     

    Une pierre dans le cimetière de Menton: 

     

    Madame Alfred Fouillée (1833-1923)

    Mère de J-M Guyau et auteur de Francinet,

    du Tour de France par deux enfants, etc...

     

    "Enfants de France, je vous ai donné le meilleur de mes pensées et de mes sentiments. Il y a une devise que je voudrais voir celle de votre vie entière : choisis toujours le bien. Dans les heures d'incerti­tude, comme la vie en a pour tous, ne dites jamais : Quelle résolution est la plus avantageuse ? De quel côté sont les honneurs, la fortune et le plaisir ? Mais simplement : De quel côté est la Justice ?  Et alors, quand même du côté du bien se­raient la souffrance, les périls et le plus petit nombre d'hommes, n'hésitez pas. L'avenir est à la justice et au droit. Le bien est im­périssable." 

     

                               Marius Lepage

    In Tiens n°3 (1997).

     

    Merci à Mmes Marius Lepage et Véronique Lepage d’avoir permis à Tiens
    de reproduire cette étude inédite rédigée par leur époux et père.

     

    suite

     

     

     

      

     


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