• Michel Dugué : entretien avec D. Picard (Opala n°57, 2019)

    Michel Dugué

    Michel Dugué, poète et prosateur, a publié plusieurs récits dont Un hiver de Bretagne, ainsi que des recueils de poèmes, ces derniers tous parus aux éditions Folle Avoine.

     

    Votre dernier ouvrage Mais il y a la mer – paru cette année aux éditions Le Réalgar dans une collection que dirige Lionel Bourg –, rassemble des textes dont certains sont très anciens et d’autres moins, datant néanmoins de quelques années. N’avez vous pas songé au risque que vous preniez, je veux dire proposer un ensemble pouvant apparaître assez disparate ?

    Le risque est pris, mais je crois – suis-je le mieux placé pour le dire ? – que je l’ai contourné. En fait j’ai éprouvé le besoin dans une période un peu « sèche » où rien qui me semblait nouveau ne m’apparaissait, de revisiter des textes parus dans des maisons d’édition qui n’existaient plus ou dans des livres collectifs devenus introuvables. Ainsi le premier texte, le plus long, débute par une évocation de la ville de Vannes, celle de mes premières années. Or cette évocation est tirée de La Traversée qui date de 1987. Plusieurs auteurs et non des moindres – j’en citerai quatre dont les œuvres me sont proches : Hervé Carn, Jean-Marie Le Sidaner, Jean-Pierre Abraham, Jean-Paul Hameury – parlaient de « leur » Bretagne. L’ensemble comprenait des photographies de Bernard-Marie Lauté et Georges Dussault. Bref, cette évocation remaniée m’a conduit vers deux autres textes Le Paysage (1992) et Éléments, formes, nuages (2000). J’ai réalisé une sorte de collage, supprimer ceci, ajouter cela, introduit des points de couture assez discrets pour éviter que n’apparaissent des solutions de continuité. Tant d’années, si j’ose dire, réunies dans un même cadre, un tableau neuf nourrit des strates antérieures. Si le temps s’est écoulé, les tons, les échos demeurent les mêmes. Enfin j’ai l’immodestie de le penser. Ce qui est possible pour des proses ne l’est pas, je crois, pour le poème. Ce dernier enchevêtre des fils, crée des ruptures, produit des sons, un rythme. Ce n’est pas une ligne droite de sorte que rassembler plusieurs pièces en une seule me paraît malaisé ou alors les tonalités antérieures s’effacent. Du moins c’est ce qu’il me semble, ce que me dicte, en tout cas, mon expérience d’écriture. 


    Dans La Ballade des noms, premier texte du livre, vous dites que le golfe du Morbihan malgré son caractère apaisant n’a pas su vous retenir tout comme votre ville natale. Vous leur avez préféré la côte trégoroise. Comment ce choix s’est-il imposé ?

    L’évocation de Vannes dont je parlais précédemment correspond à un rapport particulier que j’ai entretenu avec cette ville. Rapport marqué, j’allais dire par une sourde inquiétude. Peut-être est-ce forcé, peut-être s’agit-il de ce qui reste du regard de l’adolescent que je fus, qui se trouvait à l’étroit, nourrissait le sentiment de manquer d’espace. Tout cela, comment dire ? Sommeillait. Enfin c’était ma vision d’alors au travers de maintes contradictions que je ne parvenais pas à résoudre.

    En avais-je d’ailleurs la volonté ? D’où cette rébellion artificielle car sans aucune perspective. J’ajoute que dans mon milieu on ne badinait pas avec une morale la plus étroite. Le « qu’en dira-t-on » n’était pas un vain mot. Je n’avais pas lu François-Marie Luzel qui dans son Journal de bord écrivait à propos de cette cité « On sent le cimetière. Une vaste infirmerie… ! » Notons cependant que ce propos remontait à la seconde moitié du dix-neuvième. Bon, sans avoir ouvert son livre quelque chose de cet ordre me travaillait. Je ne faisais pas dans le détail. Alors me direz-vous, il y a le golfe, ses paysages en effet si apaisants. Mais je lui avais tourné le dos. Vannes sur le golfe c’était plutôt la porte de derrière. Et puis les estivants, comme on disait, commençaient à affluer. Des constructions de style « nouveaux riches » se montaient. Puis bien plus tard est venu le moment où j’ai découvert un autre littoral, celui du Trégor et plus particulièrement la presqu’île de Plougrescant. Ce qui ne fut pas un choix mais le hasard de la vie. Cette partie des Côtes du Nord – ainsi se nommait alors ce département avant de prendre l’appellation de Côtes d’Armor pour sans doute ôter de l’esprit du voyageur des images de froidure et de pluie –, présente quelque chose d’élémentaire, de primordial qui nous ramène à une vision des origines où se mêlent les pierres, les terres, les eaux dans une ample respiration où il nous semble que l’espace ne nous est plus compté. Sentiment des lointains. N’y voir là aucune idée de transcendance mais plutôt pour paraphraser Renan une vaste protestation contre tout ce qui est plat et banal. Je pourrais aussi évoquer la lumière, sa capacité à n’être jamais la même, son incessante mobilité au long du jour. Mais je serais injuste si je ne revenais pas sur ma ville natale. J’y suis revenu, en effet, dans un livre Vannes, pour mémoire. Dans ce texte qui date des années deux mille, je dis ce qu’elle fut, je dis aussi combien elle a changé, combien elle a su sortir du passé… et de mon passé pour devenir une des plus belles villes de Bretagne ouverte sur le golfe par son port réaménagé (ce n’est plus la porte de derrière) ses places, ses terrasses. Et puis le centre historique a oublié la grisaille d’avant. Bref, j’y reviens avec plaisir. J’ai enterré la hache de guerre.

     

    À propos des paysages vous parlez d’une rencontre entre le réel et le rêve, réalité et imaginaire s’enlacent. Cela rappelle la thématique de votre récit Un hiver de Bretagne. Cette rencontre n’est-elle pas celle de l’observateur que vous êtes et des lieux que vous arpentez ?

    Oui, il y a de la rêverie. H s’est agi d’inscrire l’écho des légendes et des mythes dans une réalité que j’ai observée, pratiquée. Les paysages mais aussi les personnes. Nombre de faits, je les tiens d’elles : le drame des frères, la mort d’un marin dans le golfe Persique, la noyade d’un pêcheur, les souvenirs de la guerre d’Algérie, etc. Tout cela est transformé par l’écriture d’où cet enchâssement de l’imaginaire dans le réel. Je pourrais parler aussi de la marée noire, celle de l’Amoco-Cadiz. J’étais ce jour dans la presqu’île flânant sur une grève. Puis brusquement l’odeur et j’ai vu arriver la nappe. La mer était d’au-tant plus calme que le pétrole éreintait ses vagues qui se cassaient en gerbes jaunâtres sur les pierres. Tout un chapitre du livre est consacré à cette marée. Sombre rêverie sur la fin des paysages. L’Ankou a désormais à sa disposition des instruments d’une puissance inédite. En fait ce bout de terre est un mouchoir de poche où l’universel éternue.

     

    Michel Collot, poète et essayiste, écrit à propos du paysage qu’il est «le lieu privilégié du lyrisme moderne». Vous reconnaissez-vous comme un lyrique et traitez-vous le paysage aujourd’hui comme vous le faisiez hier ? Voyez-vous une évolution à ce propos dans votre écriture et plus précisément dans vos poèmes ?

    Le plus lyrique de mes textes est de toute évidence Un hiver de Bretagne. Il est porté par la matière d’un monde où les êtres, les paysages, la vie ordinaire, le passé et le présent entrent en ébullition dans une sorte de danse macabre et rieuse à la fois. Peut-être en ai-je trop fait ? C’est ce que me laisse penser un récit Le Chemin aveugle écrit plus tard qui bien que se situant dans les mêmes lieux, prend en compte des personnages différents, moins expansifs. L’écriture y respire plus calmement. Cette évolution est-elle pertinente ? Je n’en sais rien. Le poème en revanche c’est autre chose. Chaque recueil tente de saisir ma relation au lieu dans l’espoir de l’habiter et de m’habiter moi-même, de faire surgir dans les mots un paysage dans sa matérialité au travers des choses limitées qui le constituent. Ainsi un paquet de broussailles, un chemin étroit, caillouteux, une eau argileuse qui s’écoule dans un fossé, un étang envasé, un bord de falaise croulé, une lande qui se perd dans les galets et plus haut sur la route un réverbère cassé et le bruit d’une mobylette qui s’éloigne. Il s’agit sur le mode de l’instant d’être saisi et de se saisir soi-même. Cette mise sous tension et la poésie est essentiellement cela d’où sa difficulté, son caractère insupportable et fugace. On peut y voir les contours « d’un lyrisme moderne » lequel ne s’enchante en aucune façon de lui-même.

     

    L’élémentaire est chez vous très présent. La pluie, le vent, la mer sont nommés. Pas de clichés cependant, au contraire quelque chose de nouveau, une nature imprévisible, inédite semble prendre corps dans vos textes.

    L’élémentaire, oui ! Je l’ai déjà évoqué. Au fil de mes pérégrinations le regard travaille, l’esprit s’allège, le corps se dénoue, je me désencombre. Condition nécessaire pour gagner en disponibilité. Et si un mot puis un autre voire une phrase me sont donnés, ils pourront éventuellement forger l’entame d’un poème. Dans cette perspective où l’on se défait de toute posture, de tout souci de plaire, on échappe forcément au cliché. La poésie n’est pas là pour représenter ou redoubler le monde. Ça n’aurait aucun intérêt. Elle ne ferait que rigidifier davantage une langue qui l’est déjà et qui nous corsète. Le cliché est évidemment une langue morte, fermée sur elle-même et qui nous enferme. Comme il est loin « l’ouvert » de Rilke !

     

    Dans vos pages, particulièrement celles où vous privilégiez la prose, on découvre des personnages, j’allais dire de biais : pas de psychologie mais une présence où la rudesse le dispute à la simplicité. On vous sent proche de ceux qu’il faut bien appeler « les humbles ». On devine chez vous une réelle affection pour eux.

    Effectivement dans les proses ils sont là, parfois aussi au détour d’un poème. Vous avez raison de dire qu’ils sont vus de biais. Leur psychologie ne m’intéresse pas d’ailleurs elle ne les intéresse pas non plus… C’est une façon de se sentir de plain-pied avec eux. Toutefois je n’ai pas la naïveté de croire que les différences entre eux et moi s’évaporent. Ils sont là les « les gens de peu » comme on dit, et moi parmi eux dans un échange direct, sans fioritures. Ça n’est pas de « la belle conversation » plutôt un comportement qui reconnaît l’autre sans passer obligatoirement par la parole mais par des signes de connivence, des gestes amples souvent théâtraux, des rires qui créent de l’empathie, de l’affection même. J’ai appris cela dans la presqu’île, il y a longtemps, en fréquentant au bistrot ces désormais disparus : pêcheurs intermittents, ramasseurs de pommes de terre, débroussailleurs occasionnels, enfin ceux qui ne sont rien comme l’a dit dans un tout autre contexte notre jeune président… !

     

    Le courage, la résignation, l’accueil, l’espoir, l’attente... sont des mots qu’il vous arrive d’employer. N’évoquent-ils pas une sorte de démarche spirituelle ? Qu’en est-il au juste ?

    Courage, il en faut bien un peu pour résister à certaines épreuves. Résignation : je ne me souviens pas d’avoir employé ce mot. Je dirais plutôt consentement. Consentement à la contingence, au hasard dans notre vie, à l’être limité que nous sommes, à son caractère provisoire. En définitive, consentement à notre finitude. « Que le verbe s’éteigne / Sur cette face de l’être où nous sommes exposés / Sur cette aridité que traverse / Le seul vent de finitude. » écrit Yves Bonnefoy dans Du mouvement et de l’immobilité de Douve. Se faire à cette condition exige un combat, une incessante remise en question. La poésie peut aider. Combien d’espoirs fait-elle se lever, de combien d’attentes est-elle grosse. Pour-tant au moment où elle s’apprête à accueillir la présence quasi-matérielle des objets du monde sous la forme de la rencontre ou de l’événement, quelque chose se dérobe, s’enfuit. Par exemple la proximité sou-daine d’un paysage, d’un être aimé vivant ou disparu, de ce qui fut notre passé ne tarde pas à perdre de son intensité même si sous les mots elle brûle encore un peu. Le geste d’écrire s’il permet d’approcher au plus près ce qui nous entoure, au plus près de soi également, nous apprend que tout séjour est impossible et qu’il convient de se contenter du peu. Cette leçon, si nous la recevons, nous permet en dépit de tout d’entrer à nouveau en mouvement.

     

    Enfant à Malansac, bourg gallo à l’est de Vannes, où votre grand-mère tenait un café, vous dites « là on parlait vrai c’est-à-dire peu » Cette phrase pourrait être une définition de votre écriture. En seriez vous d’accord ?

    Malansac chez ma grand-mère à la fin des années 50, je garde le souvenir d’un temps ralenti et silencieux sous le soleil d’août au moment des moissons. Les gens, en effet, parlaient peu même au café. Je me demande si ce silence n’était pas la conséquence d’une espèce de résignation face aux pouvoirs en place. Le diable c’était les « partageux », ceux qui n’avaient rien à partager le craignaient. On imagine la propagande qui sévissait dans la campagne gallèse. Vous citez ce qui est peut-être une formule. Si je l’ai écrite, c’est que j’ai le souvenir, vague certes, d’une parole à l’utilité immédiate. C’était un des outils de la vie ordinaire, à trop l’utiliser il risquait de perdre de son efficacité. Pour ce qui concerne mon écriture, celle des poèmes surtout, on peut envisager le couple du vrai et du peu. Les mots peuvent nous entraîner vers des fatrasies. Faire confiance à leur mouvement mais sans se départir d’une vigilance de chaque instant ! Il y a donc des biffures, des retours en arrière, des reprises, des abandons. Bref ça ressemble à une rumination jusqu’au moment, s’il arrive, où on a le sentiment d’avoir bien posé sa voix, trouvé le ton juste. Beaucoup élaguer, c’est aussi mettre au jour des vérités minuscules.

     

    *

    Extraits de l’ouvrage Mais il y a la mer de Michel Dugué, éditions Réalgar :

     

    […] Qui donc a dit que le temps est un grand maigre ? Je me rappelle ce vieil irlandais. Lui aussi était grand et maigre. Il se tenait sur le seuil d’une grange. Protégé par le rebord du toit, il regardait, immobile, la pluie. C’était au nord de Galway dans un endroit désert, près d’une route étroite où j’avais engagé la voiture. Deux heures après je repassais dans le sens opposé cette fois et je le vis. Sa posture n’avait pas changé, la pluie non plus d’ailleurs. Elle tombait avec la régularité d’un métronome et l’homme l’observait gravement sous sa casquette. Peut-être pensait-il à ce proverbe de son pays affirmant que Dieu a créé le temps en quantité bien suffisante.

    […] Mais la douceur s’avoue vivace lorsqu’un subtil éclairage attendrit les eaux. Chaque pierre tressaille comme au sortir d’un malaise ou d’un période de mutisme. Le ciel déverse ses bleus, ses mauves, ses blancs. Enrobe les rives, y met de l’air et des rumeurs. C’est d’un retour qu’il s’agit où le regard se libère de trop d’insistances. De celle qui, par exemple, nous fait prendre une nappe de brume pour un linceul ou le cri d’un goéland pour un funeste oracle.

    […] La pluie accourt de l’ouest. Elle a dû aborder la presqu’île avec la vigueur d’un fouet. Elle avance par rangs serrés. Haletant dans son désir de croître. Elle laisse sous elle une lumière pâle qui parfois s’emmêle à ses plus hauts moments. Et pareille à une torche va lessiver les nuages. L’eau rejoint l’eau. Le visage est une rigole de larmes. Les pierres se dorent de rouille. La mer ne veut pas noircir. Les oiseaux crachent du blanc. Ce sont des cheminées qui fument. Ici n’est pas pays de neige mais quelque chose qui s’en approche. Nous pouvons tendre les mains. Elles se referment sur le souvenir de ce qui fut. La pluie est ce que je ne peux dire. Elle a des traînes mais point de clameurs. S’évapore avant même d’être au sol. Après quelques heures, elle acquiert une régularité. Sa vigueur s’est transmuée en pendule. Je peux alors la toucher du doigt.

    […] Les cyprès craquent. N’est-ce pas un feu secret en eux ? Un recueillement non pas tourné vers la pénombre. Plutôt vers l’entrebâillement furtif du jour. Un porte ne pourrait-elle pas s’ouvrir ? Répandre une lumière aussi limpide que la pluie. Espoir fragile qui parfois se vérifie. C’est alors que la pluie a des attentions tendres. Elle s’unit à vous. J’ai vu de grands solitaires, ici, pas seulement en Irlande, passer un jour entier à la contempler. Devenir aussi fluide qu’elle. Et leurs yeux prenaient la couleur de l’eau. Leur posture ne variait guère. Pourtant ils n’étaient pas des statues. Ils n’avaient fait que rassembler la vie dans une vibration tranquille. Là couvait la sérénité du pain comme s’il eût conservé sa force de symbole.

     

    Entretien réalisé en août 2018 publié in Opala n°57 (mars-juin 2019)

     

     

     


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