• AUTOUR de la Cosmogonie/Cosmologie d’Hildegarde von BINGEN (III)

    Denis Schmite 

     AUTOUR de la Cosmogonie/Cosmologie d’Hildegarde von BINGEN (III)Chapitre : AUTOUR du Théâtre de Dieu : Monothéisme, Image, Temps et Vanité de la Connaissance.

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    Toujours le feu ! Quatrième « vision  cosmologique», ou poursuite de la rêverie d’Hildegarde von Bingen ! lança comme un coup de clairon le Maître en modernité. C’est un peu comme si les flammes rouges de l’ultime roue avaient gagné tout le plan d’or de l’image, dans un mouvement de rotation parfait pourtant, et porté l’incendie à ses confins, parvenant presque à dévorer jusqu’à l’encadrement de vagues végétales et écumeuses, et que l’air surchauffée avait dilaté le disque terrestre provoquant à sa surface une explosion paradoxale de vie. Les sept planètes alignées sur un axe posé en presque diagonale paraissent fixer les roues de flammes à l’éther comme le ferait une fibule précieuse des pans d’une toge ou d’une robe de soie. Une multitude d’étoiles plus ou moins carbonisées paraissent se décrocher de l’éther jusqu’à trouer sa couche aqueuse ainsi que la couronne d’air durcie et se mêler beaucoup plus bas aux dernières feuilles chutant des branches squelettiques d’arbres hivernaux. Les têtes animalières et furieuses des vents, réfugiées dans les roues de feu et la sphère éthérée, se sont toutes tournées contre la terre qui exhale des fumerolles spiralées, « des nuées pestilentielles » précise Hildegarde. L’Homme universel s’est évaporé et avec lui la stabilité de l’Univers, laissant la place à l’homme des champs les deux pieds enfoncés dans sa glèbe, l’homme d’après un certain péché originel, notion que je n’ai jamais bien comprise du reste, appelé à travailler continûment à sa survie. Combustion et rétractation apparente du cosmos et renflement du noyau central, de la cellule Terre qui s’est alors segmentée en quatre blastomères correspondant aux saisons, printemps au nord-est/est, été au sud-est/sud, automne au sud-ouest/ouest, hiver au nord-ouest/nord, donc à des états différents de ce qu’on appelle la Nature, donc à des états différents de l’Homme des champs et de son activité, semailles, cueillettes, moissons, abattage du bois. Installation d’un temps cyclique, mais uniquement au niveau de la Terre et de l’Humain, naissance, mort, renaissance de l’Homme qui est rentré dans la danse, de ce qu’il représente, l’ensemble des créatures, et de ce qui l’environne, la végétation par bouquets de deux ou trois arbres sous lesquels on travaille, on se repose, et puis on meurt. Il y a beaucoup d’hostilité là-dedans, les vapeurs délétères que s’efforcent de dissiper les vents, une sorte de busard qui s’acharne sur une charogne, et puis une certaine douceur pourtant, assoupissement à côté de paniers remplis de fruits, fines pluies rafraîchissantes déversées par des petits nuages bien sombres alors que l’on termine les moissons. C’est là une amorce de représentation calendaire, infiniment moins précise mais également moins classiste que celle qui sera proposée, plus tard, ô bien plus tard, par les frères de Limbourg, que vous avez déjà mentionnée je crois (1), mais beaucoup plus poétique à mon sens, et surtout l’image, par effet loupe, de la mécanique terrestre en tant qu’engrenage central de celle de l’Univers, et aussi l’image d’une véritable cible pour la parole du dieu des chrétiens. Donc, temps cyclique pour l’Homme agricole, l’Homme du précapitalisme, temps des anciens temps ou temps des sociétés désespérément archaïques, temps qui n’est pas LE mien. Cette quatrième image cosmologique est aussi une illustration de la viridité, concept clé d’Hildegarde von Bingen. « Viriditas », la viridité, c’est l’énergie vitale, le jaillissement de la sève dans les veines des arbres au printemps, le rougissement des fruits et l’éclatement des épis, la dilatation du sexe universel, l’éclosion des forces tant naturelles que spirituelles impulsées par le divin, ce qui faisait déjà frissonner l’œuf cosmique comme un œuf que l’on aurait mis à durcir dans une casserole d’eau bouillante, et qui se traduit ici par l’explosion de la biosphère, sa folle excroissance, qui la conduit à cannibaliser toute la sphère aérienne. Avec l’arrivée du temps, les espaces se trouvent placés en concurrence, et l’Homme, après un certain péché originel, a été ravalé au rang de simple particule de l’Univers. Un homme déchu, comme avant lui les anges putschistes, qui ne saurait plus être son réceptacle à l’Univers. Donc, la géosphère, cette boule de matière inerte pourtant en proie à une monstrueuse copulation cosmique que s’évertuait à dissimuler l’Homme universel en se tenant debout les bras en croix, pudiquement devant, support d’une biosphère luxuriante, fruit de cette copulation, théâtre d’opération de la viridité et jardin de l’Homme temporel, cerclé d’une noosphère aux dimensions du cosmos et saturée de la parole divine, du logos, voici l’ultime univers soumis à notre contemplation par Hildegarde von Bingen, abbesse du siècle douze mais femme intemporelle car dotée d’un esprit et d’une curiosité universels. Concernant la Noosphère, gigantesque parce qu’à l’échelle du cosmos chez Hildegarde, j’aurais tendance à penser qu’elle correspond davantage aux conceptions de Pierre Teilhard de Chardin (2), qu’à celles de Vladimir Vernadsky (3), car trop « matérialiste historique » ce dernier…Enfin, selon moi. Je dois le dire tout de suite aussi, je n’ai pas non plus exactement la même structure d’esprit que Teilhard…un jésuite, vous pensez bien ! Mais, son développement de l’idée de Vernadsky à propos de la Noosphère est pour le moins digne d’intérêt. Deux mysticismes en principe opposés qui se complètent. C’est drôle ça! C’est Vernadsky qui a un peu systématisé les choses, je veux dire les différentes couches, les différentes sphères, qui constituent l’écorce et l’enveloppe terrestre, la Biosphère et la Noosphère, entre autres, mais ce point est pas mal discuté. Certains disent c’est un tel, d’autres disent non c’est tel autre. Peu importe, mais la belle idée de Noosphère c’est bien à lui qu’on la doit, Vladimir Vernadsky ! Les produits de l’activité humaine, qu’ils soient strictement matériels, machines ou constructions, ou purement intellectuels, livres ou partitions musicales, de quelque époque qu’ils soient, ne disparaissent jamais mais « montent vers le cosmos » pour envelopper la Terre, en tant qu’idées bien sûr. C’est là la Noosphère version Vernadsky. Certains individus exceptionnels, dotés d’une exceptionnelle hauteur de vue, cela va sans dire, peuvent avoir en permanence accès à cette « nappe pensante », ou enveloppe de pensées, et piocher dedans selon que de besoin. Teilhard, part d’une autre position, une position dématérialisée (4). Il ne se situe jamais, ou presque, au niveau de l’individu mais à celui de l’espèce, l’Humanité, c’est-à-dire la conjonction de tous les individus. Alors que les animaux au cours de l’évolution n’ont fait que mécaniser leurs organes, l’Homme cérébralise tout. C’est le « fameux roseau pensant » de Pascal, biologiquement fragile mais intellectuellement et inlassablement actif. Il réfléchit sans cesse, il a conscience de cette réflexion, et il se replie sur lui même pour mieux réfléchir encore. Comme tous les Hommes réfléchissent ils se replient tous et, comme le décrit si joliment Teilhard, « ils tombent tangentiellement dans un champ d’attraction qui les précipite les uns vers les Teillhard de Chardinautres ». L’Humanité s’étant répandue sur tous les continents, une « humanité planétisée » ou en cours de planétisation, les Hommes repliés s’enroulent autour de la Terre, enroulement dû « au phénomène psychique de la Réflexion », et leurs pensées s’agglutinent entre elles jusqu’à former…la NOOSPHÈRE. Il y a donc une base biologique de la Noosphère qui compose avec l’Humanité dont elle est issue un super-organisme qui se développe au dessus de la Biosphère, et qui l’enveloppe. C’est « l’enveloppe de substance pensante », quelque chose comme un super-cerveau. Teilhard utilise beaucoup le qualificatif « super » pour exprimer ce qui dépasse, ce qui excède le commun. Pour en revenir à la Noosphère, puisque c’est le sujet, elle est dynamique. Elle libère de « l’énergie spirituelle », elle « rayonne » psychiquement, c’est « une immense machine à penser », nous dit encore Teilhard, elle fait émerger de la… COMPLEXITÉ, et cette complexité alimente la Réflexion et la conscience des Hommes. On retrouve donc le sacro-saint enchaînement action-rétroaction-action mais il faut ici remplacer le terme « action » par celui de « réflexion ». Quoique !...A bien des égards, la Réflexion peut être considérée comme un travail, donc comme une action ou une série d’actions. Elle conduit aux inventions, et toute invention, précise Teilhard, résulte non pas de la « sommation » mais de la « synthèse » des consciences des Hommes. Parlant du réseau télévisuel et radiophonique de son époque, qu’il qualifie « d’extraordinaire », il dit qu’il relie les Hommes dans « une sorte de co-conscience “éthérée” ». Il va plus loin encore, probablement trop loin, en évoquant à son propos une possible anticipation, je cite, d’une « syntonisation directe des cerveaux au moyen des forces encore mystérieuses de la télépathie ». Beaucoup ont cru voir, et croit voir encore, un visionnaire dans Teilhard, sorte d’Hildegarde du siècle vingt en quelque sorte, ou pour le moins un penseur qui aurait eu l’intuition de l’Internet et de la Mondialisation, ou de la Globalisation libérale pour employer vos mots, puisqu’il discerne déjà dans la cybernétique naissante un formidable accélérateur de la pensée, qu’il prédit que toutes les machines seront liées entre elles, et que « la terre s’éveillera demain pan-organisée ». Il évoque en effet LE « réseau (un réseau mondial) des liens économiques et psychiques [qui] se tisse et nous enserre, et nous pénètre plus étroitement sans cesse ». Mais, ce que je lui reconnais, moi, c’est sa conscience de la complexité, et d’une complexité croissante avec la montée de la conscience, ce qui en fait l’un des tout premiers penseurs postmodernes. « Dans ce spectacle, tout se tient et tout se raccorde avec le reste de l’Univers », conclut-il. Pas si mal que ça pour un curé ! Mais, la Noosphère d’Hildegarde n’émane pas des Hommes puisque tout l’Univers est Dieu, à moins…à moins que l’on finisse par admettre que ce sont les Hommes qui ont créé Dieu et non l’inverse, et c’est de la sphère la plus éloignée de la Terre, de la roue de flammes rouges, Redshift déjà (5), qu’une main émerge et déploie le long phylactère blanc à destination de la petite nonne encellulée, encapsulée j’ai failli dire, qui maintenant lève à peine les yeux vers l’IMAGE afin de recopier sagement la Parole écrite que lui tend la main divine.

    Tout de même, on aura beau dire, l’Université c’est quelque chose ! L’Université à l’ancienne j’entends par là. Il en sortait, et il en sort encore, de sacrés beaux cerveaux ! Dire qu’il y en a beaucoup qui font tout pour la réduire, l’Université, à une sorte d’usine fabriquant des petits robots pour les patrons ! etc. etc. Est-il encore nécessaire de préciser que, tout au long de son brillant exposé, le Maître en modernité n’avait eu de cesse de consulter son petit carnet et d’y puiser des citations et des réflexions personnelles, et ceci avec une vitesse et une dextérité qui tenait du prodige…ou du miracle, c’est selon. A aucun moment, je ne m’étais senti autorisé à intervenir car c’était tellement beau ce qu’il racontait !… Et c’était bien loin d’être terminé !

    Tout ce que vous venez de me raconter est absolument captivant, déclarai-je au Maître en modernité avec un enthousiasme non feint. Il y a peu, en feuilletant un ouvrage philosophico-scientifique, je suis tombé comme par mégarde sur cette curieuse image de l’Homme universel fabriquée par Hildegarde, et je dois avouer que j’ignorais totalement qu’il pût y avoir trois autres enluminures illustrant d’aussi merveilleuse façon la cosmogonie/cosmologie médiévale, poursuivis-je en profitant d’une pause qu’il s’était fort légitimement accordée. Je suis toujours très frappé, comme pas mal de gens du reste, « Qui  ça ?», ne manquerait pas de demander l’Encyclopédie en ligne, mais peu importe, je suis toujours surpris par le fait que le Christianisme paraisse puiser ses principes davantage dans le Veda et les Upanishads, et puis aussi dans cette manière d’évangile qu’est la Bhagavad-Gitâ, plutôt que dans la Bible. Le Christianisme aurait donc, selon quelques autres et moi-même, plus à voir avec l’Hindouisme qu’avec le Judaïsme d’avec lequel pourtant il a fait schisme, influences hindouistes dont témoignent les images d’Hildegarde von Bingen que vous avez si bien commentées, évidemment. L’Hindouisme n’est pas la religion d’UN livre mais la religion DES livres, qu’on se le dise ! Le Veda à lui seul en regroupe quatre, le Rig-Veda ou Véda des strophes, le Yajur-Veda ou Veda des formules, le Sâma-Veda ou Veda des mélodies, enfin l’Atharva-Veda qui est consacré à la magie, livres qui seront accompagnés, commentés, ou complétés, par les Brâhmanas, explication de rites et de formules, les Upanishads, approches plus philosophiques et donc plus spéculatives des précédentes écritures, et puis tout un tas de traités de droit civils et religieux, tels les Âranyakas, les Purânas, les Sûtras, et j’en oublie. Ce sont là des textes qui ont fait l’objet d’une transmission orale puis qui ont été progressivement transcrits par les scribes, tel le mythique Vyâsa, textes qui comptent parmi les plus anciens de l’humanité, composés plus de mille ans avant l’ère chrétienne pour une partie d’entre eux. Il ne s’agit pas ici de vous faire un exposé sur l’Hindouisme, car je ne parviendrais pas à me hisser à la hauteur d’un tel sujet, loin s’en faut car…il est compliqué ce sujet, mais je tenterai d’en extraire plutôt quelques aspects en rapport direct avec les « visions » d’Hildegarde, me semble-t-il, et avec le Christianisme, bien sûr. Dans le Veda, on trouve un panthéon d’une grosse trentaine de dieux, de nature tectonique ou carrément céleste, dont Agni qui est le feu, feu des foyers allumés par les Hommes, feu du soleil évidemment, mais aussi feu qui couve au cœur même de la matière, que celle-ci soit inerte ou vivante. Parmi tous ces dieux il y a en a un donné comme principal, Indra, mais ce n’est pas totalement l’Être suprême, enfin tel qu’on peut le concevoir. Non ! Ce qui est beaucoup plus intéressant à mon sens c’est se qui se cache derrière toutes ces figures divines, BRAHMAN, une abstraction pure, le principe universel lui-même, un principe totalement neutre qui est à l’origine de tout et du Tout. Brahman est l’âme universelle dans laquelle se fond, l’ÂTMAN, l’âme individuelle. En fait, on ne peut pas les distinguer du tout, l’Âtman étant totalement identique au Brahman, autrement dit le microcosme est parfaitement identique au macrocosme. On parle de non-dualité de l’Hindouisme, cette non-dualité renvoyant au monisme futur que vous avez déjà évoqué en tant que principe de base « hildegardien ». L’Hindouisme et Hildegarde faisaient du monisme sans le savoir, comme monsieur Jourdain de la prose. En fait, Brahman est la seule réalité, la vérité suprême, et l’Univers n’est qu’une illusion qu’il a créé pour se distraire. Il l’a créé par l’effet de la Mâjâ, une énergie qui émane de lui et qui développe les phénomènes, les apparences illusoires plutôt, au sortir de l’unicité primordiale, la Pradhâna. La question de la réalité et de la vérité, question qui traverse parfois nos conversations, le plus souvent de mon fait, j’en conviens, hante littéralement la pensée hindouiste de toutes les époques. C’est là une question primordiale. Brahman est l’absolu et LA vérité, et la Mâjâ n’est qu’une fabrique d’illusions. Pour ma part, je considère que Brahman est une invention fantastique, le premier vrai concept de l’humanité, et quel ! Le principe créateur et non pas le dieu créateur. Mieux ! Brahman est non seulement le premier concept de l’Humanité mais c’est aussi le premier concept MODERNE de par sa beauté et son intemporalité mêmes. Concernant la Pradhâna, sorte de matière primitive ou de champ quantique de base, elle renferme trois qualités ou trois principes, on pourrait dire encore trois forces, les Gunas. Tout en haut, « sattva » qui est lumière, pureté, harmonie, au milieu, « rajas » qui est désir, passion mais aussi action, tout en bas « tamas » qui est ténèbres, ignorance, bestialité. Ces trois forces sont les constituants de tout, matière et esprit, et donc les cinq éléments fondamentaux de l’univers, feu, air, eau, terre et éther, viendront d’elles, les Gunas. Tout est question de dosage. Au sortir de l’époque védique, il n’y a pas réduction du panthéon comme on aurait pu s’y attendre, bien au contraire, mais émergence d’une trinité, la « Trimûrti », Brahma, Vishnou, Shiva, qui viendra coiffer les huit « gardiens du monde », plus conventionnels dira-t-on, représentant le soleil, la lune, le feu, les eaux, la pluie, le vent, la mort et les enfers, les richesses. La Trimûrti est la seconde grande invention de l’Inde, le second concept après Brahman, que s’appropriera bien sûr le christianisme, quoique !...On y reviendra. Brahma, Vishnou et Shiva représentent les trois faces du divin, ses trois formes, ce qui veut dire qu’avec la Trimûrti l’Inde a entamé sa grande marche en avant vers le monothéisme, mais aussi le grand recul par rapport au sublime concept, Brahman le principe créateur donc universel. Qu’on se souvienne. Vishnou était assoupi, indolemment étendu sur un océan idéel qui ondulait comme un cobra tranquille, lorsque jaillit de son nombril un œuf, certains affirmeront qu’il s’agit d’un lotus, moi je préfère un œuf, qui donnera naissance à Brahma le créateur de l’Univers à partir des éléments issus de l’alchimie des Gunas. Si on se reporte à la première image cosmogonique d’Hildegarde, celle du Scivias, c’est cet œuf, le Brahmanda, qui nous est donné à voir sous une forme ardente et bouillonnante. L’univers qui s’élabore est encore quelque peu en vrac d’où l’affolement apparents de certains des « gardiens du monde », partout le feu qui dévore, les eaux agitées par la tempête, les vents hallucinés et crachoteurs. Seuls le soleil christique et la lune ecclésiale parviennent à aligner calmement les cinq autres planètes sages. Il s’agit là d’un fracas énergétique, tout un désordre en cours d’ordonnancement. Temps éphémère de Brahma ! Au milieu de tout ce tumulte, de ce brouhaha, Vishnou s’est réveillé enfin. C’est lui le Grand ordonnateur qui dessinera les plans, expliquera le travail, définira la tâche de chacun, fera construire l’échafaudage du Monde, peut-être la « cage d’acier » entrevue plus tard par Max Weber à propos du Capitalisme, on en reparlera de Weber, mais ici plutôt en or la cage théologique, stabilisera le grand Tout avec l’aide d’un archange, tout rouge sous l’effort de soutènement, car moi dans cet essoufflé écarlate je me refuse à voir le Christ des Chrétiens. Mais déjà le Shiva androgyne qui prépare sa danse en prenant les justes mesures de la scène où il doit se produire, autrement dit l’Univers. Ou encore, car l’Inde bien avant la Chrétienté dispose de son Homme universel, le Purusha, l’Homme cosmique que les dieux sacrifièrent pour donner naissance à toute les formes de vie et aussi aux Varnas, les castes qui continuent de structurer la société indienne, il faut bien le reconnaître. Difficile le cas du Purusha, car il est à la fois un et multiple, et c’est aussi une autre forme de l’énergie divine. Ici, dans l’image d’Hildegarde, ce crucifié pourrait être Brahma devenu totalement inutile après la création, car il est dit je ne sais plus trop où que « la création est le sacrifice de Brahma », et, dans tous les cas, c’est le Christ qui lui n’a crée rien mais qui, par son martyre, purge l’âme des Hommes du péché, la purifie. Première vision cosmologique du « Liber operum ». Temps long de Vishnou, organisateur du Monde et contrôleur du Dharma. Mais, avant d’aller plus avant il faut s’arrêter un peu sur cette image du Shiva dansant, Shiva-Nataraja, bien que cette danse il ne l’ait pas encore engagée dans l’enluminure du « Liber operum », mais il va le faire. On la pressent inévitable. Après la forme créatrice du divin, Brahma, sa forme organisatrice, Vishnou, on veut voir en Shiva sa forme destructrice, ce qui est à la fois très séducteur et beaucoup trop réducteur. Shiva est le temps dont le cours est marqué par sa danse, et aussi la sexualité que celle-ci soit désir et plaisir ou productive, donc triviale, génitalité. L’une de ses représentations est le Lingam, le phallus stylisé, souvent et naturellement associé au Yoni, le sexe féminin, comme vous ne l’ignorez pas puisque vous-même avez évoqué l’Univers/Yoni. Le sexe de l’homme divinisé, donc le plaisir de celui-ci sacralisé mais, en même temps, la possible punition, majeure cette punition, la castration, mais pourquoi ?...Avec la religion il faut toujours punir les Hommes même si ceux-ci ne comprennent pas bien pourquoi. Il y a une culpabilité originelle. Enfin ! Dans l’image de bronze bien connue, Shiva danse frénétiquement, tout frétillant de ses quatre bras, dans un cercle de flammes, confins du Monde illusoire ou succession des cycles cosmiques, écrasant du pied droit le nain de l’ignorance tout en levant gracieusement la jambe gauche. Dans sa main droite supérieure il tient un tambour en forme de sablier qui accompagne sa danse et fait tourner la roue du temps, et dans sa paume gauche supérieure s’élève Agni, cette fois-ci feu destructeur du Monde. Ses deux mains inférieures battent de façon un peu maniériste déjà, comme celle d’une Vierge effarouchée par l’Annonce qui lui est faite, pour donner le rythme. L’ample diadème fiché dans son chignon lui donne un air de papillon inquiétant. Sorte de chevelure toute tortillée de la Gorgone dans laquelle est prise comme dans une toile Ganga, la fille de l’Himalaya, la mère de toutes les eaux, le Gange. Le tout, Shiva et l’Univers, jaillit du cœur d’un lotus amplement ouvert, tel un énorme pistil. Moi, je préfèrerais que ce soit d’une coquille d’œuf qu’il surgisse le pistil, mais un pistil dans une coquille d’œuf ?…Il arrive que Shiva ceigne sa taille d’un cobra, sans doute pour montrer que sa danse est tout sauf innocente. Enfin ! On me dira, mais l’Homme Universel d’Hildegarde n’a que deux bras…C’est vrai ! Mais l’Homme de Vitruve de Léonard en a bien quatre, rétorquerais-je, et quatre jambes aussi. Si on y regarde bien, dans toutes ces danses géométriquement gymniques ou frénétiquement ondoyantes, au milieu de cercles en feu ou délimités à l’encre rouge, sont avant tout un gigantesque acte sexuel, une fornication cosmique, la grande fécondation universelle et fondamentale, selon vos propres mots, que ce soit chez Hildegarde, chez Léonard de Vinci, ou avec Shiva. Et puis quelqu’un trouva, le mythique Vyâsa peut-être, qu’il fallait enfin apporter une superbe conclusion aux Vedas, et de construire alors tout un système philosophique reposant sur un trépied constitué des Upanishad majeures, du Brahma Sûtra et de la Bhagavad-Gîtâ. L’omniprésence et l’omnipotence de Brahman sont fermement affirmées dans les Upanishad, support théorique de l’Hindouisme, sa pierre angulaire, et le Brahma Sûtra, sorte de synthèse de textes autour du concept suprême, mais une espèce de révolution éclate avec la Bhagavad-Gîtâ qui marque le grand retour d’une certaine réalité du Monde au travers du Vishnouisme. La Bhagavad-Gîtâ, le chant du Seigneur, est le cœur de diamant pur du Mahâbhârata, ce poème épique considéré dans toute l’Inde comme le cinquième Véda, dans tous les cas le plus long poème de l’Humanité, des milliers de pages. Qu’on se souvienne ! Au niveau manifeste, le sujet du Mahâbhârata est la dépossession sur la base d’une partie de cartes truquée pour laquelle les mises sont faramineuses, extorsion suivie d’une reconquête de ce que de droit à l’issue d’une fantastique bataille entre deux clans rivaux constitués de cousins, les Pandavas et les Kauravas. Au niveau latent, c’est l’histoire d’une des multiples crises du Dharma, c’est-à-dire d’une brisure de l’ordre socio-cosmique, la plus grave probablement. Le Dharma est la troisième grande invention de l’Inde. Le Dharma c’est l’ordre, la loi, le devoir. Chaque Varna, chaque caste, celle des brahmanes, celle les ksatriyas, celle des vaysias, celle des sûdras, a son propre dharma, son propre devoir. C’est là une partie du problème traité par le Mahâbhârata, la confusion, voire le mélange, des castes à un moment donné, chacun ambitionnant ce qu’il croit être le pouvoir de l’autre, et tout aussi grave l’incarnation et la prise de parti, pour un camp ou pour un autre, des deva, des divinités tout à fait secondaires ou des anges, on ne sait pas trop, et des asuras, des démons qui sont un peu des « particules virtuelles » de l’Hindouisme car, en général, ils disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Un désordre épouvantable, on ne sait plus qui est qui, une brisure de Dharma ! Madeleine Biardeau fait remarquer que « le dharma [est] un point d’équilibre instable entre deux désordres » (6) car la crise du Dharma est une crise infiniment répétitive. Pour résumer, le Dharma c’est l’harmonie de l’Univers qui passe par le respect de son devoir par chacun. Dans notre contemporanéité cela prête forcément à méditer ! Chaque crise du Dharma réveille Vishnou, le protecteur du Monde ou de l’Univers, comme on voudra, et il s’incarne aussitôt pour remettre de l’ordre dans les affaires, c’est-à-dire pour rétablir l’ordre socio-cosmique. Vishnou créé des avatars autant que de besoin. En l’occurrence, je veux dire dans le KrishnaMahâbhârata, il prend la forme de KRISHNA. Dans la morne plaine de Kurukshetra, au moment de lancer le premier trait de feu avec l’arc d’Agni, et donc la grande bataille, Arjuna, la FORCE des Pandavas, est saisi d’angoisse car lui il craint d’enfreindre son devoir, son dharma de ksatriya, en conduisant au massacre de ses cousins, de ses maîtres d’armes et de ses précepteurs tant aimés. Aussi réclame-t-il à Krishna, qu’il a choisi pour aurige, son enseignement. C’est le début de la Bhagavad-Gîtâ, le cœur de diamant pur du Mahâbhârata, le dit le plus sacré de tout l’Hindouisme. Mais il faut encore préciser quelques petites choses avant de s’engager plus avant. La caste s’acquiert par la naissance. Le devoir du né brahmane est d’apprendre et d’expliquer le Veda ainsi que de pratiquer le rituel sur lequel il dispose d’un monopole absolu. Le devoir du né ksatriya est également de connaître le Veda, de savoir le réciter mais non de l’enseigner, et surtout d’acquérir la « science » de la guerre pour protéger les autres castes, en premier lieu les brahmanes. Les vaysias ont un rôle strictement économique, charge de la production agricole et du négoce, et les sûdras, sont au service des trois autres castes. Ce sont leurs dharmas respectifs, aux vaysias et aux sûdras. Dans l’intrigue du Mahâbhârata, il y a confusion des dharmas, nombre de brahmanes adoptent un comportement de guerriers et agissent comme tels tandis que nombre de ksatriyas disputent leur pouvoir spirituel aux brahmanes. Davantage perturbateur de l’ordre social est le « métissage » des varnas, c’est-à-dire les unions fertiles de deux castes, brahmane et ksatriya par exemple, qui engendrent les sûtas. Le Mahâbhârata fourmille de sûtas. En règle générale, le Dharma n’admet pas le mixage de castes de quelque nature qu’il soit. Une autre grande question est celle de la « sotériologie » hindouiste, autrement dit de la théorie du salut propre à cette religion, autrement dit encore de l’échappement à la « roue des renaissances », le Samsâra, ou bien encore de la libération définitive de la dure loi du Karma. Le Karma est le quatrième concept de l’Hindouisme, une invention tragique, un système policier pour l’âme. Personne n’échappe au karma, ni les Hommes, ni les dieux. Qu’on se figure un livre de comptabilité spirituel, avec pour chaque âme une manière de « compte en T » au crédit duquel seraient enregistrées les bonnes actions et au débit les mauvaises. L’Inde croit en la transmigration des âmes, la métempsycose, on l’a fait comprendre en évoquant le Samsâra, et dans une certaine mesure elle croit aussi en la métensomatose, c’est-à-dire à la migration d’éléments du corps et du psychisme qui lui est lié dans un autre corps, mais dans une certaine mesure seulement, la métensomatose relevant plutôt de l’hétérodoxie Bouddhiste. Une vie, une incarnation, ne vaut rien en soi et le Seigneur Krishna le rappelle à Arjuna : « …les contacts de la matière, donnant froid et chaud, plaisir et peine, viennent et vont impermanents…De même qu’un homme jette des vêtements usés pour en revêtir de neufs, de même l’être incarné jette les corps usés et entre en de nouveaux corps » (7). C’est la police du Karma qui impose la forme de la réincarnation et cette dernière est toujours douloureuse, déjà parce qu’il faut mourir ce qui signifie souffrir, et puis aussi il faut toujours tout recommencer à zéro ce qui entraîne beaucoup de fatigues et pas mal d’autres souffrances encore. Par conséquent, il faut absolument échapper au Karma en empruntant l’une ou l’autre des voies de la délivrance, la stricte observance des règles védiques, les pratiques ascétiques, la Connaissance, le Yoga. Beaucoup, et pas des moindres, estiment que s’est mise en place une véritable « éthique de la non-action », renoncement à l’action pour ne pas en faire de mauvaises, et même renoncement au Monde, le grand incitateur à l’action, part de pseudo-libre arbitre, comme part du feu, abandonnée par un système sur-déterministe, le Karma.

    Ce fut à mon tour de reprendre mon souffle, longuement je dois l’avouer, et puis…

    Lui, Max Weber, l’un de ces érudits qu’Allemagne, après la Grèce, a produit en abondance, repris-je un peu pompeusement je l’admets, Ah la belle figure de Novalis que vous m’avez donnée à voir ! Allemagne qui, au nom d’Europe, a massacré la Grèce, Ah pourtant la belle figure d’Hölderlin que vous m’avez montrée, « …ne m’attend plus peut-être que le couteau du chasseur pour qui nous autres Grecs sommes une proie aussi tentante que le gibier des forêts » (8), Max Weber donc, l’un des fondateurs de la République de Weimar, éphémère république d’Allemagne qui, au profit du Capital, a massacré les héritiers du rebelle thrace, Ah Rosa, une sacrée femme elle aussi ! (9) pourtant Max Weber, certes héritier de Nietzche mais bien plus encore de Karl Marx, n’a cessé de soupeser les religions et les sociétés qui les sous-tendent, ou qui en sont le produit, pour jauger de leur porosité respective au Capitalisme et à sa rationalité. Aussi a-t-il analysé la société indienne à l’aune de l’Hindouisme et de ses hétérodoxies, le bouddhisme et le jaïnisme (10). Il ne s’est pas senti très inspiré par le sikhisme. He bien, Weber est formel ! L’Inde, celle d’avant la colonisation britannique, était absolument hermétique au Capitalisme. En cause la rigidité du système des castes, bien sûr, mais aussi et surtout la crispation sur la DÉLIVRANCE, la soumission au désir ardent de « se soustraire aux liens qui enchaînent… à la causalité du Karman et à la roue du monde [le Samsâra] ». Et d’ajouter aussi que « la délivrance brahmanique…est toujours une délivrance par rapport au monde », autrement dit la délivrance passe par le RENONCEMENT au Monde. Ainsi, le brahmane « parfait » est-il un renonçant, un ascète qui, loin du Monde, habite dans les bois. Dans ces conditions pas de capitalisme possible, l’éthique des hindouistes de l’Inde étant diamétralement opposée à celle des protestants d’Allemagne. En Inde, tout tourne autour de la question du salut de l’âme, pas de celle du gain d’argent. On cite bien trop souvent cette maxime attribuée à Kafka, à savoir que « le Capitalisme est un état du monde et un état de l’âme ». C’est faux ! Le Capitalisme est dépourvu d’âme et détruit le Monde ! Le Capitalisme est l’ultime manifestation de la cruauté de Sapiens, l’Homme moderne comme ils disent. Pas moi !

    Donc, sur le champ de Kurukshetra, assis devant son char entre deux armées, il faut imaginer Arjuna écoutant « respectueusement » l’enseignement de son maître, le Seigneur Krishna, comme le prescrit le Yoga. La question n’est pas mince. Faire la guerre et donc participer au Monde au risque de ne pas être délivré, ou obtenir la délivrance par la contemplation et donc renoncer au Monde. Shri Krishna expliqua alors ce qu’est son dharma à Arjuna : « …en vérité pour un ksatriya, il n’y a rien de plus désirable qu’un juste combat…Ayant reconnu comme égaux le plaisir et la souffrance, le gain et la perte, la victoire et la défaite, prépare-toi pour le combat ;…T’étant pénétré de cette sagesse…tu briseras les chaînes du karma », et puis « Les Védas nous parlent des trois attributs, libère-toi des gunas, ô Arjuna… » et enfin « C’est l’action seul qui te concerne, jamais ses fruits…Le yoga est l’art dans l’action ». Le Yoga dont parle Krishna n’est absolument pas celui que les petites bourgeoises d’Occident pratiquent dans leur salle de fitness favorite, bien que ce dernier ait pu faire quelques emprunts au premier, les méthodes respiratoires par exemple. Il ne s’agit pas de se sentir mieux dans sa peau en cherchant à réduire ses angoisses existentielles, ou sentimentales, par des exercices davantage sportifs que méditatifs, hédonisme simpliste évidemment, mais plutôt d’établir une relation privilégiée avec le divin et même de se dissoudre en lui. Le Yoga est l’enfant légitime du Veda même si on peut trouver dans son génome quelques traces de pur chamanisme. Il repose sur un certain nombre de pratiques physiologiques et psychologiques qui favorisent la méditation conduisant à quelque chose d’assez proche du « calorisme novalisien », « la chaleur ascétique », et puis, à son degré ultime, la susdite fusion, point que Krishna développera amplement dans la Gîtâ. Une extension singulière du Yoga est le Tantrisme avec sa notion de « nœuds énergétiques », sorte de nœuds directeurs du système psychique de l’Homme, ou de seuils de conscience à franchir pour atteindre « l’union mystique avec Brahman ». L’image pourrait être celle d’une déesse-cobra, forme d’énergie cosmique internalisée, qui se livrerait à une ascension ondoyante du corps, partant du bas-ventre, siège de l’inconscient et de l’ignorance, pour atteindre le sommet du crâne, siège de la pleine conscience et de la totale connaissance, en franchissant préalablement six portes, lesdits « nœuds énergétiques ». Le Tantrisme est probablement plus ésotérique et parfois nettement plus sexualisé que le Yoga. Pour devenir un « yogi harmonisé », selon Krishna, il faut déjà dominer les Gunas, parvenir à les contrôler. C’est une première étape. Il ne faut ressentir ni jouissance, ni souffrance, ni désir, ni crainte, ni colère, autrement dit il faut se dégager totalement des passions. Mais il ne faut jamais renoncer à l’action. La création des castes s’est accompagnée d’une distribution des Gunas et des actions. Ce n’est pas l’Homme physique qui agit mais l’esprit qui est en lui. Il faut que l’action soit juste, c’est-à-dire dégagée des passions, car les Gunas poussent à l’action qu’elle soit bonne ou mauvaise, et qu’elle corresponde au dharma de la caste. On notera que c’est par l’action que Vishnou protège le Dharma, par exemple en prenant la forme de Krishna lors de la crise du Mahâbhârata. « Pour la protection des bons, pour la destruction de ceux qui font le mal, pour le rétablissement ferme du Dharma, je renais de siècle en siècle ». Le sacrifice des sens et des biens, le renoncement aux passions, est action. Il faut donc agir par le sacrifice de ses passions, idée qui sera amplement reprise par le monothéisme chrétien, mais aussi agir selon son dharma, c’est-à-dire pour le ksatriya faire la guerre lorsque celle-ci est nécessaire, lorsque la guerre est juste. L’action est la première voie du Yoga. La connaissance est la seconde voie et cette connaissance est celle de la double nature de Krishna.

    « Le Seigneur béni dit…

    La terre, l’eau, le feu, l’éther, l’air, l’intellect, la raison et l’égotisme aussi, telle est la division octuple de Ma nature.

    C’est ma nature inférieure. Connais mon autre nature, la nature supérieure qui est l’élément-vie, qui supporte l’univers…

    Dans l’eau, Je suis le goût,…, Je suis la lumière dans la lune et le soleil ; la parole du pouvoir dans tous les Védas, le son de l’éther, et la virilité dans les hommes…

    Des lettres Je suis A et le Binaire des mots composés ; c’est Moi qui suis le Temps infini ; Je suis le Dieu dont la face est tournée de tous côtés. »

    Cette dernière déclaration est à rapprocher de ce que Jean entendit quand il reçut LA révélation dans son exil de Patmos.

    « Je suis l’Alpha et l’Oméga, le commencement et la fin, dit le Seigneur, qui est, qui était et qui doit venir, le Tout-puissant » (11).

    Troublant !

    Et Krishna de conclure : « Et je suis la mort dévorante et l’origine de tout ce qui va naître…l’Homme immémorial…l’éternel Purusha.»

    En gros, il endosse tous les rôles, Brahma, Shiva, le Purusha, la parole véhiculée par les Védas, autrement dit le logos, etc. etc., en montrant cette double nature et en donnant « l’œil divin » à Arjuna pour contempler son IMAGE SUPRÊME, Vishnou.

    Vishnou est le père de tout et du Tout et Krishna son avatar est assimilable au Christ. Krishna ne fait pas partie de la Trimûrti, évidemment, donc la Trinité chrétienne se résume en fait à un duo, à deux formes du divin, Dieu et son esprit saint, le vent logophore que vous avez mentionné à plusieurs reprises, puisque le Christ est l’avatar du dieu des chrétiens venu sur terre pour purifier, par son sacrifice, l’âme des Hommes de leurs péchés, les « racheter » dit-on, formule un peu capitaliste déjà, non ?

    Je repris mon souffle une nouvelle fois, assez longuement là encore, et puis…

    Pour en revenir à Hildegarde von Bingen, et si j’ai bien compris la description que vous avez faite de sa troisième enluminure d’ordre cosmologique, la seconde du « Liber operum », je verrai bien dans tout ceci quelque chose de l’ordre de la représentation de ce que je viens de raconter. L’Univers parfaitement organisé par Dieu/Vishnou, vents logophores totalement domestiqués qui crachotent vers les roues de feu comme pour en huiler le mécanisme, tout est nettoyé, un ciel qui s’éclaircit simplement rafraîchi par de douces ondées, jusqu’à l’éther qui a été débarrassé de la poussière d’étoiles qui le souillait, le Tout est parfaitement équilibré, le Purusha/Krishna, sorte de Christ pantocrator, qui s’offre en maître de cérémonie pour un lever de rideau harmonieux sur les tréteaux du Monde, et Hildegarde en Yogi harmonisé qui remplit consciencieusement son devoir, son dharma de brahmane/scribe tel le mythique Vyâsa, en transposant en mots cette image pour les Hommes de son temps.

    Avant la bataille de Kurukshetra, le Seigneur Krishna dit encore à Arjuna, l’archer magnifique, ces quelques paroles : « Et de tous les yogis Je tiens pour le plus parfait celui qui plein de foi, demeure toujours en moi et m’adore », et puis encore… « En pensant à Moi, tu surmonteras avec l’aide de Ma grâce tous les obstacles…De tout ton être prends en Lui [le Seigneur] un refuge; par Sa grâce tu obtiendras la paix suprême, la demeure éternelle… ; ne t’afflige pas Je vais te délivrer de tous les péchés ». Ainsi Arjuna, le ksatriya parfait, parfait parce qu’il aura compris son dharma, devint un yogi harmonisé, harmonisé parce qu’il aura reconnu son UNITÉ avec le divin.

    Tels furent, « dans les glorieuses Upanishads de la Bhagavad-Gîtâ, la science de l’éternel, l’écrit du yoga », les dix-huit dialogues entre Shri Krishna et Arjuna qui annoncèrent au Monde la naissance du MONOTHÉISME à l’usage de l’Inde, idée reprise partout ailleurs…ou presque.

    Max Weber, lui, aura bien compris le message de la Gîtâ et l’aura analysé, avec l’admirable érudition qu’on lui connaît, selon son propre filtre sociologique. Il en aura vu toute la portée à ce message, mais…il n’aura pas tout dit non plus, car il ne dit pas tout Weber ou pas complètement. Krishna se présente comme le Sauveur des chrétiens, le rédempteur. « En délivrant ceux qui ne trouvent refuge qu’auprès de lui, il pratique la grâce ». La GRÂCE, le Prâsada ! La grâce du rédempteur est l’élément clé du monothéisme. Le dieu, unique, distingue un individu méritant, c’est-à-dire un individu qui l’adore, et, selon Weber, c’est là l’expression du « besoin bourgeois » d’un ordre transcendant qui distribuerait des bons points à ceux de « l’élite » qu’il aurait distingué en faisant tirer la langue d’envie aux autres. Ceci il ne le dit pas Weber, car il ne dit pas tout ou pas complètement, mais il faut retenir la formule « besoin bourgeois ». Dans les faits, les ksatriyas, c’est-à-dire les membres de l’aristocratie indienne, ne pouvaient s’accommoder du renoncement au Monde comme planche du salut, non seulement parce qu’il y avait tension entre le dharma et le salut comme évoqué dans la Gîtâ, mais aussi parce que le Monde ce sont eux qui le dirigeaient. Les ksatriyas représentent la caste non seulement des chevaliers mais aussi des rois. Il fallait donc faire évoluer la sotériologie. Par ailleurs, les ksatriyas étaient porteurs du savoir sacré, l’enseignement du Veda, au même titre que les brahmanes qui détenaient le pouvoir spirituel. Il y avait donc concurrence, dans une certaine mesure, entre les détenteurs de la gnose. Le Védisme était très pur mais avec l’Hindouisme on commence à retrouver nos repères, à savoir la collusion, elle, tout à fait impure, entre le religieux et le politique. Tout superbe poème qu’elle puisse être, la Gîtâ rapporte aussi l’histoire d’une imposture. En tout cas, c’est mon point de vue. Il y a comme un coup de force de Vishnou-Krishna pour prendre le contrôle de l’ensemble de la sphère spirituelle, mettre à l’écart le sublime concept de Brahman, le fondre dans l’Âtman du dieu hominisé, remplacer le principe créateur et l’âme universelle par l’Esprit universel totalement antropomorphisé afin de mieux parler aux Hommes et être, en retour, adoré par eux. Vishnou/Krishna se revendique en tant que Prajâpati, le père de tous, dieux, démons et Hommes, de tout, l’ensemble de la création, et du Tout, l’Univers. En fait, il est l’Univers en son entier, et donc l’Univers est devenu réel puisque c’est lui, Vishnou. La Réalité surgissant de l’Unicité ! Seuls les tenants de Shiva persisteront à considérer l’Univers comme une illusion…Je crois…Enfin, je veux le croire.

    Pourquoi Dieu, ou les dieux, de quelque horizon qu’il(s) soi(en)t, éprouve-t-il, éprouvent-ils, le besoin d’être adoré(s) ? Voilà une question que je me pose souvent et pour laquelle je ne parviens pas à trouver de réponse satisfaisante, en dehors de la vanité si communément et si tristement humaine. Pourquoi réclame-t-il, réclament-ils, la dévotion, ce que l’on appelle la Bhakti en Inde ? Bien loin de l’Inde, de la Grèce et d’Allemagne, les dieux des futurs Maya-Quiche, les « Puissants du Ciel » réunis en conseil, éprouvèrent soudain un désir irrépressible de création, pour se divertir évidemment, mais pas seulement. Ils voulaient absolument être commémorés et ADORÉS. Oui, mais par qui ? Rien n’existait alors…ou presque. « Seul le ciel était…Seuls étaient la mer limitée, tout l’espace du ciel…Seulement l’immobilité, le silence, dans les ténèbres, dans la nuit… » (12). Aussi s’employèrent-ils à créer le Monde, à créer la vie, par la Parole, la parole fécondante. Ils firent surgir des eaux la Terre d’abord, puis les montagnes, plaines et ruisseaux, « naissance de la matière », puis les arbres, puis tous les animaux, ceux des montagnes, ceux des plaines, des ruisseaux et des arbres. Alors, les dieux demandèrent « aux cerfs, oiseaux, couguars, jaguars, serpents » de dire leurs noms et de les louanger. « Parlez, invoquez, adorez-nous », mais en réponse ils ne reçurent que des caquètements, des rugissements, des mugissements, des croassements, des sifflements. « Il ne se manifesta aucune forme de langage ». Il fut décidé que leur destin à ces bêtes serait dorénavant de s’entredévorer. Puis, les dieux façonnèrent avec la terre la première génération d’humains. Ça ne fonctionna pas davantage. Au premier vent tout se dispersait, à la première pluie tout fondait, et puis à chaque instant tout se ramollissait et s’effondrait. Cette humanité molle pouvait parler mais ne proférait que des sottises. Ni invocation, ni prière, ni aucune marque de dévotion. Alors, les « Esprits du Ciel » engendrèrent, toujours par la parole, la seconde génération d’humains. Ils « fabriquèrent » des Hommes en bois. Mais ce furent là gens bien trop rigides, ces « mannequins », ces « charpentés de bois », pour l’invocation, la commémoration et l’adoration, à l’esprit beaucoup trop secs pour avoir conservé la mémoire de ceux qui les avaient produits. Et puis, ils ne proféraient eux aussi que des sottises. Après en avoir fait du petit bois les « Esprits du Ciels » déclenchèrent le déluge pour nettoyer tout ça. Le conseil des dieux se réunit une fois de plus. Tous, exigeaient de leurs créatures qu’elles fussent intelligentes, infiniment plus que les générations de terre et de bois, mais, dans le même élan, ils se défiaient d’une possible perfection. Si l’Homme à venir s’avérait parfait, s’il était trop intelligent, il se croirait l’égal des dieux et ne voudrait donc pas les adorer. C’est ce qui arriva. Par pouvoir magique on se mit à pétrir le maïs, matière de l’Amérique, blancs et jaunes épis, et de cette pâte on en fit le sang et la chair de l’Homme, de quatre hommes plus précisément qui réunirent toutes les qualités et qui accumulèrent de gigantesques connaissances. « Ils virent tout, ils connurent tout le monde entier…Leur pensée dépassait le bois, la pierre, les lacs, les mers, les monts, les vallées ». Une fois encore, les dieux ne furent pas satisfaits de leur création. « Pas bon ce que nous décidâmes, dirent-ils. S’égaleraient-ils à ceux qui les ont faits, à ceux dont la science s’étend au loin, à ceux qui voient tout ? ». Les dieux amoindrirent considérablement la vision des Hommes, jetèrent un voile sur leurs yeux, qui ainsi perdirent « la Sagesse et toute la Science », mais en contrepartie ils leur procurèrent quatre magnifiques femmes. Alors les hommes les adorèrent…les dieux et les femmes. Ainsi naquit le peuple des Hommes de maïs, certes peuple du Guatemala mais plus encore origine de l’humanité en son entier. Le Popol Vuh, le Livre du Conseil, rapporte quantité d’autres choses, des guerres aux mobiles difficilement compréhensibles entre des divinités aux noms d’oiseaux ou d’autres bestioles, divinités terriennes, aériennes, aquatiques ou souterraines, primaires ou secondaires, plus ou moins magiciennes ou très franchement sorcières, grandes joueuses de paume, plus ou moins habiles, voire tout à fait machiavéliques, brandisseuses de torches et de poignards d’obsidienne… toutes de sinistres brutes et de sombres assassins, et puis aussi l’Histoire du peuple Maya-Quiche, de ses tribus, de ses clans, de ses souverains et de ses prêtres, depuis les temps mythiques jusqu’à ce qu’on pourrait nommer le grand âge classique. Pour finir sur les Hommes de maïs, j’ai collé dans ma caverne crânienne/mémorial une image récoltée il y a pas mal d’années maintenant. C’était dans une sorte de clairière de la jungle du Petén, une femme Maya-Quiche encore jeune, une forte Mamma cantinière qui s’affairait autour d’un gros chaudron. Elle touillait avec une presque gourmandise la tambouille qu’elle avait préparée pour ses COMPAÑEROS del Ejercito de Guerrilla de los Pobres, l’une des composantes de la Unidad Revolucionaria Nacional Guatemalteca. Comme on l’interrogeait sur les raisons de son engagement dans le mouvement insurrectionnel, sur ses espoirs et ses désirs, elle eut cette simple réponse. « Nous, ce que nous voulons, c’est cultiver notre maïs et nos haricots, élever nos enfants, et aimer Dieu ». Ce serait peu dire que j’aie été impressionné par la somptuosité et l’humilité, tout à la fois, de cette parole. AIMER DIEU! Tout était là ! Les Hommes de maïs étaient des gens doux, mais le joug que les forçaient à porter les hommes de pouvoir et de guerre, tous véhicules du Christianisme et de ses dérivés, pour ne pas dire de ses dérives, les avait rendus très nettement moins dociles. Ils étaient intelligents, les Hommes de maïs modernes, de cette intelligence dont se seraient défiés ou se défieraient les dieux de toutes les époques et de tous les continents. Mais, c’est dans les belles plaines de Syrie qui s’étendaient au pied des cités archi-millénaires et des massives forteresses franques, les kraks, que j’ai rencontré les gens les plus doux du Monde, plus doux encore que les Hommes de maïs du Guatemala, des paysans aux yeux d’azur qui labouraient paisiblement leurs terres, qui s’occupaient tendrement de leurs enfants, et qui priaient aimablement Allah. Mais, « D’eulx n’est-il plus rien maintenant : Repos aient en Paradis et Dieu saulve le remenant ! » (13). Dans ma caverne crânienne/mémorial j’ai aussi collé leurs images à eux tous, évidemment, et puis chaque jour, ou presque, je m’autorise à leur rendre une courte visite, et ensemble nous pleurons, abondamment. Pourquoi les dieux exigent-ils tant d’être adorés par les Hommes alors qu’ils les assistent aussi peu et qu’ils les protègent aussi mal contre les méchants ? Parce que ce ne sont pas les dieux qui ont créé les Hommes mais, à l’inverse, ce sont les Hommes qui ont créé les dieux…à leur IMAGE. À la base, il y a ce refus obstiné de disparaître, corps et esprit, la terreur de la mort bien sûr, la dissolution dans l’oubli, le vertige du néant, et donc la nécessité de bâtir un au-delà possiblement radieux, de se reposer sur une théorie du salut comme sur une planche du même nom dérivant sur l’océan primordial ou plutôt limbesque, mirage attentiste d’une renaissance, d’une réémergence au Monde, un autre, un bien meilleur que celui-ci évidemment, ou bien d’un plongeon dans l’extase contemplative d’une divinité en gloire au milieu d’un orphéon d’anges éblouissants, ou bien encore d’un abandon dans les bras de femmes très belles sur la margelle d’une fontaine toute dégorgeante de vin et de miel, pour qu’ainsi rien n’ait été absolument vain. Ce ne sont là que des images directement puisées dans le pauvre almanach conceptuel des Hommes de tous les temps.

    L’IMAGE ! L’Inde aime l’image et l’Hindouisme en foisonne littéralement. Par rapport à elle ou enclenchée par elle, le grand indianiste Louis Renou n’hésitait pas à parler d’une véritable « idolâtrie » et en faisait LE « support matériel de l’adoration ». Depuis, le phénomène, je veux dire l’adoration imagière, s’est « planétisé », pour parler comme Teilhard, propagande politique, mercantilisme et narcissisme à tous les étages, héritage archi-fructifié de Riefenstahl et de Warhol, tombereaux de fétiches païens et paillards déversés quotidiennement dans les gamelles numériques d’une masse hypnotisée et trop aisément hystérisable, orgies pacotilleuses de vignettes pour pécheurs et pêcheurs en ligne. Si les dieux exigent d’être adorés, c’est que les peuples qui les ont créés sont désireux de cette adoration, pour eux-mêmes. L’histoire pornographique de l’époque et de la civilisation qui la corrompt, complètement oublieuse de son passé et de sa culture et comme désintéressée par son avenir, n’a pas encore été écrite, mais il faudra bien s’y employer un jour… s’il en reste encore le temps. Bon ! Pour revenir à l’Inde, avalanche d’images donc, absolument partout, en tous lieux, dans les temples et à l’extérieur des temples, divinités de stuc multicolore, archanges sans aile mais aux multiples bras, créatures démoniaques, et héros des épopées, tous outrancièrement maquillés telles de vieilles tapineuses, femelles aux rondeurs insolentes mais à la taille de guêpe et guerriers androgynes aux armes d’opéra baroque, le baroque a tout appris de l’Inde quant à la mise en scène et au costume, tout un bestiaire aussi, mythique ou sacré, écheveaux d’éléphants, de vaches, de paons, de singes, et de chevaux d’un blanc de neige, s’écroulant par blocs entiers des gopuras, précisément comme la neige des toits dans les pays de longs hivers, danseurs et danseuses aux cuisses et jarrets fermes mais aux hanches serpentines émergeant à peine de la pénombre des salles hypostyles, atlantes trapus et caryatides ondulantes adossés et parfois enlacées à des colonnes qu’on dirait d’art brut soutenant les voûtes de galeries infiniment plus inquiétantes que le déambulatoire du plus austère des couvents. Tel un râga précautionneux sur les cordes lascives du Sitar, tel l’esprit du fumeur de haschisch, au seuil de l’éveil et pourtant plus que jamais engoncé dans ses rêves, telles les suaves exhalaisons de l’encens indien émanant des autels, toute la statuaire de l’Hindouisme paraît se déployer, avec les contorsions extrêmes mais lentes d’une ensorceleuse superbe et inquiétante, en une spirale infinie de voluptés. Périodiquement, mais sans horaire manifeste, comme occasionnellement, des brahmanes surgissent de derrière ces colonnes, davantage fantômes que clergé fonctionnarisé du lieu, pour déposer des offrandes de fleurs et de riz, et pour laver à grande eau, pourtant rare, certaines images de pierre, avant de les enduire de beurre clarifié, rite singulier de la pûja ancêtre de la transsubstantiation eucharistique. Ainsi, les hommes astiquent-ils le lingam, axe ambigu de l’univers ou Atlas de leur monde. Un temps j’ai fréquenté les temples de l’Hindouisme, en Inde du nord et du sud, mais aussi ailleurs, en Malaisie et à Singapour, spectateur parfaitement étranger aux rites qui s’y accomplissaient, sans rien comprendre à rien, comme toujours, mais intimement et obsessionnellement interrogé par le fait même de cette incompréhension fondamentale. Comme toujours, il m’a fallu du temps, beaucoup trop de temps, pour faire miennes ces choses. À deux pas d’Orchard Road, ce large fleuve d’inutilités luxueuses et de frivolités scandaleusement dispendieuses qui traverse Singapour, il y avait et il y a probablement encore, un édifice imposant mais d’une relative discrétion, discrétion au regard des tours mégalomaniaques d’Orchard Road et de ses rues adjacentes, à l’époque en rivalité affichée avec les gratte-ciels prédateurs de Manhattan, lingams de l’Amérique. A Singapour, postmodernisme était synonyme de gigantisme…ailleurs aussi du reste. Aujourd’hui, c’est bien pire. On pourrait parler de monstruosité néo-disneyenne mais ici conçue et financée par des Chinois, un autre imaginaire. L’édifice dont il est question arborait tout de même sur sa façade quantité de sculptures en plâtre bariolé, sorte de kitch popiste warolien. Il abritait une salle immense et lumineuse pratiquement vide, si ce n’est quelques sculptures de même type que celles de la façade placées à intervalles réguliers le long des murs ou bien calées dans les coins. Son sol soigneusement lustré était digne d’un dancing, une totale incongruité pour un temple hindouiste. Le fond de la salle était en partie masqué par une épaisse tenture montée sur une tringle à rideau avec de gros anneaux. Soudain, alors qu’éclataient les cris stridents d’un hautbois indien, la tenture fut brutalement tirée des deux mains par un jeune brahmane à l’épaisse tignasse rousse qui faisait un peu penser à Robert Plant, mais sans l’accompagnement des arpèges électrifiés et célestes de Jimmy Page (14) puisque tout était recouvert par le son tonitruant du hautbois. Le brahmane rockstar se saisit alors d’une grosse torche que lui tendait l’un de ses assistants et la promena rapidement à travers la pièce, en faisant de très courtes stations devant les statues, comme s’il s’agissait d’un chemin de croix, et en agitant sa flamme du haut vers le bas, et puis en un instant il disparut derrière l’épaisse tenture tandis que le hautbois poursuivait son chant déchiré. Ce fut rapide mais intense, ce jour-là, dans un temple discret à deux pas de la prétentieuse Orchard Road, la Madison de Singapour. Collision spectaculaire d’images iconiques de l’Orient et de l’Occident, rite plurimillénaire de purification et culture pop mêlés. Spectacle d’une spiritualité prise dans la toile de l’araignée postmoderne. Par certains soirs roses de l’Inde, ou bien dans sa nuit profonde mais que de multiples flambeaux s’évertuent à transformer en jour, un éléphant à l’admirable front subtilement peint peut sortir par la grand porte largement ouverte de certains temples accompagné d’un orchestre de flûtes, de hautbois et de tambours, ainsi que d’une foule immense, mais en Inde une foule ne peut être qu’immense. Avec l’éléphant apparaissent le plus souvent certaines images de dieux, échantillon de la statuaire des salles hypostyles, auxquels on fait faire un petit tour de l’enceinte du temple, au pas, vénérable dans sa mesure, dans sa retenue, de l’animal au port de vieux sage, juste un petit tour et puis tout le monde rentre…sagement. Par ce beau soir rose de l’Inde, ou dans sa nuit d’encre, l’éléphant et les dieux ont pris l’air et la foule est ravie. L’Inde s’abandonne comme une amoureuse à l’image. L’Inde s’absorbe toute entière dans l’image ! Mais, davantage que les gopuras dégoulinant d’images épiques et mythologiques, ou la marche empreinte de sagesse des nobles éléphants, bien plus peut-être que le feu d’Agni et de Shiva, c’est le spectacle de l’eau qui comble de ravissement l’âme indienne et la conduit le plus sûrement aux marches du sacré. En Inde, toute eau est sainte et tout cours d’eau est le Gange. A quelques kilomètres, ou dizaine de kilomètres de Mysore, je ne sais plus exactement, Mysore cette ville de pur Orient avec l’énorme palais de ses anciens maharadjas illuminé chaque nuit comme un arbre de noël, il y a ce que l’on pourrait appeler un parc d’attraction aquatique, mais sans les attractions c’est-à-dire sans les toboggans géants, sans les piscines à vagues et autres rivières à cours rapides qui font l’enchantement des familles pauvres d’Occident. Ici, seulement des bassins, des cascades, des jets d’eaux multiples, dans lesquels la foule indienne, immense, se plait à noyer son regard, vision du paradis, le Tlalocan des Aztèques (15) qui se serait transporté, ici, par certains soirs de rose, dans la fusion des civilisations, des imaginaires et des temps.

    LE TEMPS ! Je l’ai dit et répété mille fois, ici et ailleurs, le temps de l’Inde, celui de l’Hindouisme, est un temps cyclique, mais il l’est moins au niveau de l’individu qu’à celui de l’Univers. D’abord, qu’est-ce qu’est le temps ? Il y a temps dès lors qu’il y a construction puis destruction puis reconstruction, une succession d’actes majeurs qui sont du ressort de la divinité sous l’une ou l’autre de ses formes. À l’échelle individuelle, Homme ou créature autre, le Samsâra recouvre lui aussi un cycle en principe infini de naissances, morts et renaissances, la flèche du temps pour une même âme redémarrant sans cesse au point qu’elle se confond au cours du temps, un cours du temps qui ferait des ronds au lieu d’être une ligne droite, sauf que…ce cycle peut être arrêté. Il peut y avoir délivrance par la déclaration de foi inconditionnelle, la soumission totale au divin, la Bhakti accompagnée d’un bon karma, l’union mystique avec brahman ou avec Vishnou. Max Weber rappelle également que « Mourir en prononçant la syllabe "Om" et en pensant à Krishna, c’est s’assurer contre la corruption dans l’au-delà ». Oui, mais ? "Om" ou "Aum", possible contraction syllabique ou phonétique de Brahman, est une formule incantatoire et/ou d’autohypnose que répète « mécaniquement » et inlassablement le yogi pour vider sa conscience de tout ce qui l’encombre et qui fait obstacle à sa fusion avec le divin. Les crises à répétition du Dharma s’inscrivent de fait dans le cycle du temps, celle du Mahâbhârata, par exemple, se concluant par la destruction d’un Monde et la naissance d’un autre. Mais pour l’Homme, donc, la « roue des renaissances » peut s’arrêter sans que l’on sache vraiment ce qu’il advient de son âme après, fusion avec celle du divin, ou dissolution dans une sorte de rêve, ou les deux à la fois. Au niveau de l’Univers, ou du Monde, c’est une autre affaire. Il y a de grandes ères cosmiques, les Kalpas, qui correspondent chacune à la durée d’un monde et à UN jour de Brahma. Chaque Kalpa se divise en mille grands âges qui contiennent chacun quatre âges, mais peu importe. A chaque grand âge est attaché un Dharma de qualité bonne ou mauvaise. Il y a donc des grands âges qui sont plutôt bons et des grands âges qui sont plutôt mauvais. Disons le clairement, le grand âge dans lequel nous nous trouvons, nous autres pauvres humains du siècle vingt-et-un de l’ère chrétienne, doit être franchement mauvais. La fin de chaque Kalpa, donc la fin de chaque monde, est marquée par une « grande dissolution », Mahâ-pralaya, qui ressemble fortement à un effondrement du Tout sur lui-même, de l’espace-temps sur lui-même, autrement dit au « Big Crunch », l’une des nombreuses spéculations de la cosmologie contemporaine, mais un « Big Crunch » pour lequel la singularité, le point de concentration terminal, serait Brahma, parce que, à la fin de chaque Kalpa, le Monde, l’Univers, le Tout, se résorbe en Brahma. Shiva a donc terminé sa danse, le temps s’est arrêté, les Gunas se sont fondues dans la Pradhâna, réunification des forces dans le champ primordial, et la Pradhâna elle-même s’est reconcentrée dans Brahma, la singularité gravitationnelle suprême…alors Vishnou qui était assoupi depuis un bon moment finit par s’endormir profondément, allongé sur un océan idéel qui ondulait comme un cobra tranquille, lorsque jaillit de son nombril un œuf etc. etc. A l’échelle du Monde, de l’Univers, du Tout, il n’y a pas de sortie possible des cycles cosmiques. Mais tout ceci, à bien y regarder, nous dit Weber ce n’est qu’une « religiosité d’intellectuels au sens où… elle perpétu[e] inconditionnellement la gnose et, par suite, l’aristocratisme de salut du savoir ». Force nous est donnée de constater que Weber affiche une vision limitée de l’intellectuel car pour être un intellectuel, il ne suffit pas de maîtriser un savoir, comme n’importe quel brahmane, il faut surtout créer des concepts au profit de la société des Hommes. A notre époque, il y a beaucoup de gens disposant d’une grande connaissance dans un domaine particulier ou dans plusieurs, des experts reconnus ou auto-déclarés, mais parmi eux il n’y a que fort peu d’intellectuels du fait que n’émergent pratiquement plus de concepts nouveaux, et que tout le monde, ou presque, « se fout » de la société des Hommes. Lui, Max Weber, c’était un intellectuel parce qu’il a créé des tas de concepts mais le brahmane de Singapour je ne suis pas sûr qu’il en ait été un. Le Brahmane de Singapour était un homme de spectacle, une rockstar. Bon ! Comme pour toutes les religions, il y a bien sûr différents degrés d’appréhension des textes et du Sacré, celui des docteurs « de la loi », théologiens et exégètes plus ou moins dogmatiques et/ou philosophes, celui du clergé commun et celui du peuple des croyants avec là encore différents degrés d’appréhension et d’implication. Si dans l’Hindouisme les niveaux de spiritualité et d’engagement sont très élevés, et que l’Inde dispose, par tradition, d’une forte appétence pour les sciences, mathématiques, astronomie, médecine, il faut bien reconnaître que l’iconographie religieuse est très stéréotypée et même un peu simpliste. Dans tous les commerces de quincaillerie, de soierie, d’épices, ou de je ne sais quoi d’autres, on affiche, et souvent on vend aux chalands, les mêmes images aux couleurs très vives, toujours sur les mêmes thèmes, Krishna en jeune bouvier hâbleur, tout bleu, draguant effrontément un groupe de gardiennes de vaches, les gopis, le paisible Ganesh, intelligent et sage qui est adoré pour ses qualités rares, un brave et gras éléphant à la trompe pénienne confortablement assis sur son séant avec à ses pieds son amie la souris, union indéfectible du macrocosme et du microcosme, Brahma avec un lotus, Shiva armé de son trident, Vishnou entre les deux et en avant des deux, les trois faces de la Trimûrti disposées en chapiteau de colonne, image classique du Nataraja, Shiva le roi de la danse, qui se dodeline et se tortille dans son cercle de feu, voici pour l’essentiel les images les plus populaires. Il est vrai que l’iconographie du catholicisme n’est pas très variée non plus dans sa thématique mais elle est nettement plus originale dans son traitement puisqu’on peut la concevoir comme un banc d’essai pour l’approfondissement des pratiques artistiques, peinture, architecture, sculpture, musique, un exercice arbitrairement imposé par le dogme, notamment dans le cadre tyrannique de la Contre-Réforme. Aussi, peut-on affirmer que les enluminures cosmogoniques et cosmologiques d’Hildegarde von Bingen, que vous avez si merveilleusement décrites et qui ont été réalisées bien avant le schisme au sein de la chrétienté, témoignent, d’une part, d’une originalité extrême, et frôlent, d’autre part, l’hérésie puisqu’elles prennent leurs sources dans des contrées païennes, en l’occurrence l’Inde. Qu’est-ce qui a bien pu servir de pont entre la chrétienté romaine et germanique et l’Hindouisme indien ? LA GRÈCE, évidemment, au moins depuis l’époque d’Alexandre qui, ne l’oublions pas, dans son délire de conquête s’était lancé à l’assaut de l’Inde. La quatrième vision cosmologique d’Hildegarde von Bingen, la troisième du « Liber operum », introduit le temps, si j’ai bien compris, mais le temps pour l’Homme uniquement, pas pour l’Univers qui se contente de tourner comme une mécanique bien huilée. L’Homme naît, travaille, tombe malade du fait des vapeurs pestilentielles qu’il respire, et puis meurt. Pour le Christianisme l’introduction du temps correspond à LA punition divine, LA sanction pour le péché originel. Mais quelle peut bien être cette faute prétendument commise par l’Homme ? Celle d’avoir mangé un fruit défendu par Dieu, celui de LA connaissance. L’accès à la connaissance qui dans l’Hindouisme constituait la voie privilégiée de salut pour l’âme conduit, dans le cadre du Christianisme, à la condamnation à mort irrémédiable. Mais que recouvre ce terme de Connaissance ? S’agit-il de la même nature de connaissance pour l’Hindouisme que pour le Christianisme ? En fait, la connaissance impliquée dans le monothéisme, de quelque origine qu’il soit, chrétien ou vishnouïte, a plutôt à voir avec la REconnaissance…et la soumission, reconnaissance du Dieu unique et soumission à sa loi, toutes deux se résumant en son adoration. Toute autre connaissance pour le monothéisme chrétien est un péché qui pendant des siècles a conduit les Hommes au bûcher, les chimistes qui fouillaient la matière et que l’on désignait alors sous le terme générique « d’alchimistes », les cosmologistes qui n’acceptaient ni le géocentrisme de l’Univers ni la planéité de la terre, les philosophes et les poètes qui s’interrogeaient de façon non dogmatique sur les tenants et les aboutissants des choses, en un mot tous les gens un peu réfléchissants et qui faisaient plus ou moins preuve de création. Le Christianisme a freiné le développement intellectuel, scientifique et technologique de l’Humanité, en un mot le PROGRÈS, et lui a fait prendre un retard pour le moins d’un siècle, et sans doute de beaucoup plus, ce qui est très regrettable même s’il convient de toujours s’interroger sur le contenu du terme « progrès ». Ainsi, face au conservatisme étroit et au nationalisme brutal, les ultra-libéraux de notre contemporanéité, les financiers globalisés et fous, n’hésitent pas à s’attribuer le qualificatif de « progressistes », et par là ils injurient l’Humanité, la Civilisation et la Culture. Bon ! Pour l’Hindouisme, la connaissance autre que ce que ce qui est issue de la révélation, la Shruti, ne saurait être qu’une fioriture. Ce qu’il faut connaître c’est le devoir lié à sa caste, son dharma, et reconnaître la double nature du dieu, Vishnou, qu’il faut « adorer avec dévotion », pour reprendre le surprenant pléonasme de Krishna. La punition de l’ignorance, et non pas de la connaissance, est dictée par la dure loi du karma, c’est-à-dire la non-délivrance, c’est-à-dire encore les renaissances infinies sous une forme ou sous une autre. Donc, la connaissance dont se défient les religions est celle qui vise à la DÉSALIÉNATION. Il n’y a pas de connaissance véritable qui ne soit désaliénante par rapport à la religion, au politique et à l’économique. Aujourd’hui on sait bien que tout cela marche ensemble, le religieux, le politique, l’économique, que cela poursuit le même but unique, à savoir contrôler et asservir les masses. La connaissance est donc l’agent principal de la MODERNITÉ car ce qui caractérise la modernité c’est précisément la désaliénation. La connaissance est une dynamique qui doit conduire l’Homme à se hisser au niveau des dieux et les dieux, bien sûr, ils veulent à tout prix éviter ça…enfin tous sauf un, PROMETHÉE. A dire vrai Prométhée n’est qu’une divinité secondaire, d’autant plus secondaire après l’avènement d’une nouvelle génération de dieux, suite à une révolution de palais à laquelle lui-même, Prométhée, il avait participé, et à la répression de la révolte des Titans à laquelle toujours lui, Prométhée, bien que Titan, s’était gardé de participer. Hésiode, ce bel aède couronné par les muses qui « sur le sommet le plus haut de l’Hélicon dansent en beaux chœurs délicieux » (16), Hésiode donc raconte tout ceci, et plus encore si on veut le fouiller soigneusement. Généalogie d’immortels et chronologie d’événements bizarres, voilà son obsession à Hésiode, un obsédé du temps au cœur même de l’intemporalité puisqu’il parle essentiellement des immortels. Mais Zeus, le nouveau dieu suprême n’aime pas les hommes. « …il [Zeus] ne fit aucun compte des malheureux mortels, fait déplorer Eschyle à Prométhée ; il voulait en faire disparaître la race tout entière pour en faire naître une nouvelle » (17), pas exactement pour les mêmes raisons que les dieux Maya-Quiche, mais la volonté de passer un coup d’éponge sur le tableau noir où étaient écrites les équations et les formules de la création afin de tout recommencer était bien là…enfin, une partie des équations, celles relatives à l’espèce humaine. Prométhée est un immortel doté d’un cœur tout empli d’une extrême compassion, et de fait le chœur des filles d’Océan, ses cousines et belles-sœurs, le dit et le répète, Prométhée est devenu « l’ennemi de Zeus, parce qu’il a trop aimé les hommes ». Pourquoi cet amour et comment se traduit-il ? L’angoisse de mort ressentie par les Hommes, les mortels, le peine et le pousse à agir. « J’ai mis fin aux terreurs que la vue de la mort cause aux mortels…J’ai logé en eux d’aveugles espérances…J’ai fait plus encore je leur ai donné le feu…ils apprendront de lui beaucoup d’arts ». On va revenir tout de suite sur la notion d’art telle qu’entendue par un Grec moyen de ce temps-là, je veux dire du temps d’Eschyle, mais auparavant il faut investiguer un peu plus en profondeur sur les motifs du larcin divin commis par Prométhée, son péché inexpiable pour Zeus. En parfait humaniste, le tout premier du genre, Prométhée a voulu réparer l’inconséquence de son frère Epiméthée l’étourdi qui avait été chargé de répartir les qualités, c’est-à-dire les outils de compréhension de leur environnement et de défense contre leurs agresseurs, entre les animaux et les Hommes, dans un souci d’équilibre de la Création. En fait, Epiméthée avait distribué tout son panier de dons aux animaux et avait totalement oublié les Hommes qui de ce fait se trouvèrent fort démunis. Pas de griffes, pas de crocs, un flair et une vision plus que limités, une totale ignorance quant à la marche des choses de ce Monde. « Autrefois, fera conter Eschyle à Prométhée alors que celui-ci est déjà cloué à son rocher, le premier crucifié après le Purusha, [les Hommes] voyaient sans voir, écoutaient sans entendre, et semblables aux formes des songes, ils brouillaient tout au hasard tout le long de leur vie ». Prométhée leur expliqua tout d’abord l’écoulement du temps, l’enchaînement des jours et le cycle des saisons, puis il leur enseigna le nombre, « la plus belle de toutes les sciences », et l’écriture aussi, évidemment. Il leur apprit à domestiquer les animaux, pour alléger leur pénible labeur, entre autres, il leur donna des rudiments de médecine et de pharmacopée, il inventa pour eux les bateaux, « ces véhicules aux ailes de lin », les techniques de divination, car il voyait loin dans le futur, Prométhée, ce qui ne fit qu’alourdir son supplice, et il leur fit découvrir les métaux enfouis dans les entrailles de la terre. Enfin, il déroba dans un roseau la « semence » du feu à Héphaïstos, « [semence] qui est pour les mortels la maîtresse de tous les arts et un auxiliaire sans prix ». Le feu est le suprême privilège des dieux, et Hermès, ce fils à papa qui en a fait son messager, le dit sans ambages à Prométhée « …toi qui as trahi les dieux en communiquant leurs privilèges à des êtres éphémères, je veux dire le feu que tu as volé… ». Terrible acte d’accusation. Le feu, c’est la pomme du jardin d’Eden, la source d’absolument tous les savoirs, c’est-à-dire de tous les arts pour un Grec de ce temps-là, je veux dire de celui d’Eschyle. C’est bien cela, par les arts il faut entendre tout ce qui entre dans le domaine de la connaissance, y compris les savoirs et savoir-faire techniques. Lui, Prométhée, il sait bien au delà de tout ceci, il sait beaucoup plus que les autres dieux puisque, je l’ai déjà dit, il connait le futur. Ce savoir-là il ne veut pas le leur en faire profiter à eux, les dieux. Il est réservé à leurs victimes, à Io par exemple qui passe en mugissant de douleur devant son rocher caucasien. Son refus de transmettre lui vaut d’être englouti dans un effroyable tremblement de terre. Mais avant, il fait cette sublime déclaration : « A parler franc, je hais tous les dieux, qui, obligés par moi, m’en payent par un traitement inique », ce qui donnera sous la plume de Heiner Müller: « En un mot, je hais tous les dieux » puis dans le vers suivant : « Ils ont reçu de moi des bienfaits et les ont payé d’injustice. » (18) J’ai remarqué que, bien qu’imprégné de poésie allemande, vous ne citez jamais Heiner Müller, dis-je impromptu au Maître en modernité.

    D’abord c’était un communiste, lui, qui plus est pas romantique pour un sou, et puis je n’ai jamais bien saisi où il voulait aller ni où il voulait en venir, me répondit-il du bout des lèvres, presque boudeur, un peu comme un enfant pris en faute.

    Heiner MüllerJe m’attendais à mieux venant de vous, me contentai-je de répliquer d’un ton légèrement narquois, et un instant après, devant son air profondément navré, j’ajoutai en riant…Ce n’est pas du tout grave, j’avais envie de vous taquiner. Rassurez-vous ! En général les gens ne comprennent pas Müller. Les bourgeois raffolent de Quartett (19) parce que ça leur rappelle leur première lecture un peu grivoise, Laclos, une volupté permise puisque dûment estampillée par l’Éducation nationale. Bien pauvre ministère là encore ! Une ruine ! Mais avec Hamlet-machine il ne reste plus grand monde devant les tréteaux. Pourtant, quelle merveille ! « J’étais Hamlet. Je me tenais sur le rivage et je parlais avec le ressac BLABLA, dans le dos les ruines de l’Europe » (20). Moi, j’aime Hamlet et j’aime Müller au point de m’être permis un jour, à propos d’Europe, une petite transposition à ma façon, si vous vous souvenez bien : Nous sommes Hamlet, et la princesse Europe, prétendument enlevée et forcée par le taureau libéral, est notre mère-putain. Une bagatelle, certes ! Mais je voulais dire par là quand même qu’Europe réduite à un plan local de la Globalisation voulue par le gros Capital était devenue une pas grand-chose, et même qu’elle s’était portée complice du meurtre de nos ultimes rêves communautaires. Heiner Müller, lui, a beaucoup réécrit et transposé, les Grecs et Shakespeare. Ses textes théâtraux ou poétiques traquent la tyrannie, lui-même a vécu sous deux épouvantables dictatures, et glorifient la résistance sous une forme ou sous une autre à cette tyrannie. Tout pouvoir est issu d’une usurpation, que ce pouvoir soit exercé par un dieu ou par un mortel, par Zeus ou par Ulysse, et c’est ce contre quoi s’insurge Prométhée, « C’est que de nouveaux pilotes gouvernent l’Olympe et que, suivant des lois nouvelles, Zeus règne arbitrairement…il règle le droit à son gré », mais aussi Philoctète, et puis Ajax, et puis Médée, et puis Titus Andronicus, et puis Hamlet. Tout accapareur du pouvoir est un assassin, un Macbeth, et il suscite parfois des réactions d’une violence extrême, d’abominables crimes en retour, tels ceux perpétrés par Médée et Titus. Prométhée ne cesse de dénoncer la tyrannie mais il doit en subir les conséquences, en toute lucidité, « aidant ceux qui meurent je suis allé au-devant des souffrances…L’art est plus faible que la coercition», concède-t-il sous la plume de Müller. Alors qu’il se concentre sur les cris de haine, le matériau qu’arrache à Médée l’absolu de la colère, sur la détermination d’en finir avec lui-même d’un Ajax totalement dégoûté d’un monde refaçonné par les Hommes, qu’il pousse à son extrémité criminelle l’opportunisme cynique d’Ulysse à l’égard d’un Philoctète irréductible, qu’il appuie sa vision du gâchis d’Europe sur l’allégorie d’Hamlet, Heiner Müller réécrit Prométhée en mettant respectueusement ses pas dans ceux d’Eschyle, c’est-à-dire en le suivant vers après vers, de la même façon qu’il anatomisera Titus en prélevant précautionneusement chaque goutte de sang répandue par Shakespeare. On ne peut éviter de discerner en Zeus le président autocratique et rapace d’une entreprise transnationale, en Ulysse un directeur général méphistophélique et brutal, en Hermès et en Néoptolème de jeunes technocrates pantouflards et totalement soumis à leurs hiérarques, toute une « déshumanité » d’une contemporanéité monstrueuse, d’une familiarité répulsive. J’ai déjà avancé, ailleurs (21), qu’il y a dans tout Homme, antique, classique ou actuel, je ne parlerai pas d’Homme moderne car il n’y a seulement que des individus porteurs de modernité, beaucoup de Philoctète, et aussi quelques fois d’Ajax, pauvres gens que les précédents ne cherchent qu’à spolier. C’est par la dénonciation de cette tyrannie fondamentale, et des résistances qu’elle suscite, que les poèmes et le théâtre de la Grèce ont acquis un statut universel, et donc aussi intemporel, bien davantage que par la révélation de complexes qui n’en sont pas vraiment, comme vous l’avez parfaitement souligné, car à bien y regarder, Œdipe n’est qu’une enquête criminelle, certes la première, qui s’appuie sur une auto-analyse, la première aussi il est vrai. C’est de ceci dont s’est fait l’écho Heiner Müller, une résonance allemande de la Grèce qui ne pourrait plus être de nos jours car Allemagne n’engendre plus de poètes et aussi parce que, au nom d’Europe, Allemagne n’aspire plus qu’à dévorer la Grèce, cette si grande pourvoyeuse d’îles solaires. Allemagne est par essence le tyran et la Grèce sa victime récurrente que l’on voudrait voir entrer en résistance comme elle le fit admirablement à diverses reprises. A bien y regarder, en lisant bien ses poètes, la Grèce a toujours SUBI les dieux, même si elle les admirait parce qu’immortels et puissants, et AIMÉ les Hommes, mais parmi ces derniers elle n’a pas toujours voulu, ou rarement su, faire le tri entre les bons et les méchants, parce qu’en tant que mortels même les meilleurs étaient obligatoirement très imparfaits. Heiner Müller, lui, savait où se tenait le mal, dans le temps de sa vie tout était parfaitement clair, et il voulait le faire ce tri car absolument nécessaire à la dénonciation des tyrannies et à l’exaltation des résistances, c’étaient des images indiscutables pour lui, mais il ne croyait probablement pas au droit naturel puisqu’il n’a pas retenu Antigone, pourtant une sacrée résistante elle aussi. Il lui a préféré Ophélie et le cri d’anathème qu’elle lance aux hommes et au Monde : « Au nom des victimes. Je rejette toute la semence que j’ai reçue. Je change le lait de mes seins en poison mortel...J’étouffe entre mes cuisses le monde auquel j’ai donné naissance. Je l’ensevelis dans ma honte. A bas le bonheur de la soumission. Vive la haine, le mépris, le soulèvement, la mort. Quand elle traversera vos chambres à coucher avec des couteaux de boucher, vous saurez la vérité » (20). Shakespeare privilégie la vengeance en dehors de toute considération de morale ou de justice sociales. C’est ce qu’en a retenu Müller, car ça lui correspondait tout à fait, et c’est aussi pourquoi il a été fasciné comme beaucoup d’autres, Sénèque, Pasolini, Christa Wolf, Max Rouquette, et quelques uns encore, par la Médée d’Euripide, sorte de Titus Andronicus au féminin mais plus sauvage car magicienne venue tout droit, mais par amour, de chez les barbares. Trois indiscutables monuments universels et éternels dans le théâtre de la Grèce, Prométhée enchaîné, Eschyle, Philoctète, Sophocle, Médée, Euripide, pour peut-être deux dans le théâtre de Shakespeare, Hamlet bien sûr, du côté de la résistance, et ce quoi que puisse en dire Edward Bond, et Caius Marcius Coriolanus, en plus court Coriolan, du côté de la tyrannie, sorte d’Empédocle romain, Coriolan, mais tout à fait homme d’action et très peu porteur de logos, un mortel empli de bravoure, de vanité, et de mépris, ce qui le rend hautement pathétique et à certains moments presque sympathique. Empédocle et Coriolan posent LA question politique : démocratie ou despotisme, éclairé ou non ce dernier. Müller n’a pas retenu Coriolan, ni Empédocle d’ailleurs, mais c’est normal pour ce dernier puisqu’il faudra attendre Friedrich Hölderlin pour le faire entrer dans la poésie, c’est-à-dire une pincée de siècles après Shakespeare. Quoique ! Il en donne une ou deux pages dans Germania 3, extrait d’un livre trouvé par deux russes dans la botte d’un jeune soldat d’Allemagne mort devant Stalingrad, un assassin heureux de l’être, « Une photo. Sept partisans. Au gibet. Et il est devant, et il rit…»…un assassin mais lecteur d’Hölderlin quand même…(22) Considérant les sombres idéologies ainsi que les horreurs qui en sont le fruit et qui ont encombré son siècle, mais aussi les précédents et probablement ceux à venir, Heiner Müller fait le constat on ne peut plus simple que « Shakespeare est un miroir qui traverse les époques…L’effroi que provoquent les reflets shakespeariens est le retour du même », et d’ajouter « nous ne serons pas à bon port tant que Shakespeare écrira NOS pièces » (23), c’est moi qui souligne « nos ». Müller, tout en puisant abondamment dans leur matière, oublie souvent de citer les Grecs dans ses commentaires, poètes et auteurs de théâtre qui s’intéressaient davantage à la « véritable » nature de l’Homme qu’à la teneur de ses discours souvent ampoulés…et puis il omet aussi le rôle joué par tous les dieux qui n’ont de cesse de tromper les Hommes. Il préfère évoquer Shakespeare qui lui ne parle jamais directement de Dieu ou des dieux, ou alors des grands seigneurs et des rois de l’Angleterre qui se considèrent quelque part comme des dieux, mais des dieux mortels car ils meurent beaucoup et le plus souvent de très fâcheuse manière. Les dieux grecs, tout immortels qu’ils soient, sont capricieux, tout autant que les rois et les grands seigneurs de l’Angleterre, et réclament continûment des sacrifices pour les honorer et les nourrir. Car ces dieux ne font que se nourrir des fumets des sacrifices, arrosés de nectar et d’ambroisie il est vrai, dans le banquet perpétuel par eux tenu au sommet de l’Olympe, et puis aussi, une fois repus, ils ne font que suborner les femmes des hommes et les très jolies nymphes qui habitent les rivières et les bois. Les dieux de la Grèce présentent tous les travers des mortels bien qu’immortels, et les rois et grands seigneurs de l’Angleterre, bien que mortels, présentent toutes les déviances des dieux de la Grèce. Néanmoins, pour en finir avec Shakespeare, il est certain que dans la « vraie » vie on trouve davantage de Gloucester, grand seigneur de l’Angleterre mais, par le corps et par l’esprit, un boiteux tout tordu, plein de gens mais non dotés de son intelligence ni de son courage, bien davantage que de Timon d’Athènes, citoyen à la droiture impeccable et à la générosité sans limite. Une grande et belle âme que celle de Timon qui ne pouvait qu’être effroyablement déchirée par la horde des LOUPS ! Une âme grecque ! Heiner Müller n’a retenu ni Richard de Gloucester ni Timon d’Athènes et il leur a préféré Macbeth tout obnubilé qu’il était par la tyrannie et ses crimes. Tyrannie avant Macbeth, celle de Duncan, tyrannie de Macbeth, évidemment, tyrannie après Macbeth, celle avortée de Macduff sitôt remplacé par Malcolm. Chez lui, rien d’autre que du sang, sang puant, monceaux de cadavres, trônes de roi, longs chapelets de massacrés, paysans ou lords, pendus, noyés, brûlés, écorchés, émasculés, poignardés, décapités, mutilés, poursuite d’intérêts vils, pouvoir illusoire et richesses qui le sont tout autant. Rien que du sang puant. Chez Macbeth pas de place au remord. « All the perfumes of Arabia will not sweeten this little hand » (24), NON ! Et surtout pas chez sa Lady ! Irritation contre quelque spectre qui s’est invité au banquet, tout au plus, et toujours la crainte de ne pas avoir assez tué pour ne pas être tué soi-même. « Si je pouvais engloutir toute la chair du monde d’une seule faim… ». Tout pouvoir est issu d’une usurpation. Tout accapareur de pouvoir est un assassin. Sang puant. Certes ! La vie est un songe, le songe d’une nuit d’hiver glacée. Mais « MACBETH ASSASSINE LE SOMMEIL » (25) et donc le songe ne peut plus être qu’un épouvantable cauchemar éveillé. Vie en tous les temps, d’hier, d’aujourd’hui et inévitablement de demain. « La vie est une course de vitesse vers la mort » (26). Après Titus, et en pensant peut-être à Coriolan, Heiner Müller a pu dire de Shakespeare qu’il avait peuplé Londres de Romains (27). Après Macbeth, il semblerait juste de dire de lui-même qu’il a exilé toute la population de l’Ecosse dans le Berlin aux chancelleries étrangleuses d’Hommes, de nations et de la belle culture d’Europe. Trop de sang pur versé par la Grèce ! Qui est responsable de cette épouvante perpétuelle qu’est la vie, de tous ces maux qui frappent les Hommes, aujourd’hui en Orient, proche, moyen ou extrême, et partout ailleurs en fait, ou presque, sous une forme ou sous une autre ? Dieu ! Enfin, dans un premier temps Zeus, Zeus pour lequel l’enfouissement de Prométhée dans les entrailles de la Terre n’a réduit en rien le ressentiment à l’égard des Hommes. On ne sait pas vraiment pourquoi, ni Eschyle, ni Hésiode, ni Müller, ne le disent, si ce n’est le mépris ressenti par un immortel à l’égard des simples mortels. Pourtant, c’est Hésiode, l’aède auquel les muses gracieuses de l’Hélicon ont appris le chant merveilleux, qui rapporte toute l’affaire, le stratagème infiniment pervers développé par lui, Zeus, pour leur nuire à eux, les Hommes. Zeus demanda d’abord à Héphaïstos de façonner une superbe femme à partir de l’argile. Les autres dieux furent chargés de lui conférer chacun une qualité particulière, c’est-à-dire de la transformer en une femme encore plus attrayante, voire aguicheuse, tout à fait irrésistible. Enfin son fils et âme damnée, le voleur et menteur Hermès mais inventeur de la musique quand même (26), lui fit don de… la curiosité, en même temps qu’il lui remis une petite jarre cachetée avec la consigne de ne jamais l’ouvrir. Cette femme, qui répondait au doux nom de Pandora, fut offerte à… Épiméthée l’étourdi, Hésiode le qualifie de « nigaud » ou d’un terme grec approchant. Pourtant, Prométhée le lui avait bien dit à son frère de ne jamais accepter un quelconque cadeau venant de Zeus. Mais rien à faire. Après qu’Épiméthée en eut, comme il se doit, accusé réception, la première chose que fit la curieuse Pandora fut de décacheter la jarre, évidemment, et ainsi tout son contenu se déversa sur les mortels, les flots de maux de toutes natures qui accablent les Hommes depuis LA NUIT DES TEMPS, pourrait-on dire, jusqu’à aujourd’hui. Depuis, beaucoup d’autres êtres suprêmes, beaucoup d’autres dieux parmi lesquels ceux des monothéismes, ont pris le relai de Zeus pour tourmenter les Hommes. Bon ! Mais Prométhée le gentil dieu, le Bon Dieu pourrait-on dire, où en est-il, lui, dans tout ça ?…Au bout de quelques millénaires, Prométhée resurgit des profondeurs, à l’occasion de quelques mouvements tectoniques sans doute, des tremblements de terre et des glissements de terrain conséquents, mais ses affaires ne s’arrangèrent pas pour autant. C’est Heiner Müller qui se substitue à Hésiode et à Eschyle pour nous conter cette histoire (27). Toujours cloué au flanc d’un rocher, Zeus envoya à Prométhée son « chien ailé », l’aigle du Caucase, pour lui dévorer perpétuellement le foie, c’est-à-dire durant quelques millénaires. Survint alors Héraclès, le divin prolétaire, un vraiment dur à la tâche celui-là, sorte de Stakhanov à l’usage exclusif d’Eurysthée pendant un temps, pour le libérer mais ce travail-ci n’était pas facile du tout. D’abord l’accessibilité au rocher, une sacrée escalade, puis distinguer franchement le corps de Prométhée sous la gangue de merde qui le couvrait, la fiente de l’aigle qui s’agglutinait sur lui, enfin tout faisait corps, le rocher, les crocs d’acier, la fiente, les chairs de Prométhée, il fallait séparer tout cela. Une drôle de treizième besogne quand même ! Il avait fallu tuer l’aigle insistant avec l’arc fabuleux dont Philoctète sera plus tard le dépositaire, arc tant convoité par Ulysse et les Achéens car clef de la prise de Troie, puis, pour couronner le tout, convaincre Prométhée à se laisser libérer car il s’était fait à sa situation et bizarrement il y avait même trouvé un certain confort, et finalement le porter pour la descente car il était très faible, évidemment, effort particulièrement pénible et désagréable avec cette satanée odeur de merde qui lui collait à la peau. Là encore, tout ceci a pris des milliers d’années, mais que sont les milliers d’années en regard de l’éternité ! Rien ne saurait résister aux efforts et à la volonté du prolétariat, surtout si celui-ci est d’origine divine. Après sa libération, Prométhée, à qui l’on doit pourtant tout, se fera plutôt discret dans les chants des poètes, tandis qu’Héraclès appuyant sa musculature « herculéenne » sur un gros gourdin noueux sera établi comme l’ICÔNE absolue de la puissance ou de la force brutale. Force ou Connaissance, voici ce à quoi s’est réduit le choix des Hommes de tous les temps, oubliant que Force et Connaissance purent être alliées. Les immortels de la Grèce ont finalement été dissous par le temps, se sont dilués dans le temps, au point que la majorité des mortels en a perdu la connaissance. Rien n’est fait pour durer ! Tout n’est que Vanité ! La Connaissance elle-même est une Vanité, ne serait-ce qu’au regard du temps. Tout ce que je peux connaître aujourd’hui se délitera, dépérira, au fil des ans. La Connaissance me confronte à mes propres limites. Souvenez-vous ! Les ambassadeurs d’Holbein sont entourés de tous les objets savants de leur époque mais aussi de quantité d’appareils de mesure du temps, des quadrants solaires portatifs de différentes formes et tailles, un torquetum, appareil de mesure astronomique déjà utilisé par Ptolémée, et leurs pieds reposent pratiquement sur un gigantesque crâne anamorphosé à peu près étalé comme un tapis. Confrontation directe de la Connaissance et du Temps. Face-à-face cruel avec mon incomplétude actuelle et ma finitude prochaine. Vanité ! L’ange-architecte de Dürer s’abîme dans la mélancolie, tout coincé qu’il est à l’un des niveaux inférieurs du quadrivium, la géométrie, ce qui ne lui donne pas accès à la totale compréhension de la marche de l’Univers, et donc au sens profond des choses, en un mot à la face cachée du polyèdre. Comment l’achever ce foutu polyèdre de pierre si on n’a pas accès aux étages supérieurs de la Connaissance, des Arts libéraux, là où se tient l’Astronomie, et hors quadrivium, à la Philosophie et à la Théologie ? Souvenez-vous ! Par ailleurs, la redécouverte de la Complexité, l’un de vos thèmes de prédilection, participe à cette relativisation du Savoir, à la révélation que tout élément de connaissance n’est qu’une infime particule d’une gigantesque Vanité. Nous avons déjà beaucoup discuté autour de tout cela. Pour en revenir à Hildegarde von Bingen, il faut bien revenir un peu à elle quand même, sa quatrième image cosmologique est, si je l’ai bien comprise, et je me répète sans doute, l’illustration du règne de Shiva, le règne du temps donc, mais le danseur cosmique n’apparaît pas directement dans l’image. C’est sa danse qui marque sa présence, et le rythme de sa danse est donné par l’Univers qui tourne sur lui-même avec la précision d’une horloge atomique. Pandora a déversé le contenu fumant de sa jarre sur la planète des Hommes qui paraissent être totalement abandonnés des dieux. Plus d’Homme Universel, de Purusha/Krishna/Christ, plus d’images divines, seul demeure le Temps qui impose sa loi par sa ronde inexorable, une boîte à musique aux rouleaux de feu. Hildegarde n’a plus besoin de l’image de son dieu pour transmettre sa parole, le logos qui est partout dans l’Univers, dans le souffle des vents cosmiques, dans les vagues calmes de l’éther, dans la pluie d’étoiles qui se confond à la chute hivernale des feuilles et se vaporise dans les ondées rafraîchissantes des soirs d’été. Dieu est pur logos et le logos se diffuse partout. Alors Hildegarde von Bingen s’avère être tout à la fois l’ANTI-VÉRONIQUE et l’amplificateur de la Parole ou le porte-voix au strict usage de Dieu.

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     Notes :

    1) Mon texte « Particules et Icônes ». Chapitre sur Jean Fouquet et la Véronique. Référence aux « Très riches heures du Duc de Berry ».

    2) Pierre Theilhard de Chardin (1881-1955), paléontologue, théologien et philosophe.

    3) Vladimir Vernadski (1863-1945), minéralogiste et chimiste, est l’un des pères de la science soviétique.

    4) Toutes les références sont extraites de « La formation de la “Noosphère”. Une interprétation biologique plausible de l’histoire humaine (1947) » in « L’avenir de l’homme » (Editions du Seuil - 1959).

    5) « Redshift » ou décalage vers le rouge (décalage spectrale) des galaxies qui marque leur éloignement les unes des autres du fait de la dilatation de l’espace due à l’expansion de l’Univers. Il peut y avoir un décalage vers le bleu lorsque les galaxies se rapprochent les unes des autres et fusionnent. On parle aussi d’effet Doppler-Fizeau.

    6) Le Mahâbhârata. Livres I à XI, Extraits traduits du sanscrit par Jean-Michel Peterfalvi. Introduction et commentaires par Madeleine Biardeau (Flammarion - 1985).

    7) Toutes les citations proviennent de La Bhagavad-Gîtâ, le chant du Seigneur, traduit du sanskrit avec notes par Anna Kamensky (Le courrier du Livre - 1964).

    8) Friedrich Hölderlin - Hypérion ou l’Ermite de Grèce - Traduction de Philippe Jaccottet (Gallimard – 1973).

    9) Allusion à Spartacus, à la Ligue Spartakiste, ainsi qu’à Rosa Luxemburg (1871-1919) assassiné par la soldatesque de la République de Weimar.

    10) Max Weber - Hindouisme et Bouddhisme (Flammarion - 2003).

    11) Saint Jean - L’Apocalypse - Traduction de Lemaître de Sacy (E.J.L. - 1999).

    12) Les citations qui vont suivre sont tirés de Le Popol Vuh - Les Dieux, les Héros et les Hommes de l’Ancien Guatémala - D’après le Livre du Conseil par Georges Raynaud (Ernest Leroux - 1925 - Librairie d’Amérique et d’Orient - Jean Maisonneuve et successeur - 1975).

    13) François Villon - Le Testament.

    14) Robert Plant, chanteur, et Jimmy Page, guitariste, du groupe britannique Led Zeppelin.

    15) Le Tlalocan est le paradis de Tlaloc, le dieu aztèque de l’eau, paradis qui accueillait les noyés, les femmes mortes en couche, et les jeunes enfants.

    16) Hésiode. Théogonie. Traduction Jean-Louis Backès. (Gallimard - 2001).

    17) Eschyle. Prométhée enchaîné in Eschyle Théâtre complet. Traduction Émile Chambry. (Garnier Frères - 1964).

    18) Heiner Müller. Prométhée in La mission, traduit de l’Allemand par Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger (Editions de Minuit - 1982).

    19) Suite libre donnée par Heiner Müller aux Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos.

    20) Heiner Müller. Hamlet-machine, traduit de l’Allemand par Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger (Editions de Minuit - 1979/1985).

    21) Mon texte sur l’Entreprise, l’Homme qui y travaille, et la Complexité, Philoctète.

    22) Heiner Müller. Germania 3. Les spectres du Mort-homme, traduit de l’Allemand par Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil (L’Arche éditeur - 1996).

    23) Heiner Müller. Shakespeare une différence in Anatomie Titus Fall of Rome, traduit de l’Allemand par Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil (Editions de Minuit - 2001).

    24) William Shakespeare. Macbeth (Act 5 scene 1).

    25) Heiner Müller. Macbeth d’après Shakespeare, traduit de l’Allemand par Jean-Pierre Morel (Editions de Minuit - 2006).

    26) Hésiode. Les Travaux et Les jours. Traduction Jean-Louis Backès. (Gallimard - 2001).

    27) Heiner Müller. Libération de Prométhée in La bataille, traduit de l’Allemand par Jean-Pierre Morel (Editions de Minuit - 1987).

     

     

     

     


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