• Blanc

    Denis Schmite 

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    « Le champ de la couleur doit être réduit au néant, dit Malevitch, c’est-à-dire qu’il doit se transformer en blanc…Le développement du blanc…pointe vers ma transformation dans le temps. Mon imagination en ce qui concerne la couleur n’est plus colorée. Elle se fond en une couleur, le blanc », et donc on en arrive naturellement, si on peut dire, au stade ultime du rejet de toute représentation de quelque « nature » qu’elle soit, le « Carré blanc » plus connu sous le nom de carré blanc sur fond blanc, l’oméga de l’alphabet suprématiste, le point ultime de l’écriture spatiale. Plus rien après !...Enfin, en principe. En tout cas, c’est ce à quoi doit aboutir la création. Il n’y a pas plus zéro que le carré blanc sur fond blanc…Enfin, en principe, parce que le carré n’est pas vraiment blanc, tout comme le fond du reste. Le carré est bien carré mais de travers, car il penche vers la droite. Surtout, le carré blanc est bleuté et le fond est un peu plus gris. Si le carré était véritablement blanc sur un fond blanc on ne le verrait tout simplement pas. En fait, ce que transmet Malevitch c’est l’idée d’un carré blanc. Toujours est-il, à ce moment-là il triomphe et il déclare superbement : « J’ai vaincu la doublure du ciel coloré après l’avoir arrachée, j’ai mis les couleurs dans le sac ainsi formé et j’y ai fait un nœud. Voguez ! L’abîme libre blanc, l’infini, sont devant vous ».

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    Je poursuivis mon raisonnement.

    Tout le monde s’accorde à reconnaître chez Robert Ryman un artiste minimaliste qui réalise des peintures monochromes. Eh bien, disons-le carrément, tout le monde se trompe! Ryman n’est pas un artiste minimaliste et ses peintures n’ont absolument rien à voir avec des monochromes ! Du reste, disons-le encore carrément, les monochromes n’existent tout simplement pas, sauf peut-être dans la peinture en bâtiment ou dans la peinture automobile, et encore…En peinture, ce que l’on appelle « monochrome » est en fait une sculpture de lumière, un piégeur et un dompteur de photons. On y reviendra. Quant au minimalisme, c’est l’Idée qui prime chez lui, pas la réalisation que l’on peut confier à n’importe qui, groupe d’assistants, atelier d’artisan, ou usine, principe que reprendra le conceptualisme du reste. Or Ryman a donné vie lui-même à toutes ses idées, et mieux il n’a cessé d’expérimenter, la matière picturale d’abord, que ce soit l’acrylique, la peinture industrielle, la peinture à l’huile, l’émail, le support ensuite, toiles de jute, de coton ou de lin, papiers cristal ou ciré, plaques de métal, oxydé ou non, ou de fibres de verre, panneaux de bois. Après Malevitch, c’est Ryman qui est devenu le maître du carré, puisque tous ses tableaux sont résolument carrés, et surtout du blanc qui prend de plus en plus d’importance avec le temps pour finalement envahir tout l’espace pictural, ou presque. Donc un blanc qui devient de plus en plus carré, puisque la forme du support donne sa forme à la peinture, le carré blanc. Qu’est-ce qui fait une peinture ? est la grande interrogation de Ryman, mais ce n’est pas la seule, car le choix du blanc est tout sauf anodin. Le blanc symbolise la virginité, la pureté, la lumière, et d’autres choses infiniment plus graves, la Mort par exemple. Mais les questions métaphysiques, ou tout simplement de sens, viennent après celles de pure technique et compositionnelles, tout du moins c’est ce que beaucoup de gens veulent croire en regardant les œuvres de Ryman, quand ils ne les dédaignent pas parce que c’est tout blanc et donc que pour eux ça n’a aucun sens. En regardant très vite un tableau, ou une sculpture, ou une photo, ou une vidéo, les gens disent c’est beau, ou c’est pas beau, sur la base de critères assez sommaires issus de leur éducation normée et puis aussi des publicités qu’ils ont vues dans les revues ou à la télé. C’est pourquoi nombreux sont ceux qui aiment le minimalisme parce que c’est propre, c’est net, c’est « carré », et que ça fait de beaux intérieurs « modernes », comme dans les revues sur «La Maison ». Ils aiment aussi la musique minimaliste états-unienne, celle de Reich, de Glass et d’Adams, à une certaine époque pour Adams, parce qu’ils estiment qu’elle devrait bien résonner dans les beaux intérieurs « modernes » qu’ils ont vus dans les revues sur « La Maison », sauf qu’ils se trompent les gens parce que cette musique n’est pas minimaliste du tout. Son caractère répétitif ne s’appuie en aucune façon sur l’économie de moyens qui est supposée caractériser le Minimalisme, mais, bien au contraire, sur des formations orchestrales souvent énormes et des moyens électro-acoustiques qui le sont tout autant. Il n’y a qu’avec John Cage et Morton Feldman, parfois, et La Monte Young, toujours, que l’on peut véritablement parler de musique minimaliste. Mais le petit bourgeois qui est affamé de modernisme, lui, voit du minimalisme partout. Pour en revenir à Ryman, derrière la question « Qu’est-ce qui fait une peinture ? » se cache cette autre question « Qu’est-ce qui fait la Beauté ? » et finalement cette autre encore « Qu’est-ce que l’Art ? ». A cette dernière question, Ad Reinhardt, l’une des références majeures de Robert Ryman répondait : « L’art n’est pas ce qui n’est pas de l’art » (), jolie formule toute emprunte d’ontologie négative, et Ad Reinhardt avait une idée très précise de ce qui n’était pas de l’art, c’est-à-dire une pratique visant à la « représentation », à la « figuration ». Pour lui, la seule quête que doive conduire l’artiste est celle de « l’abstraction pure » qui est « la première peinture universelle véritablement libre de style, de maniérismes, de liens et d’entraves ». La peinture se doit d’être ascèse. Il faut répéter et répéter encore le geste, « peindre et repeindre inlassablement la même forme », travailler toujours sur le même format à la même composition avec le même pigment, sur un « même rythme », « de façon à tout fondre dans la dissolution et l’indivisibilité ». Et Reinhardt de conclure : « La seule norme en art est l’unité et la beauté, la justesse et la pureté, l’abstraction et l’évanescence ». Ah ! Il savait penser et parler Ad Reinhardt, ce qui était tout à fait exceptionnel chez les artistes états-uniens plutôt muets de son époque, ceux d’avant le conceptualisme. Il est vrai que la parole leur avait été quelque peu confisquée à ces gens par les serviteurs d’une idéologie impériale, les Greenberg et autres Rosenberg, dont il serait bien intéressant de rechercher, derrière une sensibilité marxiste première et affichée, les possibles pressions subies ou les relations entretenues avec une certaine agence dite centrale et d’intelligence. En ce temps-là, il s’agissait d’arracher sa prééminence artistique à l’Europe et à Paris surtout, d’où le faible écho reçu dans le Monde de Support-surface qui posait à peu près les mêmes questions que les artistes états-uniens mais qui y répondaient peut-être avec plus de pertinence. « Qu’est-ce qui fait la peinture, la Beauté, l’Art ? ». Partant d’une abstraction géométrique très colorée relevant de « l’Hard-edge painting », la peinture d’Ad Reinhardt faite de la superposition de couches de pigment très fines s’assombrit de plus en plus jusqu’à atteindre le presque noir où plus aucune forme n’est véritablement discernable, si ce n’est un motif cruciforme qu’il répétera inlassablement au cours des dernières années de sa vie, la croix redécouverte du Suprématisme ? Alors, les « Ultimate paintings », les véritables icônes ? Ce serait un comble pour cet iconoclaste absolu qu’était Ad Reinhardt. Robert Ryman part lui aussi de l’abstraction géométrique et certaines de ses formes des débuts, les « Untitled » des années soixante, plus ou moins des rectangles ou des carrés blancs, paraissent se déplacer sur la surface picturale, toile écrue ou plaque d’aluminium, et entrer en collision parfois avec d’autres formes colorées aux contours plus nets, s’il s’en trouve sur leur chemin, comme des auto-tamponneuses qui chercheraient à se percuter sans cesse. Les formes blanches sont des formes grouillantes faites de touches d’acrylique ou d’huile plus ou moins épaisses sur un fond noir ou bleu. Les couleurs formées sont vivantes et elles se déplacent, ce qui n’est pas le moindre des enseignements reçus de Malevitch par Ryman. « Back talk » est constitué de cinq petites toiles, comme des boîtes de Petri mais carrées, toutes grouillantes de touches allongées blanches, bleues et rouges, mais les blanches dominent déjà très largement. C’est comme si dans ces boîtes, « Back talk », Ryman cultivait des levures ou des bactéries qu’il n’aurait plus qu’à déposer par la suite sur le support, toile de jute, de coton ou de lin, afin qu’elles se développent pour faire tableau. En fait, Ryman parle plus volontiers de Mark Rothko que de Kazimir Malevitch, du choc qu’il a reçu en voyant ses peintures et de ce qu’il en a retenu : la couleur fait forme, pourtant principe malévitchien s’il en est. L’aspect métaphysique des tableaux de Rothko, laisse-t-il entendre, ne l’intéressait pas du tout, et pourtant !...Toujours est-il, Rothko en tant qu’élève de Hans Hofmann, peintre allemand fin connaisseur des « avant-gardes » européennes et père des abstraits états-uniens, en a entendu parler de Malevitch, et puis de Mondrian aussi. Mais, quand on l’interroge, Rayman, sur les peintres qui sont importants pour lui, il citera volontiers Matisse pour la sûreté de son jugement et de son geste, et puis aussi Cézanne parce que chez lui les choses paraissaient faciles, car il comprenait naturellement la peinture. C’est ce qu’il recherche en fait, lui, en tant que représentant d’une abstraction radicale c’est-à-dire qui rejette absolument la représentation de la nature, c’est que les choses paraissent faciles et « naturelles ». A l’opposé de Reinhardt qui disait à qui voulait l’entendre que les « Expressionnistes abstraits » ne faisaient que « des intérieurs d’appartements pour Harper’s Bazaar », autrement dit des beaux salons « modernes » pour les petites bourgeoises états-uniennes. Rayman, lui, persiste à leur vouer un amour sans borne aux « Expressionnistes abstraits », les Rothko, De Kooning, Kline et consorts, et cet amour est aussi un point de différence majeur d’avec les Minimalistes. Bon ! Pourquoi le carré et le blanc alors ? Le carré est rassurant parce qu’il est parfaitement équilibré. « The square has always just been an equal-sided space that I could work with », dit Rayman, c’est-à-dire, en gros, le carré avec ses côtés égaux est un espace confortable où je peux travailler. On pourrait ajouter que le carré c’est plus facile à dessiner à main levée que le cercle, mais il est vrai aussi qu’il est moins symétrique. On ne peut pas plus symétrique que le cercle, on a déjà discuté là-dessus à propos de la Beauté. Quoi qu’il en soit et quoi qu’on en dise, Robert Ryman est un artiste que la symétrie intéresse, mais en même temps sa conception de la Beauté ne repose pas sur la stricte symétrie. La beauté qu’il propose vacille au bord d’un précipice. Elle est presque toujours menacée de déséquilibre. Ryman joue avec une sorte de dialectique entre l’équilibre du carré, l’harmonie du contenant, et le déséquilibre relatif de ses compositions, l’instabilité du contenu. Son désir pourrait être ailleurs. Il ne le cache pas et il le répète même à l’envi : il est avant tout pragmatique, c’est-à-dire quelqu’un qui pense concrètement au travers des matériaux, de leurs textures, et il ne fait référence ni à Malevitch, ni à Mondrian, ni même à Josef Albers, l’un des anciens profs du Bauhaus devenu directeur du Black Mountain College, donc quelqu’un qui comptait aux États-Unis et ailleurs bien avant, et qui en a fait des carrés dans des carrés dans des carrés. Et pourtant !… Concernant le blanc, il dit qu’il est vraiment intéressant parce qu’il a une nature à tout révéler. « White has tendency to make things visible ». Par exemple, si on porte une chemise blanche et que l’on boive du café, la moindre tâche que l’on fera se verra comme le nez au milieu de la figure. Avec une chemise noire, ce ne serait pas aussi évident. Ryman utilise le blanc pour masquer la couleur comme dans « File », « Page », « Lift » et surtout « Series #9 (White) » et beaucoup, beaucoup d’autres tableaux. Les carrés sont plus ou moins parfaits, la pâte blanche est plus ou moins épaisse et plus ou moins dense, plus ou moins croûteuse aussi, le blanc de réserve, car il y en a presque toujours sur les bords, est plus ou moins important. Il faut que l’on comprenne quel outil a été utilisé, brosses ou pinceaux de toutes dimensions, couteaux, etc. Il l’a annoncé lui-même, Robert Ryman est avant tout un expérimentateur, et il fouille en continu la matière picturale tel un archéologue la glèbe pluriséculaire, tel un laborantin obsessionnel il teste tout ce qui peut d’une manière ou d’une autre contribuer au miracle, et il s’acharne à faire partager l’émotion de ses découvertes multiples aux lecteurs de ses tableaux. Il veut tout leur montrer, tout leur faire comprendre, tout leur faire ressentir. Avec les « Series #9 (White) », des huiles sur toile de tailles moyennes, il procède par couches fines de pigments qui se superposent, mais il est vrai aussi que c’est dans la nature des couches de se superposer, et la couche blanche ultime, parfois vaporeuse, parfois cotonneuse, couvre toutes les autres qui forment une espèce de fond bleu-noir, comme le ferait un gros nuage carré d’un ciel chargé d’orage. Le nuage est une image, bien sûr, qui ne correspond à aucune intention de Ryman mais, comme il le dit lui-même, les gens ont toujours besoin d’images pour saisir les choses, et lui il ne peut pas contrôler les images des gens, donc s’ils évoquent des nuages… Au tout début, Ryman ressent comme un besoin de donner une structure visible à ses tableaux, en posant au crayon un quadrillage sur la toile, ou en collant sur une feuille de carton mousse des feuilles de papier, puis en distribuant sur le quadrillage des formes bouillonnantes, à la géométrie encore imprécise, à grosses touches d’acrylique comme dans certains « Untitled », ou en positionnant un carré blanc plus ou moins évanescent et plus ou moins ample au milieu du plan défini par le treillage de feuilles de papier, comme dans « Classico IV » et « Classico 6 ». Où Robert Ryman rejoint Piet Mondrian, c’est dans sa conception de l’espace pictural, et puis il rejoint Malevitch dans sa conviction que le blanc est une couleur, la couleur la plus importante puisqu’elle est destinée à couvrir toutes les autres. La peinture fait partie du mur auquel elle est accrochée et même de l’espace dans lequel elle est exposée. La peinture gagne tout son environnement et tout l’environnement participe de la peinture. L’interrogation majeure de Ryman porte sur les limites du tableau. En fait, il n’y en a plus aucune de limites. Une ligne diagonale à la craie bleue peut s’échapper d’un angle du carré blanc de la toile et parcourir le mur blanc, « Impex ». Un tableau blanc c’est quelque chose d’autre que la couleur blanche. Un mur blanc c’est quelque chose d’autre que la couleur blanche. La peinture fait partie du mur et le mur fait partie de l’espace qu’il ne se contente pas de délimiter. Le grand acteur de tout ceci, au côté de l’artiste, c’est la lumière. Ils travaillent ensemble, l’artiste et la lumière. Ils sont associés. Ce que recherche l’artiste c’est un collaborateur idéal, la lumière idéale, que celle-ci vienne directement de l’extérieur ou qu’elle soit imposée par reflet. La peinture, le mur et l’espace changent avec la lumière qui, si elle est naturelle, change avec l’heure de la journée et la météorologie. Ainsi, on pourrait parler d’une forme particulière d’art cinétique, d’un art procurant des sensations au regardeur-lecteur non pas en fonction de ses propres déplacements mais en fonction des variations de la lumière, c’est-à-dire en fonction du Temps. Il y a ici tout un jeu sur l’absorption et la réflexion de la lumière. Sculpture de lumière, je l’ai déjà évoqué. « My painting needs place and a certain situation, it needs light », résume Ryman, et cette peinture ne pourrait en aucune façon supporter la présence d’une autre peinture, c’est-à-dire celle d’un autre peintre, partager avec cette autre et cet autre l’espace et la lumière. La peinture de Robert Ryman est une peinture exclusive, un absolu, et c’est en ce point qu’il rejoint Ad Reinhardt, qu’il se montre aussi radical que lui. Donc, cette peinture est connectée au mur, elle en a besoin, et elle pourrait se prolonger sur et en lui, et en même temps elle pénètre l’espace dans sa totalité véhiculée par une lumière transcendantale. Là, Ryman réagit très fort. Il affirme qu’il ne sait pas ce que veulent dire les mots « transcendant » et « transcendantal », et il rejette expressément toute forme de spiritualité que l’on voudrait trouver dans ses œuvres. Il n’y a pas non plus de symbole, ni d’histoire racontée, ni de message politique. Quand on le questionne sur le courant de pensée auquel pourrait être relié son travail, tout au plus se déclare-t-il personnellement sensible à l’Existentialisme, mais il ne sait pas trop pourquoi ni comment, et en fait ceci n’a aucune importance. Ce qu’il veut c’est ne pas être limité dans ses expérimentations. C’est tout ! Selon lui, tout est affaire de sensation, d’émotion, pas de connaissance. La peinture, sa peinture, ne représente rien d’autre qu’elle-même. « The paintings don’t signify anything than how they work in the environment ». That’s all ! Il s’agit de créer une ambiance optique. Regarder une œuvre, dit-il encore, c’est avoir une expérience visuelle, voir quelque chose qu’on n’a jamais vu auparavant, et c’est vrai que les environnements de Ryman faits de peintures, d’espace et de lumière, on ne les a jamais vus ni vécus auparavant. Montrer une de ses peintures dans un catalogue c’est ne donner qu’un fragment, un détail d’une œuvre, ce qui n’a pas grand sens. Une œuvre de Robert Ryman faites de peintures, d’espace et de lumière ça se vit. La lecture des peintures de Robert Ryman doit aussi se concevoir comme un voyage au cœur de la matière, de la matière picturale s’entend, et puis aussi de fractions d’espace-temps. Il y a des peintures lisses et uniformément blanches, huile sur acrylique, « Regis », et lac émaillé sur toile de lin, « Channel », puis légèrement vibrantes, faites de successions de petites touches très blanches, mouvements ondulatoires, huile sur toile de coton, « Best or Worst », modérément fourmillantes, comme entrechoquement faiblard de particules fatiguées, sorte de lassitude brownienne, « Pressor », enfin totalement bouillonnantes, bousculades et chevauchements de mots effacés dans la peau d’un parchemin élimé, « Contract » ou « Document ». C’est comme si nous observions une région vide de l’espace-temps en opérant constamment des changements d’échelles jusqu’à l’ultramicroscopique, et que nous en arrivions à scruter « l’effervescence de la mousse quantique » telle que conceptualisée par John Wheeler, encore lui, une spéculation que vous avez tenté de m’expliquer à de multiples reprises et dont je n’ai probablement pas encore saisi toute la subtilité, rappelai-je au Maître en modernité. Robert Ryman en tant que révélateur de la mousse quantique de la peinture ! Pourquoi pas ! Je retire de tout ceci le sentiment que Ryman veut nous donner une image de la complexité des choses, des particules élémentaires de la peinture à l’agitation plus ou moins tranquille de l’univers, son témoignage un peu narquois d’une réalité picturale inobservable jusqu’avant lui. Enfin, il y a cet étrange trou blanc, « Van », qui aurait pu représenter tout à la fois une synthèse et un aboutissement de son œuvre, et qui, quoi qu’il puisse en dire, ouvre sur d’autres champs que ceux de la stricte et froide habilité d’un manipulateur de la matière, d’un bricoleur ingénieux. « Van » est un bouillonnement de peinture à l’huile, une mousse blanche sur un panneau de « lumasite » laqué et émaillé, qui s’entrouvre comme une porte sur ce que Kazimir Malevitch appelait « l’abîme libre blanc », c’est-à-dire la blancheur de l’infini et de la vie éternelle. Quatre petits carrés tracés au crayon, vierges pas même effleurées par les touches du pinceau, et posés aux angles du grand carré blanc, délimitent l’espace réservé à la peinture et donnent à l’ensemble un vague aspect cruciforme, possible référence à Ad Reinhardt le grand aîné. Le panneau est fixé au mur par huit clous, et les choix de Ryman en matière de fixation, tout comme ceux relatifs aux supports, ne sont jamais innocents. Il peut agrafer ses œuvres, utiliser des tringles d’aluminium, des crampons de bois ou d’acier souvent oxydé, etc. etc. Il avoue aimer travailler avec des qualités duales, jouer sur les oppositions dur (hard)/mou (soft), « working with hard and soft », dureté des clous et des fixations de métal, douceur du papier de soie glycériné, rugosité des bords du support pictural, onctuosité des couches de pigment superposées, rouge de la rouille des pitons d’acier, blancheur avivée par la lumière de la pâte picturale, sécheresse du trait de graphite, légèreté crémeuse de la touche de peinture, etc. etc. On retrouve nombre de ces oppositions dans cette singulière tasse de café à la crème qu’est « Van », mais précisément si on retire la crème sur les bords, avec une petite cuillère par exemple, que reste-t-il ? Le trou blanc ! Un trou blanc tout aussi vertigineux que celui de Hieronymus Bosch, image rapportée de son expérience de la mort imminente. Alors ! Faut-il nécessairement croire Ryman quand il se réclame le prophète de la NON-METAPHYSIQUE ? Plus généralement, faut-il croire les artistes dans toutes leurs affirmations et déclarations ? Ne jouent-ils pas continûment avec la réalité et la vérité ? La réponse est qu’il ne faut jamais croire personne, ni les gens de notre contemporanéité en général, ni les artistes en particulier, et encore moins que les autres les commentateurs de tous poils, critiques d’art, philosophes et autres galeristes, surtout quand ils se gargarisent de minimalisme et de peinture monochrome, autrement dit lorsqu’ils évoquent l’œuvre de Robert Ryman.

    Je partage totalement votre opinion à propos de la réception du Minimalisme par la fraction moyennement aisée des populations de l’Occident, me déclara le Maître en modernité, petite bourgeoisie qui mélange du reste allègrement Minimalisme et Japonisme sans connaître véritablement ni l’un ni l’autre. Tous les deux sont propres et jolis, passablement modernes au sens du modernisme, et ça leur suffit pour décorer leurs salons. Je suis également en total accord avec vous pour ce qui est de la musique répétitive, injustement étiquetée « minimale », et que je n’affectionne pas plus que cela non plus. À mon sens, jamais le qualificatif de « musique d’ameublement » n’a trouvé à mieux s’appliquer ! Bizarrement votre histoire de trou blanc me renvoie à ce que raconte…Pierre Soulages, le maître du noir, à propos de sa rencontre avec le trou et le blanc. Il ne s’agit pas de passer en revue l’ensemble de l’œuvre de Soulages que tout le monde connaît ou croit connaître, ni de revenir sur la question du « monochrome », mais il faut tout de même replacer un tant soit peu les choses dans leur contexte. Soulages répète en continu, à qui veut l’entendre, à propos de son « Outrenoir », qu’il ne fait pas une peinture monochrome mais mono-pigmentaire, et on peut bien affirmer que son « Outrenoir » est avant tout « une sculpture de lumière », pour reprendre votre image, tout autant que le blanc de votre « ami » Ryman. Du reste, il parle aussi de « noir-lumière ». Dans sa pratique artistique, il affiche les mêmes intérêts que Ryman, en plus raisonnable, en moins radical peut-être, quoique traversé par une passion semblable, beaucoup plus violente parfois, à l’égard de la matière, la peinture, l’encre, le verre, le bronze, du support et de son lien évident avec la matière, quand il ne se confond pas avec elle, la toile, le papier, le cuivre, de l’espace, celui à peindre mais aussi l’environnement, au sens large du terme, et enfin de la lumière, perçue tout à la fois comme outil, comme objet de désir et aussi comme matière à travailler. Matière sombre et hiératique contre mousse blonde et agitée. Pour faire court Soulages est tout autant expérimentateur et bricoleur que Ryman…mais lui ne rejette pas la métaphysique, à tel point qu’il dit souvent rechercher « la qualité METAPHYSIQUE de la lumière », notamment quand il crée et puis qu’il décrit les vitraux de l’abbatiale de Conques, mais pas seulement. À côté de la peinture stricto-sensu, Soulages a réalisé un nombre appréciable d’estampes, eaux-fortes, aquatintes, lithographies, sérigraphies. Les estampes de Soulages me renvoient immanquablement à la statuaire archaïque, non pas aux idoles aux faces anonymes qui veillent sur les hommes et les îles de mon pays, mais plutôt à celle massive de la Mésoamérique, déités tectoniques et monstrueuses, la Coatlicue toute vêtue de serpents des Aztèques par exemple, horrible déesse mère d’un peuple rongé par l’angoisse de mort ainsi que d’effroyables fils-vampires, ou bien alors à une calligraphie épaisse, dessinée à la brosse plutôt qu’au calame, parfois comme rageusement griffée ou barbouillée par des censeurs sauvages, les iconoclastes obscurantistes de toutes les époques. Les iconoclastes ne sont pas tous obscurantistes, loin s’en faut. Seuls le sont ceux sous dépendance d’un monothéisme…mais là je suis entrain de m’égarer. Il y a un trop-plein de brutalité dans ces estampes et j’y perçois encore le fracas terrible des combats menés par l’artiste contre la matière, métal ou pierre, à graver. C’est avec les eaux-fortes que Soulages a découvert le trou et le blanc, et par conséquent le trou blanc. Même si elle appartient au procédé dit de taille-douce, l’eau-forte est une technique brutale puisque après avoir gravé la couche de vernis recouvrant la plaque de cuivre, on attaque à l’acide les parties découvertes par la gravure. On parle de « morsure » du cuivre, et l’acide se substitue à l’artiste dans son combat contre la matière. « Je voyais dans son action corrosive, dit Soulages à propos de l’acide, quelque chose qui appartient au temps, au temps qui use les choses, qui détruit les choses…les formes obtenues…c’était un peu de temps piégé par la matière » (). L’encre s’accumule dans les sillons creusés dans le cuivre et plus le creux est creux plus il y a d’encre. Soulages pouvait utiliser des quantités hallucinantes d’acide, jusqu’à son propre poids dit-on, pour creuser le plus profond possible, pour que s’accumule le plus d’encre possible, pour atteindre le noir le plus total, l’absolu du noir. Il y avait possiblement dans ce labourage frénétique comme une rage sexuelle, dans cet acharnement sur la matière comme un désir cannibalique…jusqu’à ce que le creux devienne trou, autrement dit plus rien, ou encore le trou en tant qu’absolu du creux mais incapable de contenir l’encre. L’eau-forte, technique de taille-douce ou de gravure en creux, n’est que pure violence car elle est arrachement ou annihilation par corrosion. Enfin, le papier est écrasé sous le cuivre et sous la presse. Sous le cuivre et sous la presse, la « chair du papier » comme l’appelle Soulages devient tout à fait autre. Elle est aplatie, laminée, lissée, mais le blanc surgit brusquement du trou, plus blanc que le blanc par contraste avec les nuances sombres de la bordure, plus ou moins couleurs ou totale obscurité. « Là où le cuivre est troué, le papier…garde sa vie de papier », s’émerveille-t-il. « À cause du gaufrage [le papier (ou le blanc)] avait un relief et une vie », ajoute-t-il. Par le trou du cuivre le papier se fait lumière qui jaillit comme une source de vie. Chez Pierre Soulages, le blanc n’est ni le non-objet absolu, le niveau ultime de rejet de l’Art en tant que représentation, ni la couleur de l’infini, un abîme sans fond et sans fin, mais la vie absolument résistante aux morsures de l’acide du temps. On pourrait ajouter que le blanc est absolument NON-MATIÈRE et par conséquent pur esprit.

    Le temps fracasse les icônes, car elles ne sont qu’illusions, déclarai-je au Maître en modernité. Aujourd’hui si l’on examine bien le « Carré noir » conservé par la Galerie Trétiakov à Moscou, on contemple une face comme ravagée de lèpre, torturée, creusée de sillons douloureux, telle l’image qui aurait pu être collectée par Véronique sur le parcours de la Passion, l’image acheiropoïète, la Vera Icona. Le temps, qui use et détruit toutes les choses comme le soulignait Soulages, a fait se craqueler abominablement les pigments de mauvaise qualité utilisés par Malevitch, et sous le noir on sent une terrible pression qui s’exerce, une purulence blanche qui s’évertue à faire éclater le bubon noir, le mal blanc, un magma blanc prêt à jaillir et à s’étaler sur la peau picturale, car sous le noir il y a toujours le blanc, blancheur de la toile du peintre, blancheur de la page de l’écrivain, blancheur de l’âme originelle, il y a dans le retour fracassant du blanc quelque chose de l’ordre de l’action d’un Sauveur-Rédempteur, ou bien encore de la destruction des idoles noires de l’Afrique par les « Pères blancs ». Quand j’étais petit, certains soirs, la télé affichait dans le coin droit de son écran un petit carré blanc, avertissement moralisateur enjoignant aux enfants d’aller se coucher car le programme de ces certains soirs ne leur était pas destiné. Vous avez évoqué tout à l’heure le carré noir en tant que cache-sexe de l’univers en son entier, celui qui masque les trous noirs. A une certaine époque, il y eut aussi le carré blanc comme cache-sexe de l’univers télévisuel, beaucoup plus petit celui-ci.

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    Le Constructivisme était mort et le Suprématisme n’a pas survécu après que Malevitch eût écrit son testament au Bahaus de Gropius à Dessau.

    Oui ! Mais avant de mourir, il a fait d’autres choses, Malevitch, quand même ! En architecture surtout, parce que pour le reste c’est trop régressif, je veux dire ce retour contre-nature à la peinture figurative, et je dois avouer que ça ne m’intéresse plus vraiment, réagit assez vivement le Maître en modernité.

    Ben oui ! Après le rejet des « Proons » en tant qu’images possibles de l’architecture suprématiste, il a produit des « Planites » et des « Architectones » qui représentent pour les adeptes de la science-fiction quelque chose comme une cité spatiale ou un vaisseau du futur, répondis-je. Mais la science-fiction n’était pas le propos de Malevitch. Ce qui l’intéressait, lui, c’était la transposition des principes du Suprématisme à l’architecture ainsi que la poursuite de sa recherche cosmique, et métaphysique, en développant ses idées autour du blanc, car c’est bien le Carré blanc qui est à la base des « Planites » et des « Architectones ». En fait, les « Planites » sont des « Architectones », mais ils sont horizontaux, alors que les autres, que l’on nomme résolument « Architectones », sont verticaux. Les « Architectones », que Malevitch affubla de noms bizarres, Alpha, Bêta, Gotha, puis Colonnes pour les verticaux, sont des objets purement théoriques à destination des futurs architectes ou des architectes du futur réalisés sous forme de maquettes en plâtre qui incluent parfois, mais c’est rare, du bois et du verre. Donc, les « Architectones » marquent le grand retour de l’objet ainsi que l’introduction de l’espace-temps dans le Suprématisme, avec ses trois dimensions d’espace et une de temps, temps futur des architectes. Mais j’avoue que pour moi, avec la superposition des couleurs formées et le mouvement de traversée du plan pictural, l’espace-temps, dans toutes ses dimensions, a toujours été présent chez Malevitch. Concernant le Carré blanc, il s’agit de le prendre et de le « volumétriser », c’est-à-dire d’en faire un cube, de l’étirer en parallélépipède, ou de le conserver comme tel, de le comprimer ou à l’inverse de l’enfler, ou une fois encore de le conserver comme tel, puis de le coller avec d’autres auxquels on aura fait subir le même sort, de les juxtaposer ou de les disposer les uns à côté des autres, en suivant bien évidemment certaines règles de logique intuitive et d’harmonie, et si on étale le tout, si on l’ancre à la terre, on a une cité plus ou moins futuriste, le « planite », ou bien si on l’élève, si on l’étire, si on le projette dans l’espace, on obtient un monument tout aussi titanesque que le « projet de monument à la Troisième Internationale » de Tatline, mais en pas du tout tire-bouchonné, un « Architectone-colonne ». Ainsi les « Architectones » peuvent être constitués d’une centaine, voire plus, d’éléments issus du Carré blanc. Il y a là-dedans, bien entendu, à la fois la Tour de Babel et la Jérusalem Céleste mais aussi et surtout toute la vision cosmique, la projection ou la matérialisation de l’esprit, et pourquoi pas de l’âme, de Malevitch lui-même. Il est assez convenu de déceler dans les tours et les bâtiments autres, en verre ou non, réalisées aux Etats-Unis par les architectes exilés du Bauhaus, tels Ludwig Mies van der Rohe et Marcel Breuer, et par leurs disciples locaux, Philip Johnson notamment, une forte influence de Kazimir Malevitch et de ses « Architectones », et plus généralement de faire de Malevitch et de ses œuvres l’une des bases indiscutables de l’Architecture contemporaine. Pourquoi pas, là encore ! Mais ça doit pouvoir se discuter quand même, car Malevitch était, lui, un artiste qui fréquentait davantage le ciel que la terre.

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