• Cloches de Bastales…

      Rosalia de Castro  traduit par  Jean-Pierre Tardif

     

     

    Cloches de Bastabales,

    quand je vous entends sonner,

    je me meurs de solitudes.



                       1


    Quand je vous entends sonner,
    cloches, cloches aimées,
    sans le vouloir je me remets à pleurer.

    quand je vous entends au loin,
    je crois que c’est moi que vous appelez,
    et je souffre au plus profond de moi.

    Je souffre, de douleur blessée,
    car si j’avais auparavant une vie complète,
    je n’ai plus désormais qu’une moitié de vie.

    Une moitié seulement m’ont laissée,
    ceux qui de là-bas m’emmenèrent,
    ceux qui de là-bas m’enlevèrent.

    Ils ne m’enlevèrent pas - traîtres ils furent -
    les amours à la folie, hélas,
    hélas, les amours fous.

    Car les amours s’enfuirent,
    et vinrent les solitudes...
    Elles m’ont consumée d’affliction.



                       2

     
    Au point du jour là-bas
    je gravis les collines
    prestement, lestement.
     
    Leste comme un cabri,
    pour entendre au loin
    le premier coup de cloche.

    Le premier coup de cloche de l’aube
    Que m’apportent les vents légers
    Me voyant un peu plus rassérénée.

    Me voyant moins éplorée,
    ils me l’apportent sur leurs ailes,
    bondissant et plaintif.

    Plaintif et tintinnabulant
    parmi les verts fourrés,
    parmi les verts boqueteaux.

    Et dans la prairie verte,
    sur l’étendue de la plaine,
    bondissant, capricant.



                        3


    Doucement, tout doucement,
    je vais, taciturne, le soir venu,
    sur le chemin de Bastabales.

    Sur le chemin de ce qui fait ma joie ;
    et jusqu’à ce que le soleil se cache,
    je m’assois sur une pierre.

    Et là je regarde
    la lune apparaître peu à peu
    et le soleil se coucher.

    Se coucher, se cacher,
    tandis que la lune va courant
    sans savoir où.

    Où peut-elle donc bien aller, si seule,
    sans que nous, tristes spectateurs,
    obtenions d’elle ni écoute ni parole.

    Si elle nous écoutait, parlait,
    que de choses lui dirais-je,
    que de choses à lui conter.



                        4


    Chaque étoile, son diamant ;
    chaque nuage, blanche plume ;
    la lune triste devant.

    La lune devant et qui éclaire
    plaine, prairie, tertres, ruisseaux,
    alors que manque le jour.

    Manque le jour, et la nuit noire
    descend, descend peu à peu
    à travers des montagnes de verdure.

    De verdure et de feuillage,
    et la diaprure des fontaines
    à l’ombre des frondaisons.

    Des frondaisons où chantent
    les oiseaux piailleurs
    qui se réveillent avec l’aurore.

    Qui avec la nuit s’endorment
    pour que chantent les grillons
    qui se manifestent avec l’ombre.



                        5


    Le vent court, le ruisseau va,
    des nuages sans fin galopent
    sur le chemin de chez moi.

    De chez moi, de ma maison, de mon refuge ;
    tous s’en vont, moi je demeure
    sans personne, sans ami.

    Je demeure et contemple
    les lumières des maisons, les foyers
    vers lesquels montent tous mes soupirs.

    ………………………

    La nuit vient…, le jour meurt,
    les cloches sonnent, lointaines,
    l’Ave Maria.

    Elles sonnent pour que je prie ;
    mais je ne prie pas, car les sanglots
    qui m’étouffent paraissent, eux,
    vouloir prier à ma place.

    Cloches de Bastabales,
    quand je vous entends sonner,
     je me meurs de solitudes.


                        * 

     
    J’ai bien vu le hibou,
    là-haut sur ce rocher.
    Je n’ai pas peur de toi, hibou ;
    hibou, je n’ai pas peur du tout !



                        1


    Une nuit, nuit aussi noire
    que la peine que j’éprouve,
    nuit fille des ailes sombres
    que déploient les peurs ;
    à l’heure où chantent les coqs,
    heure où gémissent les vents,
    où les sorcières dansent, dansent
    avec le démon suprême,
    arrachant les chênes verts,
    fendant tuiles et portes,
    sorcières toutes de blanc vêtues,
    aux blancs cheveux épars,
    contre qui aboient les chiens
    présageant triste sépulture ;
    heure où l’on voit briller
    parmi les genêts épineux,
    comme des chandelles allumées
    des yeux de loup affamés,
    où les branches des forêts
    murmurent doucement entre elles,
    et où les feuilles mortes que disperse
    le vent inquiet de la nuit
    s’amassent en tourbillons
    dans un long frémissement
    moi, m’en allant sur le chemin de l’église,
    seule avec mes pensées,
    près de la fontaine de la Vierge,
    au ras du cimetière,
    après avoir senti un souffle
    qui m’a coupé la respiration,
    j’ai bien vu le hibou
    là-haut sur ce rocher.



                        2


    Aussitôt j’en ai eu
    la chair de poule,
    et les cheveux dressés
    aussitôt sur ma tête,
    des gouttes de sueur coulant
    sur ma poitrine
    je tremblais comme tremblent
    quand il fait du vent les eaux
    dans le bassin de la fontaine
    qui toujours déborde.
    Ce hibou perché là-haut,
    comme s’il eût été le démon lui-même ;
    me regardait fixement
    de ses yeux rapaces,
    et je crus bien être la proie de ces yeux-là
    dès que je les vis de loin.
    J’eus l’impression qu’ils étaient de feu
    et qu’aussitôt ils me brûlèrent ;
    ils me faisaient l’effet de tisons rouges,
    tisons du brasier des enfers
    qui, traversant mes pupilles,
    vinrent pénétrer mon cœur.
    J’éprouvais alors le remords
    de coupables amours…
    Hélas ! Celui qui a vécu de telles amours
    ne peut trouver d’apaisement !
    Il pleuvait à verse
    et tous les vents de la terre soufflaient,
    et moi éclaboussée de boue
    je ne me hasardai pas à cheminer, 
    le hibou qui toujours me fixait
    m’attendait sur son rocher.
    Mais je me souvins de la Vierge
    que je porte toujours avec moi,
    je lui récitai un Ave Maria
    et retrouvant un nouveau souffle,
    comme les oiseaux de mer,
    je traversai à la nage le ruisseau
    je passai en courant par dessus
    la clôture, sautai en bas du portillon
    et de là je criai alors
    avec tout ce qu’il me restait de force :
    Je n’ai pas peur de toi, hibou,
    hibou, je n’ai pas peur du tout !
     

     

    Rosalia de Castro (1837 - 1885)  

     traduit du Galicien par Jean-Pierre Tardif   (“Le plus grand poète lyrique espagnol   du XIXème siècle” J.P.T.)
    in Tiens n°9 (nov. 2000). 


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