• Ils (en marche ou grève)

     Jean-Claude Leroy

     

    De long mois de sieste avaient fini par les épuiser, une sorte d’engourdissement semblait ralentir les gestes qui régulaient leur quotidien révolutionnaire. Moins de vélocité dans les mouvements essentiels, et même une certaine indolence qui pouvaient s’apparenter aussi bien à du je-m’en-foutisme qu'à une torpeur endémique. Une lubie les avait alors saisis : si on allait passer un mois dans un camp de travail pour se changer les idées ! Cinq semaines, rectifia l’un d’eux, on a droit à cinq semaines !

    Les grasses matinées retrouveraient sûrement leur charme après un rappel de la condition qu’avait connu l’humanité pendant la courte mais si funeste période d’égarement productiviste. C’était maintenant sur un champ de ruines que s’écoulait la séquence harmonieuse enfin advenue. Mangées par la rouille ou immobilisées par un défaut de cerveau, de serveur ou de désir de tuer, les armes ou les machines – on ne savait les distinguer – demeuraient à l’état de vestige, traces encombrantes d’un passé révolu. On se souvenait vaguement de la dernière séquence de cette ère lamentable, la Macronie, se demandant comment autant de stupidité avait pu trôner sur autant d’imbéciles à la fois.

    C’est seulement par défi que nos imbéciles d’aujourd’hui, ces fameux ils, arrivèrent dans cette étrange usine à l’heure exacte du premier huit. Des centaines d’hommes et de femmes étaient attelés chacun à une fausse machine, des bras métalliques leur tendaient les mains. Peau bronzée, corps reposé, l’esprit dilaté, étrangement dispos, ils pouvaient sans rechigner s’attaquer à la tâche. Les uns emboutissaient, les autres désemboutissaient, par un effort équivalent pour une exécution équivalente, à la fin l’absence de résultat était contrôlée avec minutie et scrupule. Il s’agissait de surtout ne rien produire, rien ajouter à la vacance revendiquée. On vérifiait les volumes, la neutralité de l'espace, la qualité de l'ennui, l'absence d'ambition, et enfin on vérifiait les on. La première journée fut amusante à plus d’un titre, une certaine contraction musculaire déclenchait sur les membres de certains d'entre eux ce qu’ils durent appeler une douleur, ils en sourirent tout en se massant les uns les autres, comme leurs vieux les massaient quand ils étaient petits.

    Les jours suivant ils crurent inventer un rythme, une inévitable propension à l'efficacité les rattrapait. L’un d’eux ne s’en méfia pas suffisamment, il rêva que la somme de ses gestes répétés allaient aboutir à un objet de plaisir, un objet qui trouverait grâce aux yeux de ses camarades, peut-être une œuvre d’art. Mais son rêve heureusement se rendormit et il revint à la réalité, celle des efforts évidemment inutiles. Les dernières semaines furent pénibles, les attraits de la découverte s’étaient évanouis, et on remarquait par trop les collègues ouvriers qui, eux aussi, finissaient par trouver bien éprouvante cette période de congés. Plus d’un, sans jamais lâcher son engin (car le vice est dans la nature humaine), laissait percer des plaintes et se mettaient à attendre l’heure suivante, puis le lendemain, puis la fin du labeur : vivement la rentrée !

    À la différence de ceux-là, nos ils n’allèrent pas au bout de leur supplice, ils tentèrent de lancer un mouvement de grève, mais se rappelèrent soudain, un peu tristes, que nul ne les obligeait à travailler, que leur présence à cet endroit ne durerait que le temps voulu, et c’était vrai aussi pour les centaines d’hommes de femmes qui, mauvais comédiens, pleurnichaient en attendant la rentrée.

    Ils décidèrent ce qu’ils avaient décidé depuis fort longtemps, de ne participer qu’à leurs propres jeux. Quittèrent la fausse usine et revinrent dans leur vraie campagne, du côté de VinciLand, au milieu des maquettes flétries d’aéroport et des momies de gardes mobiles, où de grands jardins fleurissaient, parsemés ça et là d’étangs et de hamacs. Des bovidés aux yeux hagards paissaient, parfois ils levaient la queue, d’énormes bouses naissaient ainsi. L’une d’elles, véritablement monumentale, avait été baptisée Retailleau. Plus personne ne savaient pourquoi.

     


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