• Impressions tirées de lents glissements dialectiques - David Claerbout (II)

    Denis Schmite 

    Sur les hauteurs de Bordeaux, surplombant la Ville et la plaine de Garonne, une superbe villa tout de béton blanc et de verre posée dans un bout de campagne très arborée. Le propriétaire, un vieux à bedaine un peu débraillé, et sa séduisante jeune femme. L’aube d’un jour qui devrait être beau. On est en plein été. Le fils du vieux arrive et on comprend tout de suite qu’entre lui et la jolie femme il y a un petit quelque chose qui ressemble à un soupçon d’attirance et même peut-être plus. Le vieux doit partir en voyage, la femme se refuse à l’accompagner. On ne fera pas l’injure à David Claerbout de croire qu’il va se contenter de nous narrer cette intrigue boulevardière plutôt faible que l’on dit reprise du Mépris de Godard. Évidemment, non ! Cette scène n’a strictement aucune importance si ce n’est dans sa répétition exacte au fil de la journée et des changements de luminosité. La vidéo de Claerbout Bordeaux Piece dure presque quatorze heures. Autant dire que personne ne la regarde en son entier. Elle se compose de soixante-dix séquences qui dure entre dix et douze minutes chacune, littéralement identiques ou à peu près. Il est évident que sur une durée pareille les acteurs finissent par s’user, même si le tournage s’est étalé sur plusieurs semaines. Ce qui est important ici c’est le jeu sur l’espace sonore et plus encore sur l’espace-temps. Quand on rentre dans la salle de projection, en tendant l’oreille, on entend seulement les bruits de la nature, le chant des oiseaux, le bruissement des feuilles etc…C’est l’espace sonore collectif et c’est drôle car en général des bruits de la nature la plupart des gens s’en désintéressent complètement, et même de la Nature tout court. Combien de gens arrêtent leur marche et leur soliloque pour écouter le chant des oiseaux et le frémissement des feuillages ? Ensuite, il faut chausser des écouteurs pour entendre les dialogues entre les personnages, c’est-à-dire pénétrer leur espace intime et le faire sien. Se projeter dans l’autre, s’identifier à lui, c’est ce qui est recherché par ceux qui fréquentent le théâtre, le cinéma et par les lecteurs de romans. On peut parler ici d’un espace sonore individuel, et du fait des écouteurs un espace réellement non partagé. Autant dire, une nouvelle fois, que la majorité des gens quittent leurs écouteurs au bout de deux minutes, et encore c’est beaucoup vu la minceur de l’intrigue et de ce qui se dit. Quoi qu’il en soit, déclinaison de la dialectique intérieur/extérieur à partir de l’image sonore. Le gros dépenaillé, son fils et la jolie femme répètent leur scène jusqu’à plus soif. Le temps passe. La lumière change avec l’écoulement des séquences et le rapport à l’environnement aussi. Tout est tourné en lumière naturelle. Les ombres se déplacent avec le soleil, les corps n’ont plus la même présence dans les différents espaces qui leur sont assignés, les volumes changent, les reflets dans les vitres s’avivent, puis s’atténuent, la végétation apparaît et disparaît progressivement, par morceaux. Comme aucun éclairage n’est allumé dans la villa, son intérieur s’efface peu à peu, puis la quasi-totalité de l’environnement quand la nuit finit par tomber. Seules les lumières de la ville subsistent dans le lointain, sur certains plans. Pour les acteurs, la façon de dire le texte et leur positionnement dans l’espace, au-delà de la simple lassitude, sont nécessairement impactés par l’apparition puis la disparition de la lumière. Ce que développe ici Claerbout c’est l’idée de glissement, c’est-à-dire de l’émergence de la lumière et de son glissement progressif vers l’ombre, et plus largement de l’impact du temps, dans le sens de la durée, sur l’espace et sur les corps, et non pas la dialectique intérieur/extérieur telle qu’analysée par Jeff Wall à partir des espaces-miroirs de Dan Graham ou des villas de verre de Ludwig Mies van der Rohe, c’est-à-dire encore la prédominance de l’un ou de l’autre, jusqu’à une inversion complète, en fonction de l’heure, du jour ou de la nuit. Le temps de David Claerbout est un temps solaire et la durée nous est donnée par les déplacements de la lumière, son glissement. L’espace, lui, n’est le plus souvent qu’architecture.

     

    The Stack, enchevêtrement de piles de ponts et de voies autoroutières, un plan fixe sur les dessous d’un échangeur, est une image ambiguë, comme dans notre contemporanéité la vraie beauté peut l’être. A notre époque, la beauté est le plus souvent involontaire, accidentelle, la résultante imprévue de la plus extrême laideur technologiste et/ou économique, d’où son ambiguïté. The Stack donne à voir une ruine en construction. Le sol a été labouré par les engins de chantier, des chutes de béton gisent un peu partout comme des rochers acérés, des plaques d’herbe pelées subsistent ici et là, tiers-paysage comme on disait tiers-monde, les piles des ponts se dressent comme des colonnes ioniques, acropole nécrosée, nécropole érigée, ou plutôt creusée, par la postmodernité. La moitié de l’espace est construit d’ombre. Dans un coin, quelque part, un sans-abri est allongé. On ne le voit pas, si ce n’est peut-être juste un instant, l’espace d’un instant pourrait-on dire, avec le déplacement de la lumière. En fait ce sans-abri on le devine plus qu’on ne le voit vraiment. Cruauté de l’époque et de la prétendue civilisation. Trouver un abri et ne pouvoir dormir que dans la paix des ruines en construction. Se dissiper dans les rebuts de la postmodernité. Ce que propose ici Claerbout c’est de suivre le voyage de la lumière solaire entre les voutes autoroutières. Il évoque vaguement un coucher de soleil, d’autres parlent d’un lever. Qu’importe ! Il y a une splendeur insolente émergeant d’une scandaleuse dévastation.

     Tout ceci me renvoie bien des années en arrière. Je travaillais pour une société états-unienne qui avait son siège français au trente-deuxième étage d’une tour de la Défense, un splendide monolithe noir tombé on ne sait comment au milieu d’une horde de singes en fureur et qui surplombait la gigantesque et sublime voile triangulaire du CNIT. Les fenêtres de mon bureau donnaient directement sur la surface de cette voile, et au-delà sur un pont d’autoroute inachevé, faillite financière d’un projet ou versatilité du politique, qui occupait le site actuel de la grande arche, ainsi que sur la formidable pyramide tronquée d’un incinérateur vers lequel convergeaient pluri-quotidiennement des convois ferroviaires surchargés des ordures de la capitale. Holocauste des détritus consuméristes. Émergeait de ce tas de laideurs une beauté sauvage qui acquérait même une dimension métaphysique les jours de grand brouillard. Par les beaux soirs d’été, le soleil couchant embrasait pendant des heures des ciels dignes de Claude Lorrain sur lequel se découpaient les silhouettes démesurées des grues d’un chantier sans fin. Splendeurs et ambiguïté de l’image, laide ou belle, entachée des traces gluantes de l’époque.

     David Claerbout éprouve une particulière tendresse pour les photographies anciennes auxquelles il souhaite redonner un semblant de vie. Telle cette carte postale toute remplie d’une belle campagne hollandaise, Ruurlo, Bocurloschewg, 1910. Au premier plan un arbre énorme, comme les affectionnait Rembrandt, puis un moulin à vent, un large chemin conduisant à un village sur lequel se promènent quelques personnes, deux messieurs en chapeau et derrière eux un groupe d’enfants. L’exubérante frondaison de l’arbre frémit avec le souffle d’un vent léger. Ou bien la photographie d’un jardin d’enfants en Italie, Kindergarten Antonio Sant’Elia, 1932, belle composition moderne cette fois-ci. Un parterre fait de larges dalles de pierre, un bout de pelouse plus ou moins en demi-cercle, deux arbres aux troncs très fins comme des tiges, ils viennent d’être plantés, une vingtaine de jeunes enfants en blouses blanches qui circulent dans tous les sens, les uns courant, les autres s’interpelant, au fond une bande noire et une plus large gris-clair, probablement le bas d’un bâtiment, des ombres longues sur le dallage. Les arbres se balancent doucement. Ou bien encore celle d’une salle de classe prise en diagonale, Untitled (Single-Channel View), une douzaine d’enfants à leurs pupitres écoutant plutôt attentivement leur maître hors-champ. Sur le coin droit une large fenêtre distribue la lumière sur le mur du fond et l’ombre de deux arbres dont les feuilles bougent doucement sous un souffle d’air. Toutes images hybrides, pour partie fixes, pour partie mouvantes, où la vie se résume à un souffle dans les feuillages. Dialectique ombre/lumière, toujours. Singulière illusion de l’Art illusionniste qui estime pouvoir effacer les traces du temps, voire le nier carrément. Enfin, il y a Shadow Piece, hymne splendide et funèbre à l’architecture moderne. Un vaste hall d’immeuble, probablement administratif, avec un dallage de grands carreaux de marbre et une très large baie vitrée donnant sur la rue. Un escalier en spirale à rampe d’acier avec une sorte de fine vague anguleuse entre la rampe proprement dite et les marches. Rien d’autre. Un pur produit de l’architecture moderne. Rien d’inutile. La pureté essentielle. La vue est plongeante depuis l’escalier. De temps à autres des gens tentent de pénétrer dans l’immeuble mais les portes de verre sont désespérément fermées. Ils se penchent pour regarder à l’intérieur du hall, ils tirent comme des forcenés sur les poignées des portes, mais en vain. Seules leurs ombres franchissent le seuil du bâtiment et s’allongent sur le dallage. C’est ainsi. Il est des portes qui ne peuvent être franchies que par les ombres. Ce hall est un sanctuaire inviolable, si ce n’est par ces projections ectoplasmiques nées d’une certaine lumière que sont les ombres, un mémorial dédié à la Beauté, une porte d’entrée sur un ailleurs exigeant une purification préalable totale. Du point de vue technique, il s’agit là encore d’une image hybride faite d’une partie fixe, la photographie du hall avec son bel escalier, et d’une partie mobile, les gens qui veulent y entrer et leurs ombres. David Claerbout est l’un des très rares artistes non architectes dotée d’une sensibilité extrême pour l’architecture en général et l’architecture moderne en particulier.

     Comme toujours, cette image me renvoie à une autre dans une sorte de progression réflexive qui procèderait par tout petits bonds. A deux pas de chez moi, face à un arrêt de bus se dresse un immeuble d’habitation sans élégance aucune située derrière un petit supermarché à l’enseigne et aux couleurs criardes. Il offre une espèce de fonctionnalité à la va-vite pour une toute petite classe moyenne. Il est constitué de parallélépipèdes mis les uns à côté des autres et empilés sur quatre ou cinq étages. En gros, il s’agit de loger des couples avec deux enfants et éventuellement un chien qui pourrait habiter le balcon étroit qui donne sur une route nationale bourdonnante. Une urbanité banlieusarde répétée à l’infini, et à la va-vite aussi, que l’on trouve partout. Mais dans un angle de ce bâtiment, l’architecte s’est autorisé une délicatesse qui malheureusement passe complètement inaperçue dans cette époque indélicate. Il a découpé dans la façade un cube dont il a recouvert l’un des côtés, celui qui donne sur la rue, d’une ample baie de verre avec une porte également en verre. Il s’agit du hall d’accès de l’immeuble. Le sol est recouvert d’un dallage de faux marbre blanc et un magnifique escalier d’acier blanc en spirale permet l’accès au premier étage. A mis hauteur de l’escalier, le mur également blanc est couvert d’un rectangle fait de carreaux de verre dans un but essentiellement décoratif, un tableau de verre. Rien d’autre. Une référence superbe à l’architecture moderne dans un immeuble postmoderne à destination des presque pauvres, une incrustation de la Beauté dans le bâclage contemporain. Réconciliation ou mariage parfait de la forme et de la fonction. La pureté essentielle. Il est à peu près certain que le promoteur lui-même ne s’en soit pas rendu compte. J’ai expliqué ailleurs à propos du Philosophe en méditation de Rembrandt, avec son si bel escalier, sa spirale ascensionnelle, et des œuvres de quelques autres artistes, Reinhard Mucha, Vladimir Tatline, Robert Smithson, que la spirale figurait le mouvement même de la modernité, sa dynamique, son énergie transcendante, l’élan vital absolu. L’architecte, qui a osé ce hall magnifique de pureté, a voulu offrir aux habitants de cet immeuble inélégant, tout coincé qu’il est derrière un supermarché à la façade criarde, en bordure de nationale, un sacré joli moment de poésie, une respiration d’un instant, un bout de piscine probatique pour les nettoyer des impuretés du dehors. Il leur a ouvert une porte d’accès à la beauté simple, la seule qui vaille. Une vraie délicatesse dans cette époque indélicate.

    Enfin, il y a Long Goodbye, le long adieu, une vidéo qui a pour sujet la perte et le deuil. L’image d’une femme en buste se dessine lentement sur un fond totalement obscur. On s’aperçoit qu’elle soulève quelque chose mais on ne sait pas vraiment quoi, une chandelle peut-être. Très lentement, la femme franchit une porte et émerge dans la lumière d’un très beau jour d’été afin de déposer un plateau encombré d’un pot à thé, ou bien de café, et de deux tasses sur une table de jardin. Il s’agit d’une femme brune, en pleine maturité, d’une réelle beauté méditerranéenne. Très lentement, la femme met du sucre dans les tasses puis y verse le contenu du pot qu’elle tourne délicatement avec une petite cuillère. Tout paraît être exagérément ralenti, exactement comme chez Viola. Prise d’un soudain remord, la caméra commence à s’éloigner, comme si le regardeur-voyeur avait été pris d’une quinte de toux précise Claerbout et qu’il en ait eu honte. La femme lève doucement la tête et regarde dans sa direction d’un air étonné, puis après quelques pas, très lentement, lève le bras qu’elle agite pour un au revoir. La caméra continue de s’éloigner un peu plus vivement et apparaît alors la façade d’une très belle maison en pierre légèrement ocre de style néoclassique, comme il s’en trouve encore dans le sud de l’Europe, maison entourée d’arbres très hauts. La femme persiste dans son au revoir alors que la lumière s’estompe progressivement, tout d’abord par l’ombre portée des arbres sur la maison, puis par un obscurcissement rapide du ciel. Le retrait de la caméra s’accélère avec l’élargissement de l’espace et le glissement de la lumière. Finalement, la silhouette de la femme se fond dans l’obscurité. N’émerge encore du noir que la cime des arbres, puis tout disparaît. Toujours dialectique ombre/lumière mais aussi apparition/disparition, ralenti/accélération. La conscience du temps naît du mouvement et de sa vitesse, c’est-à-dire du déplacement dans l’espace, ou plus précisément encore de la perception qu’on a du déplacement et de l’espace dans lequel celui-ci s’effectue. Ces belles images mélancoliques ne correspondent à aucune réalité matérielle. Elles sont le fruit d’une réminiscence ou bien constituent le contenu manifeste d’un rêve. Ce sont là des images habitées de fantômes.

     


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