• J-C L : Séquentiel (à Jean-David Moreau)

    Jean-David Moreau    Jean-Claude Leroy
     


    LAB’ORATOIRE

     
    Eau-passage d’où subit la révélation. Naissent d’abord les noirs puis les gammes de gris, jusqu’au plus clair. L’image noyée nage et danse. Les mains rament au creux de la solfatare, le nez hume les vapeurs. Tout à l’heure le faisceau branlé, diaphragmé, masqué d’instinct dans un coup d’œil. Vision restituée : linge mouillé à vérifier, pays de sacre sur lisse-livide-baryté. Figure d’excavation tortueuse, boyauterie égarée sur continent à mi-hauteur. Lui, planté dans son labo inactinique, dominant la mise à plat des édifices, averti par les yeux du moindre Trafalgar, du moindre Austerlitz, quand tout est victoire sur le mouvement, à l’échelle des apparitions.
    Dehors, le quotidien, tellement rien ce jour encore que le monde semble déjà créé. C’est le marasme.



    Séquentiel (à Jean-David Moreau)



    ESPACE D’ESPÈCE

    Tes photos, puits dans l’espèce. Pas de sexe, de race, d’identité. Rien d’inerte, les choses sont dangereusement humaines, engourdies, ou fléchées. Rien de trop vivant non plus, pas d’éros bâtard mais morsure en pleine matière d’espèce. L’âme s’enfonce dans le vertige, c’est aussi — jamais trop tard — le chaos. Les patronymes n’ont plus lieu d’être, la peau signale crûment la présence du calme et de l’enflure. J’appartiens, regardant, à la race caressante qui n’ose griffer mais bien tuer, à l’identique. Entre la Grèce et Cro-magnon, je remonte le ressort cassé des curriculums. La plastique sauvage, glacée se repent, s’éternise. Ça aussi va disparaître, qui n’existait pas sans l’œil unique. Et les photos resteront après les hommes (cf. Jean-Daniel Fabre), entre elles, se déchirant peut-être. Regrettant ce « rien de rien ». Jamais trop tôt.
     

     

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    VUE HAUTE

    Devant les écrans, le tremblement du cœur. Grimpe au rideau, la vie qui passe. Vingt-cinq images à la seconde, le miroir cravache, en vain. Cinéma sans moteur mais flocage de la chambre pour un déclenchement plus sourd. Leonardo à l’envers, la loupe traversière grossit la douleur, la solitude. Être seul pour mieux voir, sans être. Tous ces privatifs payés en liquide, remplissage en lumière du plus simple appareil, avant Daguerre. Douleur qui entame, de grâce, l’interstice. Un rayon la franchit, tu es là, dans l’ouverture, entre f/5,6 et f/8.
     

     

     

     

    Séquentiel (à Jean-David Moreau)

     

     


    TOUT CUIR

    Cuir. Cuisse à petit feu sous l’éclairage, le modèle a surpris ses nerfs. Le tranchant d’une sagaie n’a plus qu’à séparer le maître et la danseuse. La chair à point se détache de l’os incontournable. L’espace tutoie une voussure grise et l’instant grave installe les apesanteurs au gré des masses vaporeuses. Une haleine de lumière enrobe le cul craché d’en haut, don du ciel ou simple accident vénal, qui sait ? En tout cas : désescalade. L’instant bande à part soi, la photo résulte sans elle-même exciter, juste jouir avec l’œil du témoin — parce que l’art n’est pas désir mais accomplissement. Dans la galerie les tirages tirent (sur) les regards des clientèles. Il y a des gouffres aux murs, sphincters bloqués à double tour, d’où netteté de l’indicible, lâché jusqu’aux tréfonds.
     

     

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    TISON D'OR


     

    Le modèle n’est pas touché mais il touche. Disparu du champ, on l’observe toutefois parmi les ombres, objet figé dans sa respiration passagère, et il affecte. Ce corps nage dans le cadre — ils ne font qu’un. Et partout où il pourrait être. Circulation des ondes à la surface des surfaces, indécente esthétisation qui densifie et densifie même le diaphragme, dentelle improbable, fumée du tison d’or. Même corps modèle des visions sous la patte de l’inspiration, planqué en deçà des lentilles, l’iris mécanique chevauche les poses : cet animal n’est pas de compagnie, il est mort. À tous…
     

     

    Séquentiel (à Jean-David Moreau)



    INSTANT TANNÉS


    Au rendez-vous des abattoirs le film Ilford HP5 se fait plus sensible. Certes le sang de l’animal ne se perd pas dans l’objectif, et plus tard il se répand dans les gamelles du tireur puis dans l’œil du témoin. Ce que la mort apprivoise à travers l’instant de mourir, la prise de vue en retient quelque chose. Le drame de la naissance, la séparation, curieusement réparé, sans flash-secours. Tendre roman-photo propédeutique. Qu’allons-nous devenir ? Photographique, l’instantané fatal. Temps perdu serré à la branche, cochon pendu (si on jouait ?), gémissement dans l’âtre. Pas un mot, la signature : Jean-David Moreau, réfugié poétique en pays d’homme. Cela posé, n’en pense pas moins, et insiste.
     

     

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    TEMPS PERDU


    Visage que le temps accuse, fraction soustraite en la demeure. Que devient l’image ou l’amour-propre, sauf le sourire absent ? Jamais ou si peu d’humour dans ces portraits-là ! Seulement le solide état majeur d’un caractère qui en impose. Toujours l’accent sur ce qui dure ou devrait durer. Moreau taille la pierre à sa façon, il transpire, martèle, creuse, polit. Cette pierre dont il fait l’humain. Moreau travaille les modèles comme l’argile, perce les visages comme le granit aux prunelles de quartz. Ainsi l’expression n’est plus à soi, celle d’une nature qui échappe par sa présence. Comment dit-on : je suis ? — Cela n’est plus à dire ! Soleil appliqué, la photographie attache l’ombre à la caverne. Chacun reprend sa place. N’importe laquelle. Universelle. Ça y est. Ne bougeons plus.



    Jean-Claude Leroy (2001)
    photographies de Jean-David Moreau 
     




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