• Jacques Ellul, penseur global

     M. Lochu

     

    Jacques Ellul, l’homme qui avait presque tout prévu

    de Jean-Luc Porquet (Éditions Le Cherche-Midi, 2003).

     

    Anti-communiste, anti-capitaliste, hostile à la droite, intraitable avec la gauche, à la fois révolutionnaire, réactionnaire, anarchiste, apolitique, résistant actif, et… chrétien, Jacques Ellul (1912-1994) était tout cela à la fois ! C’est dire qu’il fut, et reste, inclassable. Intellectuel à la culture encyclopédique, ses travaux relèvent de la sociologie, du droit, de la théologie, de l’histoire, traduits dans une vingtaine de langues et ignorés en France. Cependant, si ses compatriotes n’ont pas su reconnaître Ellul, des centaines d’étudiants américains vinrent assister à ses cours à la faculté de Bordeaux, encouragés par leurs professeurs et par Aldoux Huxley, l’auteur du Meilleur des mondes.

    Dès 1935, plutôt que l’économie et ou le politique, c’est la technique qu’il considère le moteur de nos sociétés. Il publie des articles et des livres sur le sujet. « La technique n’est rien d’autre qu’un moyen de puissance, elle sert avant tout à la domination sociale » assène-t-il. Yvan Illich (1926-2002), analyste incontournable de la société industrielle, trouve là une source de questionnement qui inspirera ses propres livres.

    Avec son ami Bernard Charbonneau, autre penseur iconoclaste, ils seront des précurseurs d’un certain écologisme bien avant les mouvements de contestation des années soixante-dix. Ils ont vu que l’industrialisation des campagnes aurait pour prix la pollution, la laideur, l’asservissement. Mais Ellul dénoncera aussi l’illusion politique : pour lui, la démocratie a disparu en imitant les régimes qu’elles condamnaient, c’est-à-dire en adoptant le même culte de la puissance technicienne.

    Dans son ouvrage Autopsie de la révolution, renversant une formule de Marx, Ellul avance que les révolutions se font contre l’histoire, en détournent son cours. Et plutôt qu’à ses furieux exercices il invite à la résistance personnelle, à développer des tensions contre tous les accès du totalitarisme. Il est le véritable inspirateur du concept « penser globalement, agir localement » dont le mouvement citoyenniste ATTAC a fait un slogan. Lui-même fut très actif dans certains mouvements associatifs comme le Comité de défense de la côte aquitaine. En revanche, il refusait l’engagement proprement politique, s’abstenait toujours de voter, aspirait à une démocratie directe d’inspiration libertaire. Et les seuls « contemporains révolutionnaires » auquel il eut aimé se joindre, les situationnistes, ne pouvaient l’accueillir car s’ajoutait aux « défauts » de Jacques Ellul celui d’être croyant et de le dire, quand Guy Debord et ses amis étaient violemment athées. Chrétien protestant, c’est dans Réforme que Jacques Ellul publia un grand nombre d’articles sur les sujets qui lui étaient chers.

    Aujourd’hui, José Bové, le porte-parole de la Confédération paysanne, est le disciple le plus en vue de Jacques Ellul (il s’en réclame), à cette grosse différence près : non seulement écologiste avant l’heure, Ellul fut aussi un dénonciateur perspicace de l’information-propagande, que Bové utilise et subit autant qu’il peut… Dans son essai intitulé Propagandes, Ellul souligne d’ailleurs que les plus vulnérables à l’endoctrinement sont les intellectuels car « plus on est enchaînés plus on est sensibles aux manipulations ».

    Desservi par un titre racoleur, l’ouvrage de Jean-Luc Porquet nous présente néanmoins quelques idées fortes de Jacques Ellul et vaut par son écriture alerte que lui connaissent les lecteurs du Canard enchaîné. Des exemples puisés dans l’actualité récente illustrent les interprétations d’Ellul. Voilà donc une introduction à une pensée injustement ignorée en France, mais aussi, plus directement, un petit outil de résistance, affûteur de cervelle et stimulant.

    M. Lochu

     
     

    Quelques ouvrages (parmi la cinquantaine) de Jacques Ellul :

    La technique ou l’enjeu du siècle, 1954, réédition Economica, 1990.

    Propagandes, 1962, réédition Économica, 1990.

    Le système technicien, Calman-Lévy, 1977.

    L’illusion politique, 1965, réédition Le Livre de poche, 1977.

    Autopsie de la révolution, Calman-Lévy, 1969.

    Le bluff technologique, Hachette, 1988.

    Anarchie et christianisme, 1988, La Table ronde, 1998.

     

    Sur Jacques Ellul :

    Patrick Chastenet : Lire Ellul, Presses universitaires de Bordeaux, 1992.

    Patrick Chastenet : Entretiens avec Jacques Ellul, La Table ronde, 1994.

     


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