• La conversion noire (in "La Pensée mongole")

     Marcel Moreau


    La conversion noire (in "La Pensée mongole")Il importe qu’une fois au moins dans sa vie l’homme se convertisse. La conversion qui nous ennuie lorsque, de Clovis à Claudel, elle prend le masque imbécile du salut, nous ravit dès lors qu’elle secoue le désespoir sans apporter l’espérance. A partir d’elle, on peut voir une fleur soudain carnivore flamboyer sur une terre réputée stérile. Lorsque l’on songe aux silences qui descendent, degré par degré, sur la vie des hommes définitifs, comment s’empêcher de bénir cette poussée des fauves à quoi nos reins, admirablement, se prêtent. Car quelque chose alors mord le passé des assis jusqu’à ce que de la morsure même naisse la blessure excitante qui les gardera debout. Le cri qui jaillit en ces moments-là a le sens d’un triomphe animal, qui fait s’ébrouer tout l’être.
    L’instant où l’on passe d’une situation de sclérose à la conversion pure, n’est-ce pas aussi celui où les profondeurs muettes reçoivent la fortune des chants, où le ventre mort s’éveille à des souplesses immondes ? L’accession au sacré, on le voit, relève d’une combinaison des premières effervescences fécondes avec une parcelle du soleil interdit. Nous étions par quelque côté désertique sans Râ ; de toutes parts, nous devenons violents de fleurs et d’arbres avec lui. La conversion est un objectif de vie dans la mesure où elle annonce les innombrables feux du désordre ; sa grandeur est de se définir par une fringale d’extraordinaire.
    La conversion de Claudel serait le comble de l’insulte à Dieu si elle n’était pas, naturellement, quoique avec trop de pompe, conversion à la faconde de Dieu. A un moment donné de sa vie, le poète a mesuré le parti qu’il pouvait tirer du vocabulaire mystique, nourriture des voyants. Le mot de quatre lettres l’a frappé par son inépuisable sève. A Notre-Dame, il lui restait à rencontrer cet autre visage de Dieu qu’est le démon du lyrisme. Ce n’est point discréditer sa révélation que de la réduire à la mainmise d’un ogre matérialiste sur le trésor de métaphores contenu dans les cadences mêmes des discours de la foi.
    La nature claudélienne, passionnée, tauromachique et avide, a cherché et trouvé dans le verbe le plus spatial un dénouement à ses limitations. Le mufle dans les glaces, il allait, d’un pas plutôt bovin, au néant. C’est alors qu’il a flairé, en fauve qu’il était foncièrement, les hautes herbes, les pousses dorées et quelque chose comme la source des sources. Ses naseaux en ont frémi et fumé. Le pilier de Notre-Dame où il s’adosse est déjà alors le symbole séminal du Verbe, un aspect branlé des grandes architectures sonores. Loin que Dieu l’ait visité, il a inventé Dieu le visitant, lui. N’ignorant plus rien des vertus irrigatrices de la croyance, il l’a forgée, taillée dans sa capacité d’extase. Ce fut un événement car c’est est un, réellement, que de voir soudain verser vers soi la manne poétique. C’est en ce sens que l’on peut dire que cette conversion est louche. Mais elle ne l’est que par rapport à la religion. En face du délire verbal, elle est régulière. Claudel est un cas où la conversion est conversion à une série de mots dont Dieu est le parleur suprême. Finalement cet acte ne blasphème rien ni personne ; il prétend servir des forces dont la splendeur seule est confisquée par lui, et utilisée comme telle. Le poète appelle sur lui les fertilités de l’espoir. La « foi » les lui prodigue. Le reste, alors, n’est plus qu’une question d’efforts, et de jubilation créatrice. Ainsi certains élans magistraux se trouvent éclairés d’une lumière nouvelle, où Dieu n’est que prétexte.
    A chaque ligne de son œuvre, Bloy nous apparaît comme une bête de verbe. Chez lui, l’essence séminale du mot précède l’adoration, pourtant réelle, du sacré. Plus encore que Claudel, il incarne l’appropriation d’une énergie mystique au profit d’une béance verbale. J’admire, au fond, que ce que cet homme contenait de cruauté, de désespoir et de folie, bref de ténèbres, ait pu saisir le divin tout entier par ses bibles pour le convertir à sa propre nature. Un homme solitaire, mais herculéen, contraint une Loi éternelle, une Fiction charismatique à passer par ses entrailles de haine pour n’en ressortir que pal. Bloy a plié le Christ à ses rythmes. Tel est sans doute le sens d’une tempête qui ne fut possible qu’en tant que l’habitaient les démons de l’expression illimitée. Mais ces transports de deux enragés, où l’un se donne au verbe en feignant de se donner à Dieu et où l’autre se donne Dieu pour verbe, finissent par diviniser le thème même de leurs dérèglements. Leur vie relève, vue de haut, de la religion pure. De quelque profit qu’elles aient été pour le lecteur et pour le monde, le fond de ces œuvres n’excite que la reconnaissance des hommes de foi. Le contenu ne nous concerne pas, nous, les profondément sans-Dieu.
    Ce que j’aimerais conjurer ici, c’est l’impossibilité de la conversion athée, noire, celle qui fait passer du néant quelconque à un néant sublimé. Car cette sorte de conversion existe, et peut-être même n’est-ce pas un phénomène nouveau, bien que notre époque soit la première, sans doute, en raison de son matérialisme, à pouvoir le susciter aussi clairement, le multiplier jusqu’au vertige. Cette conversion-là n’apparaît le plus souvent que dans ses prémices, dont quelques individus, les élus, donnent des signes qui sont certains dans leur splendeur naissante.
    A l’intérieur même du refus d’espérer, n’y a-t-il pas cette inversion toujours possible du désespoir d’exister en exaltation sans issue ? La conversion de soi à soi, puis à ce qui dépasse soi, sans autre intercesseur que soi, vaut bien l’agenouillement subit des fous de la Croix foudroyés par la « grâce ». Elle suppose simplement des dispositions différentes ne pouvant conduire qu’à des fins qui se nient et dont la mort sera l’invincible synthèse. La certitude, c’est que les métamorphoses qu’elle engendre et les jubilations qui la traduisent jettent l’être en creux sous ses démons bandés. Elle se pose en défi séminal dans le mouvement même où elle réfute l’immortalité. Elle est la fièvre d’avant le grand refroidissement.
    Comment je suis allé au Verbe, me suis donné à lui, passant ainsi de rien à quelque chose, ce quelque chose menant partout et nulle part, cette trombe mérite sûrement aussi d’être nommée conversion, d’être narrée comme telle.
    Je me souviens de quelques rires aigres. En ce temps-là, j’étais stérile et trébuchant. Croyant lisser mes ailes, je caressais mes lourdeurs. Je dialoguais donc. Le plus souvent dans des phrases d’une lassante monotonie, j’élevais l’Homme à des hauteurs dont il n’était point digne : pinacles d’abstractions. Je prélevais sur des stocks de lieux communs les mots du Pur Rassemblement. Je parlais et rêvais d’une société qui dégoûtât la haine d’être la haine et l’injustice l’injustice. Divers collectivismes, dont l’extrême, me tenaient lieu de repères dans une nuit éclairée de slogans. Mais quelque effort que je fisse, si pressé que je fusse d’arriver à un but, la force me manquait qui eût pu changer ces songes inféconds en torture créatrice. Tant d’enthousiasmes imbéciles pour des idées à tout instant démenties par les faits ne peuvent que ruiner l’énergie. Tout se passe comme si l’or du cœur, en montant au cerveau, se transmuait en poussière. L’époque la plus plane de mon existence se confond, vue d’aujourd’hui, avec les ressassements ignobles d’un amour sans sa majuscule. A mon insu, je perdais du sang tout le long de mon chemin et ce sang était celui de l’esprit, ce chemin une abdication. Le Prochain, je ne savais pas encore que c’est ce qu’il s’agit d’éviter, comme leurre, pour se trouver soi, comme Vérité.
    Maintenant que m’inonde une certaine lumière verbale, cruelle, et que la fidélité qui nous unit, elle et moi, implique de ma part les sacrifices et les enthousiasmes qui ne sont de règle que dans l’apostolat, et de la sienne le devoir de m’éblouir, je puis ne point trop mépriser cet âge d’or de l’espoir. Les années coites qu’une illusion soutenait, je pense qu’elles préparaient celles que je passe aujourd’hui à faire chanter le vide de Dieu. Une conversion d’ailleurs est presque toujours fomentée par une longue suite d’activités qui semblent la nier.
    Avec délectation, je revois, à la jointure de deux moments d’une pensée, la fin d’un oui et les prémices du non, de ce non qui dure encore et que seule corrigent l’épopée intérieure, la possession des rythmes. Cette charnière s’articule, si l’on veut, sur un dialogue expirant et sur le monologue naissant ; sur la peur du « diable » et sur sa sublimation ; sur la morale acquise et sur l’acquisition de la connaissance du mal. Le bizarre de cette conversion, c’est que toute une enfance s’efface devant les premières représentations de la nuit. Un univers se fracture d’où s’échappent de larges bouffées d’abord ordurières, puis ornées, étincelantes.
    A vrai dire, le problème de Dieu n’a point part dans ce voyage brutal, sinon que son absence rend le choix plus hardi, l’ivresse plus aisée. Et pourtant l’athéisme est une menace pour un tel type d’éclosion. Il en est, en raison de ses matérialités, de la pureté glacée de ses dogmes, le contrariant. C’est qu’il s’agit d’écouter sa profondeur brute, celle que n’a ni altérée ni refroidie la propagande des systèmes sans Dieu. De consacrer l’irrationnel qui est en soi, non de se donner à la Raison. La conversion, ici, s’élève sur le fumier d’un double rejet : ce n’est plus l’Homme que j’aime ; ce n’est plus en Dieu que je crois. La pensée va se dévergonder, mais elle n’en sait rien encore : c’est dans le silence qu’elle tressaille et gronde, dans un décor de fers tordus, abandonnés déjà car ce sont des concepts, ou des moralités.
    Ce qui s’est passé avant ma conversion, je n’en conserve dans ma mémoire que des fragments désolés, comme des chapelets d’yeux morts : heureux sans doute sont ceux qui se souviennent de leur jeunesse. Je sais simplement, moi, que j’étais « là », tout en violents soulèvements de chair. Un sexe, véritable axe obscène pour rotation de femmes. Un ventre médiéval. Plus haut, la tête où roule la fade pensée bricolant la cité idéale. Le reste est d’encre. C’est une putréfaction opaque. Ce qui survient ensuite, ce n’est pas le contraire de la putréfaction, c’est une putréfaction qui s’anime. En ce sens, c’est déjà une conversion. Cela commence par l’irruption d’un mal qui, sans être le Mal, le préfigure, ou le plagie. Des haines comme des étoiles, des animadversions soudaines, criardes, écumantes. Un scandale interne où le belluaire et le fauve ne font qu’un, tandis qu’à tous les bouts de l’arène (l’être) s’allument des feux. Partout, on remue, on fulgure, on s’entrecroise ; des zones rongées jouent à en ronger d’autres. L’événement même, je ne puis certes le situer avec l’exactitude de celui qui s’adossa à un pilier d’église. J’ai sans doute la conversion brouillonne, ou sordide. Il faut un éclair pour découvrir Dieu, mais pour inventer le sublime de la boue que l’on est il en faut cent. Que ma conversion s’étale sur plusieurs années, je ne le nie et même ne le regrette point. J’ai senti la main des mots, effleurante d’abord, nue, brûlante ensuite, me ravager doucement tout le corps, voilà qui est sûr, et inoubliable.
    C’est toujours avec une indicible curiosité que j’essaie de reconstituer ce moment où le soliloque de l’élu s’est substitué aux communications du sot. Peut-être a-t-il suffi pour le provoquer de quelque lecture, d’une phrase d’auteur plus « perverse » que toutes les autres. Peut-être aussi d’une déception politique localisée se transformant en cri. Ou encore d’une gourmandise amoureuse brusquement humiliée. Enfin, ces trois choses, supposons-le, arrivant simultanément, se rencontrant en un endroit particulièrement vulnérable du moi, et déportant ce dernier, et toute la chair, vers l’abîme. Comment ne pas croire à l’importance des carrefours intérieurs exacerbés, à l’instant où s’y croisent un monstre et son contraire, une tension et sa chute, un saint et son meurtrier quand c’est un songe-creux, plutôt, qui était attendu. On tressaille, on ne sait pas très bien ce qui arrive. Et si ce n’était qu’une autre image du vide ? Et pourtant c’est une bête que l’on s’incorpore alors, avec le sentiment d’avaler le monde vivant. Pour entrer en littérature, j’ai dû déglutir un soleil spongieux.
    Je suis allé de l’optimisme collectiviste à la transe solitaire d’un pas si sûr que je me demande dans quelle mesure le choix totalitaire d’hier ne voulait pas les éclatements psychiques d’aujourd’hui, s’ils n’en étaient pas, du moins, l’étape nécessaire. J’aurais dû commencer par avouer ceci : mon amour, immémorial lui, de l’interdit.
    Il est finalement hors de doute que chaque fois que je crus à la valeur d’une quelconque harmonie, je dus lui préférer l’instant d’après la destruction d’un ordre « estimable ». J’avais la transgression dans le sang. Mais quels que fussent, à cette époque, mes options, le caractère éminemment douteux de leur nature, j’étais victime des vocabulaires crevés. Je ne pardonnerai jamais aux théoriciens de l’avenir ou aux conteurs du passé de m’avoir maintenu aussi longtemps dans leur sépulture de mots. Peut-être même est-ce ma chance que mon humanisme fut toujours quelque chose de louche, soulevé par un je-ne-sais-quoi barbare : la fascination de l’horreur, diront les uns ; l’inculture, opineront les autres. Cela me fait sourire.
    De ces vues partielles, ou partiales, je retire quelques vérités simples. Inutile jusqu’au jour de la « visitation » verbale, ma vie est aussi ordinaire. Inutile, elle le reste aujourd’hui mais à travers l’extraordinaire, ce caractère sacré que donne le Verbe aux sensations fortes. Les Parques nues qui dansent au-dessus de ma tête éteindront sous leurs fesses une histoire du feu. Aussi puis-je me pencher avec avidité sur le petit con grimaçant et mal verbal que j’étais à l’époque, puant l’espoir à cent lieues à la ronde. Sur mes lèvres, un discours convenant à tous les crédules. Sans le savoir, trop abrutis pour en être conscients, des centaines de quidams tètent vos paroles, qui sont lénifiantes. Heureusement, il y a la vie obscure, quand le sexe se pousse au hasard des chairs et que l’esprit, lui, se branle dans les livres noirs. Contrariée d’un côté par votre tentation d’être un frère et un socialiste, l’intervention des démons, gagne, de l’autre, à emprunter vos égouts. Je bénirai donc cette part de ma vie, lorsque pour faire pièce à l’éducation ou à l’optimisme, mes tripes hébergèrent les premières hordes oniriques, venues d’extrêmement loin. Je m’aperçois que mes assauts en tous sens avaient un sens unique, que mes erreurs même étaient génésiques. Musclée et polluante, dénuée de la plus petite parcelle de style, ma médiocrité d’alors aimait déjà d’amour les chutes, les vertiges, tous les dévergondements de l’illumination. Il est vrai qu’elle caracolait sur une monture sauvage : l’obscure passion de se connaître.
    Mais les efforts qu’accomplit l’inconscience pour nous porter au-delà de nous-mêmes, nous n’en découvririons jamais l’ampleur si, précisément, la conversion n’arrivait à point nommé en nous, faisant alors dévier le cours du néant, le chargeant de signes nouveaux, incroyables, nous obligeant à le formuler, lui et son cortège d’insuffisances, de terreurs, de soifs inassouvies, de lieux communs aussi, hélas ! C’est en de tels moments que nous ressentons le besoin de faire de ce qui est indigent en nous une essence. Nous allons nous « spécialiser » en moi.
    Ma conversion s’est présentée d’abord comme une volonté si sombre que derrière elle je ne pouvais rien distinguer. Cela ne m’empêcha guère d’entendre ses hurlements, les phrases mauvaises, tout à la fois confuses et cruelles dont elle martelait mon mental. C’est ainsi que brusquement des cris féroces se superposèrent au silence lacunaire de l’esprit, au vieux prêche social. Il n’est peut-être pas sans importance de souligner que cette conversion fut un tyran, qu’elle se conduisit mal avec mes anciennes cicatrices et mes figures de baume. De l’impossibilité où je me trouvais de m’exprimer autrement que par niaiserie, elle a tiré des chants rauques, de sang et de douleur. Et si, aujourd’hui, il lui plaît parfois de m’emplir de fêtes, ce n’est pas sans que j’en souffre encore : c’est qu’elle me plante ses tisons dans les reins. Je voulais dire ceci : que ce qui précède la conversion, ce n’est point nécessairement un aspect aigu, insupportable de la mécréance, une immense pénurie de foi en Dieu, mais que ce peut être aussi un mal, dans l’attente d’un mal supérieur. A une certaine époque de ma vie, j’ai ressenti intensément le besoin de plonger les mains, les yeux, la verge, dans ce qu’il y avait en moi de plus marécageux.
    A l’instant où ma conversion commence, ma vie lui tend son décor hostile : une nature insatiable, mais frustrée ; des rythmes, mais maladroits, tempérés par l’humain ; des amours, mais éphémères. C’est dans ce temple de la dérision et du tournis que le verbe s’introduit, un beau jour. Ce qu’il trouve devant lui frise la désolation : un langage stérile ; des zones inhibées ; une santé sans sa liberté. Le Verbe, dans mon univers d’alors, se fraie un chemin, comme à coups de dents. Les sons qui s’en échappent semblent soufflés par une grande hystérique tapie. Ils me gluent l’esprit, me salissent l’âme. Ils se promènent, violemment, dans ma tête, dont ils occupent les « poches » criminogènes. Aucun doute n’est permis : ils tirent leur puissance d’un démon réveillé : l’instinct. C’est l’époque où la famille me crispe, où le mariage me lasse, où le travail me scandalise. De partout des lassos me tombent autour du corps, lancés par la société. Déjà ils atteignent mon cou, bientôt la tête sera perdue à son tour. Voilà pour le décor extérieur, pour le milieu. Seule la découverte d’un facteur d’audace peut encore me sauver. A un moment donné, je me déporte vers une béance. J’ai l’air de m’en approcher somnambuliquement mais ce sont des forces intérieures, coalisées, démontées qui m’y poussent en râlant, en crachant. J’y reconnais le Désir, sexuel et illimité, le Soupçon qui ronge, le Désordonnement fou, sous forme de rythmes, de trépidations de mots, les premières, les inaugurales. Ce n’est pas encore la conversion, ce sont ses symptômes. Ce qui va la déterminer, c’est l’abîme, la découverte de la primauté du vertige verbal sur toute autre grandeur. Le gouffre est en moi, ouvert sous mes yeux, sous mes sens et je n’en savais rien. L’incroyable est que ces fonds, apparemment inaccessibles de mon vivant, respirent, remuent, « parlent », ont une histoire, la mienne, et des beautés, des scandales dont l’immémorialité me touche.
    Déjà, cette perception-là est gnose obscène. Tout en bas, dans l’abîme, je suis une bête ébouriffée, une figure apocalyptique, un tableau inconnu, une musique inouïe. L’envie de descendre me prend, non de fuir le monde réel, qui m’opprime, mais de le vaincre avec de la chute, un enfoncement maniaque de tout mon être dans ce qui le sous-tend. Ce n’est pas le « tout est permis » de Dostoïevski, mais une espèce de « tout est en moi », « tout ce qui est en moi est sans moi », « tout attend de moi sa naissance, sa révélation, sa consécration ». Je me penche de plus en plus, l’ivresse me gagne, j’étreins en pouffant une énorme sphère qui me fait bander. Au-dehors, les forces ennemies s’impatientent. De leur rapprochement, je sens les chaleurs trompeuses, les fausses sollicitudes, je suis talonné par mille pièges grossiers : on me veut, on m’en veut. Le bonheur, surtout, se montre comme jamais auparavant : il se déhanche, sourit, se fait douillet, enveloppant, sous les traits d’une femme. Si je me retourne, je suis perdu. C’est alors que se produit, mais lentement, l’apparition, celle du verbe, s’entend. Entre moi, entre celui que je suis pour les autres et la profondeur innommable que je veux devenir contre eux, il jette l’échelle : il s’agit de descendre cette fois, d’aller à mes obscurités. Je connais maintenant le vertige, l’ivresse de se laisser pendre, dans le vide, accroché à la seule corde des sonorités rares. Plus jamais je ne pourrai séparer le mot, l’écriture, la littérature de l’étourdissement. C’est comme insondable et amour - attraction de l’insondable - que la parole m’a été donnée, c’est comme fort alcool qu’elle demeurera en moi. Du même coup, le monde extérieur recule, étonné ou attristé. Certes, il persiste à me poursuivre , mais sa réussite ne va point jusqu’à cerner ma part désormais incontrôlable. Il peut bien s’acharner sur mon physique et sur mon mental, les blesser, les rompre, les salir, il ne peut rien contre cet empire infiniment noir et mobile placé sous la souveraineté du verbe. Les guerres des hommes, leurs famines, leurs capitalismes et leurs socialismes, leurs arts et leurs souffrances, leurs engagements et leurs refus, je n’ai plus besoin de la sanction criarde de l’information pour éprouver que je suis leur témoin, hautain ou participant. Ces actes universels existent sous ma peau et si leur théâtre diffère de celui qui me montre le monde, leur substance, elle, coïncide avec celle d’une convulsion au quotidien. Réveillée par la trépidation verbale, elle recompose à chaque instant, à sa manière, le visage contradictoire et violent de l’humanité.
    A ce niveau de la conversion, le repos est impossible, car l’exaltation est sans rivages. Le verbe va et vient dans tout le corps, fouille, gifle, masturbe à une cadence et avec une intensité qui dès l’abord m’effraient. Ses grandes enjambées, ses saltations soudaines sont celles d’un élément détraqué, ou peut-être simplement soûl. Son moindre intérêt n’est pas qu’il soûle tout ce qu’il rencontre ni qu’il soit lui-même gorgé de vin. Ce soliloque laboure la psychologie, la martèle, avec des façons bachiques.
    Le curieux de cette conversion, c’est que les mots qu’elle introduit alors dans les régions les plus inexplorées de l’individu sont souvent incapables d’amour. Ils portent en eux des haines terribles, une volonté de destruction rarement atteinte. Certes, ils sont aussi la musique, mais cette musique est rauque et ses accents sont ceux du désespoir. On dirait que le succès de la conversion dépend de leur teneur en agressivité, de la vitesse à laquelle ils prendront la mesure des mots gentils, du vocabulaire du cœur. Qu’il dépend de la force joyeuse qu’ils mettront à matraquer la vertu, l’harmonie.
    Leur quantité, d’abord limitée, s’accroît avec les succès, les annexions, les pillages. L’espace mental retentit des halètements, des cris, des ahanements de toute une horde. Que suis-je au centre d’une telle furia ? Un être inférieur à ce qui lui arrive, encore fidèle à la notion de primauté du corps (ce corps dont à une certaine époque de ma vie j’eusse aimé pousser les déchaînements jusqu’au carnage ou jusqu’à l’orgie ou alors, hypothèse plus pacifique, jusqu’à... l’haltérophilie). A l’apparition du verbe, je ressemble à un balourd sanglé dans la vie pratique, et dont la carrure s’étonne d’être le lieu sonore d’un commencement de délire. Au sein d’une santé solide, à travers un contexte physiologique qui encaisse sans faiblir les coups d’un Désir sans bornes, des acrobates à une, deux, trois syllabes, des singes à voyelles noires se bousculent en s’épelant ; ainsi naît le spirituel dans la chair des brutes : comme une seconde nature.
    Je me convertis, indubitablement, mais à quoi et pour quoi ? De la gorge au sexe, je ne serai bientôt plus qu’une clameur, féroce, qu’une dislocation, répétée. Partout en moi, des phrases qui nient prennent la place de phrases qui croyaient. Je biffe le passé, l’école, la tradition au moyen d’une ruée de songes. Avec de la syntaxe, j’invective mon propre corps, toujours ahuri, je l’épouvante rien qu’en énumérant ses possibles. Je me penche sur une page blanche, je vais griffonner, je griffonne déjà.
    Excités par l’écriture, des monstres qui n’avaient que l’enfouissement pour patrie se lèvent, s’accouplent, procréent dans l’instant même où ma chair, enfin, se donne à eux comme royaume ou comme berceau. Il n’y a dans ce chaos aucune place ni pour la rêverie douce-amère ni pour, tout simplement, l’espoir. Je suis boxé, et nié de l’intérieur par des énergies qui me dépassent. Demain, je serai entièrement débordé. Quelque chose m’entraîne, m’aspire. J’ai envie de baiser une forme allongée tout au fond du cratère.
    Ce qui définit la conversion, c’est ce qui lui succède : l’intensité des comportements, la qualité des attitudes. En ce sens, je suis servi. C’est l’époque où, complètement soumis à l’événement, mon regard s’involute. Les êtres et les choses du dehors existent certes encore, mais pour que je m’en distraie. Des amitiés tombent, frappées à mort, des amours s’éloignent, désolées. Je reste seul avec moi-même, devant le tableau des lacérations entre lesquelles circulent les mots, ces mots qui ont du sang jusque sur les sons, et dont les jambages, déglingués, crissent. Ce que je ressens à cet instant, c’est la clôture d’une vie et les prémices d’une autre. Non que celle-ci soit la vraie, mais le tremblement qu’elle porte au cœur de mes paysages pétrifiés, les amarres qu’elle rompt dès lors que tout paraît m’enchaîner, les danses qu’elle provoque quand je ne suis rien moins qu’ingambe, tout cela m’arrache à un état, à un passé pour m’introduire dans un mouvement, dans un présent.
    Comme on le voit, cette conversion ne doit rien aux transferts religieux. Elle n’a de la foi que ce qui la lie au verbe, mais ce verbe est tellement plus souterrain qu’alpin qu’à aucun moment il n’évoque la tension vers le surnaturel. Je me dirige vers un ineffable inférieur, un mystère de l’homme qui sera ardent sans le divin et même contre lui. Car ce verbe, ses ascensions sont des chutes, son ciel est un marécage ou un antre. Le salut lui est étranger. Quant à la prière, il l’est, mais sous des formes toujours renouvelées, démoniaques, pulvérulentes. Si la littérature est une oraison, celle-ci est une oraison qui ne supplie rien ni personne : elle ne s’élève que vers elle-même, ne se recommande qu’à soi, ne dépose sa vie qu’entre ses propres mains. C’est un rythme dont la foi va au rythme, une beauté que la beauté consume. J’ai aimé ces percées sans frein d’une inspiration en quête d’une inspiration qui la dépasse. J’ai aimé aussi que dans sa course elle soulevât des nuages de mort.
    Une conversion ne va point sans transfiguration. Voici comment la mienne s’exerce : je vais devenir plus sombre, je vais perdre en « avenance » ce que je vais gagner en intensité, mon visage va s’alourdir, suggérer la configuration intérieure du désordre. J’ai des yeux dont tout le brillant se renverse tandis que vers les objets du jour, ils se vicient, s’éteignent. Des profondeurs ravagées monte un sculpteur bizarre, aux mains boueuses, qui va ravager ma gueule. C’est ce que j’appelle la transfiguration.
    Ce qui définit la conversion, c’est une certaine façon qu’ont les états de grâce de se renouveler. Tout se passe comme si les mots s’étant mysticisés en moi, je me trouvais désormais dans l’impossibilité de les rendre à leur passé profane. Ils sont là, ils me harcèlent, ils me dérobent de cette santé qui d’un autre côté les protège tout en s’affaissant (l’ancien dôme d’airain n’est peut-être déjà plus qu’une tente de cirque battue par les pluies). Leur présence est obsédante. Mais comme peut l’être une fascination du scandale. Je ne puis faire un geste ni esquisser un songe sans qu’ils se manifestent, transgresseurs tourbillonnaires des valeurs auxquelles je m’accroche encore. Le jour, mon métier de correcteur m’impose l’existence des mots des autres, nombreux, pondérés. Ces vocabulaires morts, immédiatement surmontés, dans le geste même de corriger, par l’extrême trépidation des mots qui refusent de mourir, je n’en vois point la fin. Le regard qui s’appesantit sur les épreuves, s’il trouve un certain plaisir à capter la coquille, la faute, qui donnent vie aux textes, n’en est pas moins touché par le défilé des significations communément admises. A moins qu’il ne bascule vers l’intérieur au moment où il se contraint à être attentif, il risque l’accoutumance, donc la fossilisation. Dans le simple fait de porter huit heures durant une parole inerte, ou pantelante, à laquelle je n’avais point part, je devais finir par acquérir soit la mentalité d’un fossoyeur, soit celle d’un rédempteur. Le grand jeu des inclinations a décidé que je serais les deux. Je n’enterre la langue le jour que pour mieux la déployer la nuit. Le soir et le noir sont le creuset unique de mes transmutations verbales. C’est alors que la température monte, que les démons jouent les Tarzan dans mon arborescence. La beauté qui vivait en moi pliée, les jambes autour du cou, comme une contorsionniste, s’étale dans l’espace de nouveau libéré. Entre mon poumon et mes tripes, elle secoue sa lumière, largue sa chevelure. Je vois comme une trapéziste empoigner ma verge, s’y balancer avant de se lancer dans je ne sais quel vide de l’être. Qu’elle retombe d’aplomb sur mes dents, c’est ce qui explique mon sourire, ou ma salivation. Mais putrescibles à midi, éternels à minuit, les mots restent les mots, un cercle d’où je ne puis plus m’évader.
    L’étonnant, ce sont les chemins où ils me poussent, les inflexions qu’ils impriment à mes états d’esprit. Quoi que je veuille dire, ils décident que ce sera plié, tordu, incohérent, somptueux, obscène, vertigineux, pervers, naïf, maniaque, scatologique, asocial, orgiaque ou bouffon. A vrai dire, je n’en ai plus le contrôle, mais quel converti a le contrôle de son adoration ? Pour peu que je me repose, ils me démantibulent, me saccagent, il leur arrive même de tordre un organe ; bref, j’ai le ventre bosselé par une syntaxe qui n’a pas froid aux yeux et dont les poings (les points) frappent vite et bas. La nuit, je m’éveille pour étirer dans l’obscurité un fragment de projet. Les yeux ouverts, je rattrape des discours enfuis depuis la veille. Le matin, ma marche vers le bureau me porte dans les plates-bandes magnétiques du roman commencé. Tout a la parole : les nerfs, le sang, les os, la langue nouée de taciturnité (jadis, je me taisais par étranglement ; aujourd’hui parce que j’écoute en moi un chant). Le prodigieux de cette aventure, c’est que la possession du verbe, à ce niveau, entraîne l’éclatement de son sens. Ainsi, j’éprouve comme un vice délicieux, comme une senteur sexuelle infâme et un facteur de jouissance interdite le fait que dans mon logos les mots sont libres de toute orientation, et qu’ils peuvent composer dans l’infini mental les ordres qu’ils se choisissent. A tout moment, je goûte la constance de leur réversibilité, le pouvoir qu’ils ont conquis sur moi, ou qu’ils m’ont arraché, de dire n’importe quoi, n’importe quand, par-delà toute honte, toute règle. Nés, forgés dans le refus, ils sont devenus tellement magiciens que je vais même jusqu’à ne point douter de leur puissance de oui, voire de leur teneur en sacralité. Comme transmutables à souhait, ils jouent en virtuose de l’impossibilité du vrai. Et puis, ils sont insatiables, ils ont tellement envie de tout, de capturer dans leur musique ce qui semble, par définition, immusical, de promener leurs harmonies mauvaises sur les corps purs, d’être ensemble le blanc et le noir, la volupté et le dégoût. C’est ainsi que je les sens qui tournent en moi, dans ma tête, indiciblement disponibles, arrondis par quelque côté, et fulgurants par quelque autre, rieurs, sataniques, gloutons. Avec une mobilité à laquelle je rends grâce, ils vont, viennent, rusent, avouent, tuent, aiment. Les attitudes qu’ils adoptent (propositions relatives, circonstancielles de temps, de lieu, principales), les virgules et les points qu’ils se donnent ont la saveur d’une prédilection douteuse qui, ayant goûté au fruit défendu, s’en chercherait de plus défendus encore, dans des régions moins accessibles.
    La conversion, présence en soi de l’ineffable, opère en moi comme un infiniment-à-dire, comme un battement continu des mondes enfouis, inconnus, auxquels j’ai à donner un jour, un nom. Mais alors que la conversion, au sens religieux du terme, apporte au moins le bonheur d’être l’enfant de Dieu, la conversion au sens verbal du terme et en ce qui me concerne n’apporte que la joie noire d’être le fils de soi-même. Avant elle, je ne désirais en fait rien tant que de vivre et de jouir. J’étais lyrique et limité, crétin et balbutiant. Depuis elle, je connais la toute-puissance de la mort. C’est qu’on ne manipule pas impunément les mots nouveaux, les mots ressuscités, gorgés d’énergie. On ne peut les frotter à ses profondeurs, les glisser comme dynamite sous ses secrets anciens et ataviques sans leur donner en même temps la parole à propos de la mort. Quel que soit mon avenir, je sais maintenant que mon exaltation est une grande vibration d’avant la chute. Je suis ivre, certes, mais ce vin tombe du sein des Ombres entre mes lèvres de sel. C’est vrai, je danse, mais parce que la connaissance suraiguë des choses scandaleuses qui m’habitent, et la pénétration violente de ma propre nuit libèrent mes jambes. J’ai une manière d’être sans espoir qui est rythmique comme la transe nègre et son terme, l’écroulement. Quant à cette force dont, paraît-il, je donne tellement l’impression, elle recouvre le tragique d’en savoir trop, infatigablement, sur soi-même, de ne pouvoir guère cesser d’en savoir toujours plus long sur celui que je suis.
    Ainsi donc, ces tourbillons, ces cadences, cette cruauté révélée, cette prolifération des visions, ces enchaînements de frissons, ces épiphanies de sang et de stupre ne proposent rien moins, à la charnière du chant, que de jouer à l’élégie. Ces vocabulaires si vifs, si colossaux parfois, me plaquent contre une paroi que je n’avais pas vue et dont mon dos écoute les suintements, naturels et horribles, tandis que des mains, que j’imagine gantées de givre, caressent mes épaules avant de les coller au sol. Je sais, mon vertige n’a pas que ce seul sens, mais du moins l’a-t-il, celui-là, à un degré qui ne laisse aucune place au bonheur. De jour en jour, dans ma poitrine, le tragique déploie un peu mieux son grand théorème.
    Dès l’instant où je laissai s’introduire en moi, par conversion, une certaine race de mots, j’eusse dû deviner qu’ils m’apportaient, avec leurs excavatrices, leurs rats. Car dans le mouvement même où ils forent, ils rongent, et les butins qu’ils entassent racontent l’histoire nébuleuse des hommes qui ne sont pas immortels. Mais si j’ai deviné, je n’en ai rien laissé paraître, et peut-être, par goût du malheur, j’ai laissé faire, voire accentué l’événement. De toute manière, le travail qu’ils ont accompli contre moi l’était aussi pour moi. A force de me jeter sur les grabats de la Mort, j’ai fini par en épouser certaines formes dont la fureur de créer n’est pas la plus dérisoire. Ces noces funèbres, dont mon corps nostalgique n’est que la chambre, j’en tire encore, à bout de souffle, des effets de beauté, des saloperies qui sont des colliers, des parures. Pur fruit d’une démonologie de mots, la mort fait alterner en moi l’orgie d’être et le sentiment d’agoniser. Je ne me connais plus guère que comme nocturne. Je suis peut-être une fraction bondissante de la nuit, une conscience oblique contente d’étreindre avec piété tous ses travers, toutes ses difformités, tous ses sagouins, d’un seul coup. On peut m’enterrer, on ne m’aura pas enlevé la délectation d’avoir saisi les figures ravinées de mon mythe généalogique, ses armées d’ivrognes, d’assassins et de pendus. Mon but était et reste la mystique verbale. Que ces deux termes, dans leur juxtaposition même, ne soient point pris pour une tension seulement. A la jointure des spasmes et de la mort, l’expérience qu’ils impliquent n’est pas radicalement sans issue. Mais les beautés qu’elle exige, à partir du zéro intérieur jusqu’à l’amer illimité, les volontés qu’elle exaspère sont à ce point inhumaines que je ne lui connais guère comme équivalent dans ce monde que telle traversée du désert, sous un soleil de suie.
    Je viens d’écrire le mot « beauté ». La chose elle-même, je sais un peu mieux maintenant qu’elle est délicieusement toxique. Tantôt sous la forme du verbe que je me forge, tantôt sous les traits d’une femme ou d’un enfant, elle me raconte la légende non dorée de ma Disparition. A tout moment, la beauté peut me foudroyer, comme pourrait l’être un funambule dont le fil, soudain, s’électrifierait. Aucun amour qui ne m’apparaisse autrement que comme un ultime baiser donné à mes yeux par la splendeur visible. Aucune joie qui ne soit escortée des vents gémissants de la folie. Ces grandes cadences dans la tête, cette production ininterrompue de la Phrase, c’est l’aspect victorieux d’une entreprise dont le revers est une nécroscopie.
    Voilà pourquoi mon exaltation est si louche, et, au fond, mon existence si peu exemplaire. Et, pourtant, à supposer que tout fût à recommencer, je referais les mêmes efforts insensés, je provoquerais les mêmes carrefours fatidiques. De nouveau, je me convertirais.
    A l’instant où j’écris ces lignes, je me replie sur moi-même, sur la part royale, obscure, merdeuse, de ma pensée. Je goûte avec énormément de méchanceté et de frisson l’ample jeu de ses possibles, la façon qu’elle a de se lancer à l’aventure en mes milliers de tunnels, ou, dans l’hypothèse la plus sereine, de tramer, simplement, quelque graphie infecte que la beauté, au bon moment, viendra couronner. J’entends un bruit de turbine ou de shrapnels. Je crie, certes, ma haine de la bassesse du siècle, mais au même moment, une musique fait comme un liseron de sons purs autour de ce cri. Je m’enfonce, m’enlise en mon orchestre, mon opéra saignant, à l’écoute de mes tripes, là où s’élèvent, depuis toujours, les hymnes incompris du manant ou du pauvre. J’en ai assez de vos histoires mondiales et france-dominicales, je suis dans la moelle, dans le mot, jusqu’au cou. Allons, démons, encore un bout de chemin ensemble.

    Marcel Moreau
     
    L'Ether Vague-Patrice Thierry éditeur, 1991
    (1ère édition  : éd. Christian Bourgois, 1972)


    La photo de la couverture de l'édition par L'Ether Vague de La Pensée mongole est de Jean-David Moreau





     

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