• La Corde

     Julien Bosc

     

    Dire pourquoi j’écris n’aurait aucun sens. J’ignore moi-même quelles raisons m’obligent à prendre la parole. Cependant, si je parle, c’est sans voix. Voilà longtemps j’ai été condamné au silence. Cela fut difficile au début, puis j’y ai trouvé mon compte. La solitude n’est certes pas un plaisir comme les autres mais la séduction permanente de la folie est quelquefois exaltante. Je lui ai souvent cédé, d’autres fois c’est elle qui s’est laissée faire. J’en ai gardé de beaux souvenirs ; la mort n’était jamais loin mais c’était doux, oui très doux. Je ne le suis pas totalement moi-même, mais j’ai vu des morts : ils semblaient tous épargnés par la souffrance. Pour ça, peut-être, les flammes ou la tombe sont mon unique espoir. Je veux dire que l’absence d’espoir c’est l’espoir encore : l’espoir d’absence. Je ne me plains pourtant pas. La vie n’a pas été plus dure pour moi que pour d’autres. J’ai même vécu d’amitié en compagnie d’hommes et de femmes remarquables pour lesquels le silence n’était pas un obstacle mais la poursuite secrète de notre dialogue. Il continue aujourd’hui - longtemps après la guerre et son indicible horreur qui nous a séparés. Lorsque j’ai été libéré, le monde m’a fait peur, ou plus justement m’a-t-il dégoûté. J’étais encore jeune ; l’avenir n’était plus même un mot pour moi. Comme d’autres, j’ai tenté d’en finir par le suicide. J’y ai réchappé, m’a-t-on dit, n’ai jamais récidivé. À l’hôpital, je partageais la chambre d’un homme atteint d’une maladie ne lui laissant aucun congé. Il avait un mélanome malin, je crois. Les médecins refusaient encore le bon usage de la morphine. Il leur fallait aussi des cas pour établir leurs statistiques. Les médecins sont de drôles de gens, un peu répugnants. Cet homme souffrait jour et nuit - m’arrive encore de l’entendre hurler, de le voir tenter de s’arracher les yeux ou la peau avec les ongles. À cause des tumeurs, son corps semblait un paysage lunaire. Chaque jour, vers les dix ou onze heures, une jeune femme venait pour le voir. Elle n’était pas très belle mais sa peau était très blanche.

    Ce matin-là, je n’aurais peut-être pas dû intervenir dans leur histoire : elle était en retard selon lui, ce en quoi il n’avait pas tort mais qu’importe. Il commença par l’injurier puis, retrouvant tout à coup des forces irrémédiablement disparues, il serra sa gorge afin de l’étrangler. Le désespoir de cet homme était compréhensible, je ne me sentais pas concerné mais quand la jeune femme a dit mon nom - elle ne me connaissait pas pourtant - je me suis levé, ai violemment cogné la tête de son ami contre les barreaux du lit afin qu’il la libère. Il devint aveugle le lendemain. Dès lors, il garda son visage ostensiblement tourné vers moi, les yeux ouverts. Il est mort trois jours plus tard, en vomissant du sang, en conchiant et compissant ses draps. Je ne dis pas cela par goût du morbide mais parce que cet anéantissement continue de m’horrifier. En en parlant, j’espère pouvoir y échapper, vivre plus tranquillement ces derniers jours. Mes plaies s’étant cicatrisées, on m’invita à sortir. J’aurais aimé rester, j’étais faible encore, mais l’on m’a fait comprendre que ma présence était devenue gênante. Je n’avais nulle part où aller, vraiment très peu d’argent. À nouveau la rue me fit peur. J’ai marché. C’était l’hiver, j’avais froid. Dans une avenue, je suis passé devant un café. Derrière la vitre une jeune femme était assise. Elle était très pâle. Sur la table, placée devant elle, une tasse de lait chaud, un feuillet sur lequel elle était en train d’écrire. Je l’avais immédiatement reconnue. Je suis resté sur le trottoir, non pour l’observer mais pour la réaliser. Lorsqu’elle leva les yeux, me vit, elle ramena brusquement la main sur sa bouche. Elle avait dû crier. Mais, d’où j’étais, je ne peux rien affirmer, même si aujourd’hui j’ai des raisons de croire qu’elle n’a pas crié. Je ne lui avais pas fait peur : la surprise de me voir avait été violente, c’est tout. Elle se reprit néanmoins assez vite et d’un signe de tête m’invita à la rejoindre. J’étais à peine assis qu’elle eut ces mots manquant me faire perdre connaissance : “Pourquoi m’avez-vous suivie ?” C’était une question impossible. Elle ne l’a peut-être pas posée. Devant ma détresse elle eut la décence de ne pas insister. Par contre, elle me donna le feuillet en disant que c’était une lettre écrite à mon adresse avec l’intention de l’envoyer le jour même à l’hôpital. J’ai alors compris combien elle regrettait de me voir déjà dehors. C’était une réaction naturelle, aussi ne lui en ai-je pas voulu. J’ai brûlé cette lettre avec d’autres papiers. Je voulais m’en défaire. Hélas ! je me souviens de chaque mot. Je ne suis pas en droit d’en dévoiler les termes, mais au détour d’une phrase elle avait écrit ne jamais pouvoir me pardonner de lui avoir sauvé la vie. Quand nous sommes sortis du café, il était déjà tard : c’était la nuit. Nous avons longtemps marché, sans mot dire, d’un même pas, jusqu’à l’épuisement. Elle, je n’ai jamais su, mais moi je n’avais rien d’autre à faire et si j’eusse préféré être seul, sa compagnie ne m’avait tout même pas trop indisposé. Ce que plus tard je n’ai pas supporté c’est qu’elle ait profité de cette promenade pour tout apprendre de moi. Je ne lui en ai pas voulu - la rancœur est à bannir - mais j’ai souvent voulu la tuer pour cet écart. Je ne l’ai pas fait. Ce fut peut-être un tort ; je préfère n’en dire davantage sur ce sujet - non par crainte du châtiment mais en mémoire d’une certaine tristesse. Sans qu’elle m’y invite, ni que j’en décide, nous sommes allés chez elle. L’immeuble était ancien, au fond d’une cour, derrière un porche. Un détail m’est revenu bien des années après : la minuterie ne fonctionnait pas, plongeant ainsi la cage d’escalier dans la plus totale obscurité. Sans réfléchir, je l’ai précédée dans cet escalier, bien qu’elle m’ait, à dire vrai, délibérément poussé devant elle, à seule fin de pouvoir se protéger derrière moi si quelque chose devait arriver. Elle me donna aussi la clef pour que j’ouvre la porte, et d’un accord tacite ce fut moi qui pénétrai d’abord dans cet espace qui n’était pas le mien et où j’allais pour la première fois. Cette façon d’agir avait quelque chose de risible mais cette même chose, sans doute, nous avait interdit d’en rire. Elle pleura d’ailleurs assez longuement, à la manière des enfants, sans larmes, mais avec des gémissements pareils à ceux des animaux les plus sauvages. De l’appartement je n’ai pas gardé souvenance, excepté l’impressionnante superficie et l’absence de fenêtre - si ce n’est une petite lucarne dont on devinait un des montants à la lisière du rideau trop étroit pour la dissimuler tout entière. Durant la nuit, elle s’assoupit un moment. J’en profitai pour aller regarder par cette ouverture. De ce que j’ai vu, j’ai longtemps tremblé. Ensuite, la distance, je veux dire le temps, m’a permis de croire qu’il s’était agi d’un rêve. C’est mieux comme ça. Il ne s’est sinon rien passé. Nous nous étions seulement étendus par terre. Ses sanglots, à la longue, étaient devenus oppressants mais j’avais une certaine pitié pour cette jeune femme, alors j’ai pris sur moi de ne pas la battre. Elle ne m’en a jamais rien dit explicitement, mais cela non plus elle ne l’a jamais pardonné. À cause de la pitié justement. Pitié qu’elle inspirait à tous ceux qui la voyaient. Ce qu’elle ne s’est jamais pardonné et ce pourquoi, certainement, elle s’est un jour pendue à l’entrait de la charpente, dans la maison éloignée des villes où elle avait voulu que je l’accompagne car elle n’aurait jamais eu la force d’être seule ou sans lumière durant la nuit. Cela fut peut-être de ma part insensé mais jamais je n’avais vu son visage plus beau qu’avec cette corde autour du cou. Je l’ai alors aimée. Aimer ne m’était jamais arrivé. Avec un couteau, j’ai tranché la corde. Les morts devant être nus, je l’ai déshabillée, c’est-à-dire que j’ai arraché sa robe, mes propres vêtements ensuite. Je l’ai embrassée, caressée, baisée. Elle a crié pour la dernière fois avant que moi-même ne rie pour la première fois. Je suis resté quelques jours auprès d’elle puis la puanteur me fit consentir à creuser un trou dans la forêt. Depuis, j’ai toujours vécu seul, sans jamais rien dire à personne. Pourquoi ai-je voulu parler cette nuit, raconter comment ce fut pour moi, après la guerre et l’hôpital ? Je le sais maintenant. Je sais aussi avoir eu tort car désormais j’ai tout perdu.

    Julien Bosc
    in Préludes, L''Éther Vague, 1994.
    & Tiens n°7. 

     


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