• La technocratie totalitaire, ou «Technopoly», présentée par Neil Postman

     Jean-Claude Leroy

     

    «Technopoly»« L’âge d’or de la Grèce ne déboucha sur aucune invention technique majeure, ni même sur un moyen d’utiliser efficacement la force du cheval. Platon et Aristote méprisaient les ‘‘arts mécaniques fondamentaux’’, sans doute parce que s’efforcer d’accroître l’efficacité ou la productivité n’élevait pas l’esprit à leurs yeux. Efficacité et productivité étaient le problème des esclaves, pas celui des philosophes. »1

     

    C’est un livre paru aux États-Unis en 1992 que publie en cette rentrée les éditions L’Échappée. Décédé en 2003, son auteur, Neil Postman est notamment connu pour Se distraire à en mourir (Amusing ourselves to die) où il prend sur un point le parti de Huxley contre Orwell, en ce sens qu’il voit davantage de danger dans l’inflation d’informations, qui va jusqu’à l’insignifiance, que dans sa répression ou censure.

    Rédigé dans une période où l’ordinateur individuel n’en est qu’au début de sa conquête, mais où la montée de l’informatique s’annonce exponentielle, cet ouvrage fait part d’inévitables et déjà sensibles effets de saturation liés à son usage, signes avant-coureurs de l’anéantissement du ressort vital en chacun de nous.

    Entamant son exposé par le rappel d’une histoire que raconte Platon dans son Phèdre, celle du roi Thamous aux prises avec le dieu Theuth, venu le visiter pour lui présenter des outils tout à fait stupéfiants : les chiffres, la géométrie, l’astronomie, l’écriture, etc. Le débat qui oppose les deux protagonistes met en évidence le fait que toute innovation technique présente des avantages qui ne sauraient aller sans un lot d’inconvénients. « Il serait donc inexact de supposer qu’une innovation technique n’a qu’un seul et unique effet, chacune devant plutôt être perçue comme un fardeau et comme une bénédiction. »

    Chaque nouvelle technique détermine un lot de gagnants et une large majorité de perdants, c’est imparable. Et le jeu des gagnants consiste à tout faire pour susciter l’adhésion des perdants à l’outil de leur perte. Neil Postam cite en exemple les forgerons du début XXe voyant arriver l’automobile avec enthousiasme, sans se rendre compte que cet engin va causer leur disparition à terme. Il précise en outre que : « Chaque outil repose sur le parti pris idéologique qui nous fait comprendre le réel différemment, nous prédispose à concevoir le monde d’une certaine façon, à valoriser une chose plutôt qu’une autre et à privilégier davantage un sens, une compétence ou un trait de notre personnalité. »

    La science a longtemps été tournée, non pas vers la puissance ou le pouvoir, mais vers la vérité. Elle devrait toujours l’être, mais elle est dépendante désormais des développements qu’elle autorise. Pour Postam, Francis Bacon fut le premier à « voir clairement le lien entre la science et l’amélioration de la condition humaine », à cet égard, il fut le premier homme de l’ère technocratique.

    Postam nous explique que cette technocratie qui se met en place à partir de la fin XVIIIe siècle, va peu à peu redéfinir des pans entiers de ce qui fait l’humanité : la religion, l’art, la vérité, la famille, l’intelligence. Elle est devenue ainsi une technocratie totalitaire, ce qu’il appelle une technopoly. Une société dans laquelle toutes sortes d’experts et de techniciens sont au plus près de ceux qui tiennent les commandes, quand ce ne sont pas les mêmes.

    Postam insiste sur la perte de spiritualité induite par l’usage des objets techniques. Dans un chapitre consacré aux technologies médicales il explique les réticences que rencontra un outil pourtant renommé fort utile, le stéthoscope, inventé par Laennec en 1816. Le fait d’avoir à interposer un objet entre le patient et le médecin fut cause d’une critique profonde par ces derniers ; c’était en effet, ce faisant, prendre le risque de prendre en compte davantage le rapport de l’objet que le discours du malade. L’humain se trouvait dépossédé de lui-même, il devenait objet d’un objet. On sait au demeurant que de toujours les compagnies d’assurance remboursent sur la base des actes médicaux et qu’ainsi le temps passé à écouter le malade n’est pas validé ; en cela le diagnostic appartient donc davantage au scanner qu’à la sensibilité d’un praticien. Cet exemple est bien sûr emblématique d’un fonctionnement généralisé qui voit l’humain se couper de lui-même tout en augmentant ces capacités à se connaître et se contrôler.

    Postman rappelle au passage ce qui ne devrait pas avoir à l’être, que les sciences humaines ne sont pas exactes, quoiqu’on cherche à les instrumentaliser à outrance. Elles sont enrôlées dans la machinerie économique et servent le plus souvent à cautionner les décisions des technocrates. Le scientisme caricatural des positivistes du XIXe siècle n’a pas perdu courage, il est toujours là, et cherche à rationaliser le moindre rouage des sociétés, ce qui veut dire quantifier, rentabiliser à outrance. Et les personnes qui portent cette manœuvre ne manquent jamais du bon goût de s’abriter derrière leur irresponsabilité. Eichmann n’était qu’un spécimen, il y en a autant que de travailleurs s’abritant derrière la limite d’une fonction, ne se souciant pas de la portée des actes qui sont les leurs dans le cadre de leur mission. 

    L’idée que si une chose était possible alors elle devait être réalisée apparut au XIXe siècle. Avec elle se développa la croyance profonde en tous les principes qui font le succès d’une invention : objectivité, efficacité, expertise, standardisation, mesure et progrès. On commença aussi à croire que le moteur du progrès technique fonctionnait mieux lorsque les hommes n’étaient pas considérés comme les enfants de Dieu, ni même comme des citoyens, mais comme des consommateurs – c’est-à-dire comme des acteurs d’un vaste marché.

    C’est plus récemment que l’inventeur de l’expression « intelligence artificielle » a pu déclarer que « les machines sont des êtres humains », elles ont l’air non pas de travailler, mais bien de penser, et l’on s’habitue à croire cette analogie, jusqu’à l’intégrer. D’ailleurs, un des aspects très utiles de l’ordinateur presque humain est qu’il sert d’alibi facile, car il détourne l’attention et on peut l’accuser à tout moment, le rendre responsable, se défausser sur lui des actions que l’on mène. Postman suggère que si Eichman avait disposé d’un ordinateur, il n’est pas sûr qu’il aurait été jugé, il lui aurait suffi de s’abriter derrière les « décisions » de son engin. Dans la technopoly, toute innovation est évidemment synonyme de progrès.

    La « vérité informatique » renforce toujours davantage le pouvoir des institutions bureaucratiques et rend impossible tout changement social conséquent. Mais c’est aussi un « présentisme » qui est critiqué ici, une manière d’effacer la mémoire et d’effacer l’histoire. Postman recommande en réponse d’introduire une dimension historique dans toutes les matières enseignées. « De la sorte, chaque élève, même dès son plus jeune âge, pourrait commencer à comprendre, contrairement à aujourd’hui, que la connaissance n’est pas une chose établie, mais un stade de développement de l’humanité, avec un passé et un avenir. » Par ailleurs, « il est enfin temps de leur apprendre que la science est un exercice de l’imagination humaine, qu’elle diffère de la technologie, qu’il existe plusieurs « philosophies » de la science, et que tous ces aspects sont dignes d’intérêt. »

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    1) Neil Postman, Technopoly, éditions L’Échappée, 2019. Toutes les citations sont extraites de ce livre.

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