• Le beau Martin et Véronique

    Denis Schmite 

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    Le beau Martin, picturum gloria, gloire des peintres, grand adorateur des vierges, sages ou folles, ne pouvait que s’intéresser à Véronique, ce qui ne veut pas dire qu’il ne s’intéressait qu’à Véronique puisqu’il s’intéressait aussi aux vierges, sages ou folles, aux porteuses d’écus blasonnés, comme celle qu’a peint Fouquet pour Varye, et puis à là Vierge et à son Fils bien sûr, et puis aux saints, et puis aux jeunes filles aux belles tournures, aux hommes barbus et enturbannés, marchands de Venise ou diplomates de Turquie, et à bien d’autres gens, et à bien d’autres choses encore, telles des pièces d’orfèvrerie, crosse d’évêque et encensoir, rameaux et rinceaux compliqués. Bref, le beau Martin était un homme de son époque, mais plus délicat que les autres peut-être, et paradoxalement plus violent, quelques fois. Pour être précis, à Véronique il s’y est intéressé à deux reprises, trois peut-être, au cours de sa brève et pourtant prolifique carrière, mais au Moyen Age toutes les carrières ou presque sont brèves et donc denses, et il l’a surprise, Véronique, dans des postures très différentes comme on le verra plus tard. Fils d’un orfèvre de la Décapole, cette micro Hanse alsacienne mais qui a duré autant de temps que l’autre (), Martin a appris le maniement du burin chez son père, et aussi du pinceau ailleurs, il a traversé la Flandre, l’Italie et peut-être l’Espagne, s’est établi à Colmar, où on lui a décerné pour tous les précieux retables qu’il y a peints le beau titre de picturum gloria, gloire des peintres, puis à Brisach () où il a réalisé dans son église Saint Etienne l’une des plus importantes fresques murales du Moyen Age, Le jugement dernier, dont il ne reste guère plus que l’idée, et le génie d’une composition fugace, et la délicatesse d’un trait aussi. Certains, pas les plus avisés, ont pu reprocher au Schongauer graveur un certain inachèvement dans ses productions, une incomplétude, parce qu’il n’y a pas ou peu de ciel, parce que le sol est plat, parce qu’il n’y a presque pas d’ombres, parce qu’il n’y a pas ou peu de fond, parce que le blanc y est dominant, mais les gravures, très nombreuses, de Schongauer sont un miracle d’essentialité immédiatement perçues comme tel par le jeune Albrecht Dürer qui aurait voulu devenir son élève mais, voilà, quand il s’est rendu à Colmar pour le rencontrer, Martin Schongauer était mort depuis presque un an, car au Moyen Age, et même bien après, la vie est brève. « Ars longa, vita brevis… » (). Il y a des murailles épaisses, une herse hostile levée, des piques, des fourches et des tranchoirs, des gourdins, un poing prêt à s’abattre, partout de l’acier, des faces grimaçantes, des bouches hurlantes, une foule dense qui se presse derrière le porteur de la croix, faite de grossiers rondins de bois, dont le pied léger effleure le sol caillouteux, et qu’un homme très maigre tire par une corde tout en courant comme un dément, les clous longs aiguisés tels des stylets déjà serrés dans une main, les autres piétinent et s’engueulent, un enfant joufflu qui s’est glissé sous la croix tenant un morceau de bois acéré comme s’il voulait piquer le flanc du supplicié dont le visage exprime une tristesse mortelle, une bousculade incroyable dans un couloir très étroit. Sur le côté gauche, deux femmes dont les yeux sont dissimulés par leurs voiles épais, l’une debout qui presse son manteau sur son ventre comme si ses entrailles la déchiraient, l’autre à genoux et qui reçoit comme un cadeau le tissu que lui tend le condamné avec sa très exacte image imprimée dessus, presque une tête de décapité. Douceur pieuse des femmes et furie des hommes. Dürer, ce grand spécialiste du voile de Véronique qu’il ira jusqu’à faire virevolter dans les cieux entre les mains d’un ange, et puis de deux ailleurs, s’inspirera largement de cette scène, bien des années après, dans l’une des gravures de La petite passion. La herse, les piques et les hachoirs, l’acier, la violence, tout y est ou presque, mais beaucoup moins de cohue, beaucoup moins de précipitation, même si la foule est dense, plus d’espace pour permettre la manifestation d’une détermination froide, et l’expression de pesanteur et de fatigue ressenties par le supplicié agenouillé. Pourtant, Dürer est présent au moment d’avant, celui où Véronique tend son voile, alors que chez Schongauer, moins avancé pourtant sur l’ultime chemin, le Christ le lui rend. Dans son Grand Portement de croix, sa plus grande gravure par la taille, Martin Schongauer oublie Véronique, tout du moins dans son imagerie un peu stéréotypée car elle est là quand même, en toute probabilité, pour insister davantage sur le grouillement hurlant et brutal des bourreaux et les souffrances endurées presque impassiblement. Chez Schongauer, tout ou presque est mouvements, mais mouvements d’une précision presque horlogère, ou plutôt d’une minutie d’orfèvre, surtout dans la violence. Coups de cordes qui s’abattent sur les épaules et sur le dos, empoignement des vêtements, exhortations criardes, cailloux amassés dans un tablier d’enfant pour être lancées en même temps que les quolibets par une foule haineuse qui se presse sur un sentier étroit, beaucoup d’animaux aussi, chevaux passifs qui battent de la queue et sur lesquels sont juchés les dignitaires orientaux et les soldats gradés, chiens qui courent dans tous les sens, perceptions quasi physique de l’odeur du crottin, des stridences aboyantes et de l’acidité sudorante des gens, moins d’acier mais rien que du tranchant et du piquant et plus de mouvements déployés vers l’avant, moins de compassion si ce n’est peut être chez un petit groupe de jeunes gens, filles et garçons, presque caché derrière de gros rochers qui se dressent comme des vagues tempétueuses, tout un mélange d’extrême tension et de proche indolence qui paraît être pris dans une sorte de clarté brumeuse, un paysage pelé, comme brûlé par le soleil, avec dans un lointain vallonné les murailles d’une ville à peine esquissée, comme en voie d’évaporation. Une obscurité liquide coule petit à petit dans le ciel, en bizarres raies horizontales très serrées, de l’Occident vers l’Orient. Une femme seule sur le bord du chemin, qui presse son voile sur son sein, les yeux baissés dans une résignation triste sous les moqueries d’un vieux grotesque édenté, une vierge esseulée qui recherche le contact passé de l’Enfant ou peut-être Véronique surprise avant de tendre son tissu, et le visage, aux cheveux hirsutes sous les épines et à la barbe broussailleuse, qui prend tristement à témoin, en plongeant frontalement ses yeux dans les leurs, les regardeurs de la gravure, la Sainte Face qui s’offre généreusement à tous. Le beau Martin aimait les belles jeunes filles et par delà les siècles il aura transmis son propre sens de l’esthétique féminine, qui deviendra, par extension, l’image que l’Occident conservera de la femme médiévale. Bouille plutôt ronde, petit menton pointu, cou de cygne, épaules menues, taille très mince, petit ventre rond porté en avant du fait de la cambrure excessive du dos, volume donné aux hanches par le plissé savant des robes amples, longue chevelure bouclée ou nouée en nattes elles-mêmes roulées en turban, ligne élancée et douce souplesse des formes héritées de la tradition courtoise mêlée aux canons du néo-gothique, la tendance artistique qui traverse l’Europe durant tout le quinzième siècle et que l’on appellera le « gothique internationale ». Sur ces bases stylistiques, il passe en revue les dix vierges de la parabole évangélique porteuses de lampes soulignant leur qualité, vertu démonstrative ou simplement heureuse des sages tenant leur lampe droite et allumée, imprévoyance effrontée ou pleurnicharde des folles à la lampe éteinte et renversée, avec une petite préférence pour ces jeunes filles déchues dont la couronne de laurier a été jetée à terre, psychologiquement plus riches et surtout érotiquement plus puissantes, car les vierges sages sont décidément trop sages. C’est du reste une vierge folle qu’il retiendra pour un beau portrait tardif d’une femme en buste à l’ample décolleté, peut être à rapprocher du dessin d’une orientale au sein dévoilé. Sensualité du beau Martin. Les saintes de Schongauer adoptent des poses gracieuses, pour ne pas dire lascives, tout en tenant à la laisse les démons qu’elles piétinent, et les porteuses d’écus ont des délicatesses de dentelières, même quand elles sont « sauvages » et allaitent sans pudeur leur enfant, en contraste évident avec l’air farouche des turcs et autres hommes « sauvages » eux aussi qui tiennent les écus pour simples boucliers en adoptant des postures guerrières. Le Christ, quand il n’est pas de Passion, est un adolescent plutôt frêle à la barbe duveteuse, aux grands yeux et aux longs cils de fille. Les saints, quant à eux sont peu différenciés, ressemblant soit à des archanges, soit à des patriarches qui useraient de l’objet de leur supplice comme d’une canne noueuse. Schongauer offre tout ce petit peuple du ciel catholique, mais pas uniquement, comme des modèles possibles aux sculpteurs de son temps. Tout est affaire de poses, d’extrême précision, on pourrait dire d’essence même, du mouvement, avec un paroxysme dans ses Vie de la Vierge et ses feuilles de La Passion, où chaque participant à des foules pourtant intensément grouillantes déploie le geste très exact pour le lieu et pour l’instant. Mais à la différence de Robert Campin, Martin Schongauer n’est pas un homme de mains ni un très subtil drapier. Son intérêt à lui se porte plutôt sur les coiffures et les coiffes, les pilosités et ce qui est censé les recouvrir. Ce sont principalement le cheveu et le poil de barbe qui définissent physiquement et psychiquement la personne, humaine ou spirituelle, et qui l’unissent au reste du monde terrestre et céleste. Les créatures abjectes, hybrides infernaux de toutes les espèces nageantes, volantes, et rugissantes, qui enlèvent Saint Antoine dans les airs ne s’y trompent pas lorsque l’une ou l’autre s’agrippe à ses cheveux et à sa barbe pour les lui arracher, tentative de rupture du lien spirituel, d’éclatement du « réseau capillaire ». Chez l’homme comme chez la femme, la longueur et la souplesse de la chevelure pourraient traduire la pureté des sentiments, la virginité de l’âme. Peut-être. Disons que les vilains et les larrons ont plutôt le cheveu court et raide. A la différence de la coiffure, la coiffe singularise le personnage sans aucune connotation de nature psychologique ou sociologique, le personnage mais pas la personne, entité physique et mentale, dont la coiffe est totalement indépendante. C’est un simple élément d’ornementation, une parure, le plus souvent dégagé de tout contexte, climatique, économique ou belliciste. Même ceux qu’on peut le moins suspecter de ceci, par leur nature, des brutes vraiment épaisses, des cogneurs infatigables, soldatesque et bourreaux, rivalisent de coquetterie et s’affichent en tout lieu, à tout moment et par tous les temps, avec les bibis les plus affriolants, chapeaux sac, capuchons à chevrons ou à festons, cales de lin ou de coton, large galures en feutres ou en cuir, avec plumes de faisan ou non, casques à visière ou sans, tour de tête avec guimpe, chapeaux bicornes ou tricornes, charlottes de coton. Avec Schongauer, la coiffe tarabiscotée c’est tout l’homme médiéval, et la femme aussi mais en plus léger et en plus raffinée car ses cheveux sont tellement beaux. Seuls les anges et les saints sont dispensés de coiffe, car un ange chapeauté en plein vol risquerait de voir son chapeau envolé, et les saints au lieu de chapeau sont susceptibles de porter l’auréole, à moins qu’ils ne soient pèlerins comme le Jacques à la coquille. Ce qui l’a intrigué chez les maures et plus généralement les orientaux, qu’il a possiblement croisé sur les places de Venise ou bien dans les frais jardins des alcazars andalous, ce sont les enroulements ingénieux des turbans et la profusion des barbes, et la noblesse exotique que l’assemblage des deux confère au visage. La toute petite Véronique est coiffée elle aussi d’un turban. C’est une très jeune et svelte fille dont les formes sont dissimulées par la cape qu’elle porte et le drap qu’elle tend largement. Elle a le regard perdu dans un songe, et un léger plissement des lèvres, et un petit plissement du front, font un instant hésiter sur le fait qu’elle soit profondément triste tant sa présentation de la Sainte Face est généreuse. Si on ne la regarde pas de très près, avec l’aide d’une loupe par exemple, on ne sait pas trop si elle sourit ou si elle retient ses larmes. On aurait pu la croire heureuse d’être propriétaire de l’image absolue, l’image acheiropoïète, eh bien elle ne semble pas l’être du tout (). Donc, ici, le voile de Véronique est devenu un drap qu’elle déploie comme une nouvelle mariée au matin qui succède à la nuit de ses noces. La gravure est à peine plus grande que certains timbres de collection, mais l’icône est surdimensionnée. La tête infiniment désolée du Christ couvre une bonne partie du tissu et est hors de proportion avec celle de la petite Véronique. Schongauer s’est inspiré assez largement d’une gravure à peine plus ancienne d’un artiste aussi prolifique que lui qui est connu sous le nom singulier de Maître E.S. Ce graveur, qui semblait en outre fin connaisseur de l’œuvre de Robert Campin, a livré une image d’à peu près la même taille que celle de Schongauer montrant une Véronique beaucoup plus massive et totalement affligée tenant à bout de bras un drap avec une Sainte Face démesurée et rayonnante. En fait, du strict point de vue du dogme, il y aurait bien des questions à poser par rapport à cette histoire de Véronique. Pour quelles raisons Véronique est-elle si triste alors que tout a été réalisé de ce qui était prévu ? Pour quelles raisons le Christ transgresse-t-il de lui-même le premier commandement imposant l’iconoclasme total ? Avec cette minuscule Véronique du beau Martin, on croirait voir une jeune supportrice sportive dont l’équipe aurait perdu un match et qui se ferait tout de même prendre en photo avec le drapeau du club, ou qui se prendrait elle-même en photo, manière de « selfie », mais je pense que pour l’époque de Schongauer ce n’est pas une proposition très soutenable. C’est une Véronique bien seule ou, à l’inverse, très accompagnée puisqu’elle porte avec elle la plus belle image que puisse rêver de contempler les femmes et les hommes du Moyen Age. Les rameaux de Schongauer, séries d’étude pour orfèvres, ont la grâce et les cambrures des frêles jeunes filles qui peuplent ses gravures pieuses et profanes, et ses rinceaux, entrelacs végétaux compliqués du gothique tardif, l’éclat de leurs jolies têtes aux longues chevelures bouclées. Les uns et les autres rappellent aussi certaines annonciations voluptueuses où, jaillissant dans un drapé insensé, l’archange gracieux porte la parole délicate et divine à la douce Marie qui baisse timidement les yeux vers un vase de hauts lys et croise ses belles et longues mains sur son cœur nouvellement amoureux. Dans son écrin Dominicain d’un gris aux reflets jaunes la Vierge nimbée d’or est assise au milieu d’un buisson tout bruissant. L’Enfant rayonnant qu’elle tient dans ses bras et caresse du bout de ses longs doigts est accroché à son cou. La Vierge est assise sur un banc de verdure et ses pieds reposent dans un parterre de fraisiers. Derrière eux, l’Enfant et elle, des rosiers sont disposés en espalier et font comme un dossier. Les fleurs sont rouges sauf une qui est blanche, évocation de la Passion future et de la l’Immaculée conception. Tout est symbole évidemment, les fleurs, leurs couleurs, celle de l’ample manteau de la Vierge, rouge comme les roses, les oiseaux nombreux qui peuplent le buisson, humble moineau, mésange, rouge-gorge et bien d’autres encore, l’expression de la Vierge et celle de l’Enfant. Si le retable n’avait pas été endommagé, on pourrait voir, se développant par dessus des fraisiers, un Lys et une ancolie, la fleur de Varye, comme le montre certaines copies faites à partir de son état initial. Juste au dessus du nimbe, volettent deux petits anges qui portent une grosse couronne ouvragée. La Vierge et l’Enfant baissent mélancoliquement le regard dans deux directions opposées évoquant ainsi leur séparation prochaine. Dans toute l’iconographie catholique, la Vierge représente l’Eglise et sur son nimbe est inscrit, en latin, « cueille moi aussi pour ton fils, ô très sainte Vierge », et ce qu’on peut dire c’est qu’ici, à Colmar, il y a fort peu de gens qui se font cueillir par La Vierge aux buissons de roses, car à Colmar le touriste est plus attiré par le spectacle vertigineux de la cruauté monumentale peinte par Matthias Grünewald et exposée à Unterlinden (), l’être humain est toujours fasciné par la cruauté, ou les balades en barque sur les modestes canaux de la dite « Venise alsacienne », l’être touristique est toujours friand de balades en barques. Ainsi le touriste d’Europe réclame des Venise en tous lieux, ici à Colmar mais aussi à Bruges, « la Venise du Nord, et en bien d’autres endroits, tout en ignorant le picturum gloria qui honora ces lieux, Martin Schongauer ici à Colmar mais aussi Hans Memling à Bruges et bien d’autres en bien d’autres endroits. Colmar comme Bruges, joyaux d’Europe dont Europe se montre si peu digne, sont presque devenues idéales comme le veston de Rimbaud, images qui furent splendides mais qui se ternissent et se dissolvent telles des photographies très anciennes, telle la mémoire d’Europe, et bientôt, peut-être, ma mémoire aussi.

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    Denis Schmite 

     


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