• Le Bois : Grünewald avec Antonin Artaud

    André Bernold

    Ce qui est horrible dans la crucifixion, c'est qu'elle a le schéma du corps humain. Léonard de Vinci, qu'on veut imaginer en face de Grünewald à la longue table des morts, le fixant sans ciller de ses yeux translucides à force d'anatomies, notait que l'homme, comme tous les quadrupèdes, agite ses membres en croix.

     

    La Croix, la Croix
    va plus profond que nous le savons
    plus profond que la vie
    Elle traverse l'os
    jusqu’à la moelle
    [1],

     

    écrit D.H. Lawrence, et Antonin Artaud : « Il faut des bras pour pousser et empêcher l'enroulement sur soi. Cela est la croix... [2] »

     

    Voici ce corps ouvert, arrêté, devenu à lui-même son atroce ennemi ; hissé sur la chute dans sa pesanteur ; le jeu délicat de l'ambulation, sa verticale, ses transversales labiles forcées dans une camisole de tétanos. C'est le Verbe incréé, incarné et mourant pour tous les corps, et c'est le corps lui-même, s'il est créé.

    Comment en soutenir l'aspect ?

    Puisqu'il nous faut considérer (nous ne pouvons faire autrement) le polyptyque de Grünewald comme un chef-d'œuvre de peinture, et non plus comme l'approche du mystère de l'Incarnation, un exercice d'imitation ou une icône de guérison, il nous est donc permis de parler de détails. H.A. Schmid remarquait hardiment, avec une justesse admirable, que, parmi les grands peintres du dix-septième siècle dont Grünewald anticipe la manière, la couleur, la perfection de l'art, c'est Jan Vermeer de Delft qui aurait eu sa préférence[3].

    Comment, dès lors, envisager, au voisinage d'une certaine zone de la peinture (Grünewald avec le Greco, le Caravage, Vermeer, Velasquez et Goya), l'obstination étrange de l'art contemporain à revenir sur la Crucifixion comme au motif d'un répertoire, sinon parce qu'il est de l'essence de la douleur, comme le dit Antonin Artaud, de « se percer elle-même toujours, c'est son mode d'être que de se traverser elle-même, alors se traversant elle reste fixe »[4] ?

    Stupeur du quadrupède de Vinci n'agitant plus ses membres, stase du corps. Le peintre y broie sa matière, même réduite à l'extrême, creuset, résidu et substrat.

    Pour Francis Bacon (qui vint voir le retable en 1991), c'est la chair ou la viande, mais il déclare aussi bien « peindre l'herbe comme Velasquez peint les cheveux : les cheveux et la tête, l'herbe et la terre doivent être faits de manière à pousser ensemble, ce que très peu de peintres réussissent [5] » (et H.A. Schmid rapprochait Grünewald du dernier Velasquez).

    Chez Beuys, on voit des ligaments mis à nu sur une pierre plate ; chez Knaupp, c'est l'os, pour Schönebeck, le grouillement, etc. Picasso, quant à lui, aurait pu dire avec Artaud : « Je ferai des mains sans peau, et des os sans incarnation.[6] »

    Mais Grünewald atteint « ce que très peu de peintres réussissent » : le corps et le bois « faits de manière à pousser ensemble », le corps du Christ et le bois de la croix, la croix du corps, le corps du bois, un seul et même événement, mais qui n a lieu qu'en peinture.

    Contraction s'il se peut encore plus violente que celle de Dieu en homme et d'homme en animal détruit: la souffrance sort du tronc. Souffrance littéralement inhumaine, que le savoir du peintre mélange à la chair de son supplicié. Car n'est-ce pas l'univers entier qui doit être sauvé ?

    Les échardes laissées par la flagellation, et la couronne d'épines, l'instrument le plus dérisoire et donc le plus cruel de la Passion, cette couronne d'épines qui, dans le retable de Karlsruhe, ressemble à un polype, à laquelle toujours le regard revient, puisqu'il lui faut remonter de ces pieds à cette tête :

    Qu’est-ce qu’un homme ?
    Un germe de pieds éclaté en bloc-tronc et sanctionné par la parole-tête,
    Un invisible contrefort de cœur dont les pieds sont la racine et les rotules la question[7]

    ces ronces s'enfoncent dans l'agonie et semblent proches cependant, incertaine lueur familière que les arbres en charpie, au fond de la Conversation dei saints ermites, verront se transformer en aube. Grâce au bois (le mot grec pour matière, hylè, avait, croit-on, pour sens premier le bois), fût-ce le bois d'infamie et de torture, la relation au monde, dans cette peinture, n'aura pas été complètement rompue. Accomplissement de cet art, autant que profonde intuition.

    Cranach déjà, dans la Crucifixion récemment ajoutée aux collections du musée d'Unterlinden, manifeste un grand soin à peindre la couronne d'épines, tressée avec méthode et visible dextérité comme un turban sur le visage noblement désolé: on dirait presque une toque fourrée, qui échouerait à recouvrir l'immense oreille (détail poignant).

    Combien plus effrayant le réseau vasculaire qui bloque les têtes de Grünewald (pas les visages, comme chez Cranach : les têtes) ainsi que l'organe même de la suffocation ! Pourtant, ces rameaux pétrifiés, ces sclérotiques excroissances sont presque autant de gestes du bois, qui reprennent le cri des mains. Guido Ceronetti a raison de penser que « Grünewald confie aux mains son message le plus rare: plus que des doigts, dit-il, ceux de ses crucifiés sont des rameaux et des racines d'arbre, d'arbre blessé, mais que la violence de la hache ne peut abattre, arbre de vie édénique, transplanté dans le monde pour souffrir sans mourir. » Dans la Résurrection, qu'il juge supérieure à la Crucifixion, de même qu'à ses yeux le Paradis de Dante est supérieur à l’Enfer, « l'arbre s'est redressé et ses racines parlent avec la cime[8] ».

    Mais la vision de Grünewald, malgré la lutte sans merci qui lui fait quelquefois prétendre qu'il fut le Christ (« Je me suis souvenu un jour, moi, Antonin Artaud, d'avoir été crucifié et je me suis dit: Tiens, mais je suis au Golgotha, je pends [9]»), Antonin Artaud la retrouve pour lui-même, lorsqu’il cherche à se faire un nouveau corps : « Le bois, c'est moi… Je suis un bois de chair[10]… Le gouffre n'est pas de vide, il est de bois[11]… La perpétuité n'est pas un abîme d'âme, elle est un morceau de bois sempiternel et c'est moi... du bois noir.. Le bois n'est pas toujours là dans le même morceau[12]… Un morceau de bois dans l'absolu, mais un homme dans le réel qui est cet absolu morceau de bois[13]… Une forêt avec des racines absentes du tronc, mais qui, dans la terre, sont une ruée insurrectionnelle de clous qui poussent la racine depuis mes pieds vers la personne du tronc et le tronc est existant jusqu'à la racine des pieds[14]… Le tout est que l'être à deux jambes et deux bras existe, et c'est un arbre à branches mais dans un corps d'homme où il n'y a ni jambes ni bras[15] …» etc.

    Que prétendent ces paroles insensées ? Insensées, il se peut, mais Grünewald est-il sensé ? Ne sont-elles pas écrites depuis la zone même d'où Grünewald, absorbé par l'étude du divin sacrifice parmi les incurables et les morts, dresse avec un tronc d'arbre un corps si inconditionné qu'il noue la chair, le bois et les couleurs courbées ?

    C'est la même force qui ploie la croix et qui déploie le plus beau voile de la peinture, le linceul irisé de la Résurrection, où même le roc et l'acier des armures se mettent à chanter. La chair la plus humaine, c'est sans doute celle de la Déposition de Rembrandt, qui est à l'Ermitage ; mais la plus proche de la matière, c'est celle que Grünewald enracine dans le bois.

    André Bernold, in Variations autour de la Cruxifiction.
    Regards contemporains sur Grünewald,
    Colmar,
    Musée d'Unterlinden, 1993.

     

     

    [1] D.H. Lawrence, Tortoise Shell (Carapace de tortue) in The Complete poems, New York, Viking Press, p. 354.

    [2] Antonin Artaud, Œuvres complètes, t. XV-XXV, Cahiers de Rodez et Cahiers du retour à Paris, Paris, Gallimard, publication en cours depuis 1981, t. XV, p. 162.

    [3] H.A. Schmid, Die Gemälde und Zeichnungen von Matthias Grünewald, 1911.

    Passage cité dans « La fortune critique de Grünewald », in Pierre Vaisse &

    Piero Bianconi, Tout I'œuvre peint de Grünewald, Paris, Flammarion, Les Classiques de l'art.

    [4] A. Artaud, op. cit., t. XV, p. 264.

    [5] E Bacon, Entretien avec David Sylvester, trad. Nbehel Leiris, Genève, Skira.

    [6] A. Artaud, op. cit., t. XV, p. 299.

    [7] A. Artaud, op. cit., t. XX, p.405.

    [8] G.Ceronetti, « Grünewald, un voyage dans l'abîme », in Le Lorgnon mélancolique, essai, traduit de l'italien par André Maugé, Paris, Albin Michel, coll. Les Grandes Traductions, 1990. L'Occhibiale malincolico, Adelphi, 1988 : Pià che dite quelle dei suoi crocifissi sono rami e radici d’albero ferito ma non abbatibile dalla violenza del ferro, edenico albero di vita, trapianzato nel mondo per patire senza morire.

    [9] . A. Artaud, op. cit., t. XV, p. 283.

    [10] Ibid., t. XVIII, p. 149.

    [11] Ibid., t. XIX, p. 14.

    [12] Ibid., t. XIX, p. 34.

    [13] Ibid., t. XIX, p. 177.

    [14] Ibid., t. M, p. 304.

    [15] A. Artaud, op. cit., t.XX p.352.


    Tags Tags :
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment



    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :