• Lettre à un capitulard

     Marcel Moreau

     Tu me demandes de t’aider. Mais le goût et le désir me manquent, et me manqueront toujours, de prendre doucement par la main celui qui vient vers moi et de lui parler mielleusement de la vie supérieure. Je n’ai rien ni d’un guide des esprits ni d’un casuiste patelin. Je suis incapable de te répondre autrement que par des appels à une énergie qui n’est pas celle des rêveurs de Dieu ou de l’Homme. Égaré moi-même, solitaire dans le royaume informe et rythmique que je me suis construit, j’aimerais pouvoir débrouiller pour mon pro­pre compte les pistes qui m’ont mené ici, à l’endroit d’où je t’écris, c’est-  à-dire un nulle-part sur la carte de l’Espoir, un quelque-part sur celle du Verbe. Mais je ne le puis. C’est comme si une force mystérieuse me condamnait à ouvrir à tout instant un peu plus ce chemin sans issue apparente et dont je sais seulement que chaque moment où je me le fraye se paie d’une certaine dislocation de l’ordre mental.
    Je te le dis tout net : tu es de ceux qui ont renoncé trop tôt. Si quelque chose m’écœure en toi, ce n’est pas le sentiment que tu as de ton échec, c’est ton inclination à croire qu’il n’est dû qu’à l’incompréhension des autres. Après t’être installé dans l’insuccès, tu risques de glisser vers l’impuissance. Le dépit aidant, tu fonderas en théorie ton impuissance même. Tu te dilueras dans des doctrines de non-agir, puis de non-être. À la question « À quoi sert d’écrire ? », tu ré­pon­dras le plus naturellement du monde : « À rien ». Et tu ajouteras, en un interminable discours : « Puis­que les mots n’ont pas de sens. » J’ai entendu cent fois cette sorte de sophisme des ratés. J’ai décidé un beau jour d’y couper court.
    Si je consens aujourd’hui à t’interpeller, c’est la rage au cœur et aussi pour t’avertir que je ne suis plus en état, étant donné mon profond surmenage, à entretenir l’amitié d’un invertébré. Tu me trouveras sans doute dur avec toi. Mais l’art, l’ivresse des sens, le dépassement de soi-même sont ces affaires urgentes de la vie qui ne souffrent aucune temporisation. Ma hâte de vivre, qui s’explique par l’intuition trop lancinante que j’ai du dépérissement et de la mort, me tournait déjà, jadis, par priorité, vers la quintessence des choses et des êtres. Des substrats d’un savoir brûlant aux seules femmes dont la beauté m’enivre, je n’ai plus guère d’intérêt que pour l’essentiel. Je ne vois pas pourquoi je me montrerais moins exigeant en amitié. Pour tout dire, tu m’apparais comme un être litanique et indécis. Tu répètes sans cesse que tu vas créer, sans cesse tu ajournes le geste créateur. La compagnie de vel­léitaires devait finir par m’irriter, je lui préfère maintenant celle des fonceurs, voire de certains individus de toute évidence inaptes à la création mais dont la seule existence, étrangement, vaut bien un chef-d’œuvre. J’ai résolu d’opérer d’impitoyables sélections dans mes rapports avec les hommes. Les premiers que j’écarterai seront ceux-là mêmes qui refont indéfiniment et en vain le projet de créer. La beauté et la vérité ne peuvent plus attendre. Elles sont impatientes de quelque chose qui s’abattrait sur elles comme une libération de formes et de sens. Et moi, de mon côté, je n’ai plus une minute à perdre.
    Tu reçois mes livres de la même manière qu’un homosexuel accueille en lui son sodomite. Tu frétilles à la lecture, tu es pantelant de m’avoir lu. Je te don­ne du plaisir alors que je rêvais de t’apporter de la force. À l’appel au dépassement, mon cher souci, tu réponds par de douteuses langueurs. Il n’est jamais bon qu’un homme se vautre ainsi dans une œuvre, comme pour s’y assouvir. Il est néfaste pour lui qu’il s’y prélasse de volupté molle, là où le pouvoir des mots ne songe qu’à réveiller la féroce énergie. La littérature n’a de sens à mes yeux qu’en tant que stimulation, tracassement, dynamitage de l’être conventionnel. Si tu étais mon unique lecteur, j’éprouverais comme un échec personnel qu’aucune de mes phrases, aucune de mes pressions verbales ne t’eût fait accomplir le moindre progrès sur le chemin de ta propre métamorphose. Je suis triste à l’idée que tu ne me dois que de la délectation. À vrai dire, je ne sais comment te parler. Si j’adopte la douceur et la persuasion, je risque d’accentuer le mouvement presque naturel qui te porte à défaillir à propos de tout et de rien. Si, au contraire, je te roue d’apostrophes, je dois craindre que, masochiste, tu n’aimes un peu trop ça. À quoi rime donc désormais ce que tu persistes à appeler notre fraternité ? Si nous en revenions à la notion tellement plus juste de camaraderie, ce ne serait pas inutile. Encore pour sauver celle-ci faudrait-il que tu renonces à être « mon plus mauvais lecteur ».
    Mais voici que tu prétends avoir besoin de moi, de mes lumières, de mes conseils. Je ne sais sous quels traits de je ne sais quel manitou tu me vois aujourd’hui. Tu sembles t’imaginer que je détiens des secrets qui font aimer la vie et reculer la mort. Je suis pourtant, tu devrais le savoir, aux antipodes du sage qui, parce qu’il s’est donné la règle inflexible, peut prodiguer le précepte immuable. Il devrait être clair, pour toi, que j’ai conduit mon destin en dépit du bon sens, à l’encontre de l’enseignement des lumières, qu’elles soient rationnelles et occidentales, ou spiritualistes et orientales. Je n’éprouve moi-même au­cune espèce de penchant pour ces masques impénétrables, ces regards bleus de bonté et de sérénité que l’on oppose si volontiers aux lueurs qui vacillent dans l’œil de tout homme aux abois. Certes, je respecte ceux qui, sans jamais céder à la facilité, ont conquis la paix intérieure au point de s’accorder le droit de la diffuser. Sans doute jouent-ils un rôle nécessaire et compensatoire là où la souffrance des hommes est telle, et d’une telle nature, que seule la majesté des bouddhas paraît à même de lui apporter, sinon la guérison, du moins la consolation ou l’acceptation. Mais la beauté, la vérité que j’aime ne ressemblent guère à tout ce qui constitue le rayonnement des sages. À défaut d’avoir toujours trouvé les deux premières, je me suis donné les moyens de les pressentir en permanence. La dernière n’est présente en moi que comme îlots. Îlots élastiques s’il en est, durs au rétrécissement, doux à l’extension. Archipel de zones libres mordues sur leurs flancs par les vagues carcérales. Mais c’est parce que j’éprouve la grande faim, la grande soif qui n’en finissent jamais et que je suis harcelé par les meutes d’insatisfaction. Au moment où j’écris ces lignes, je me rassemble plus difficilement que jamais. Mon obliquité réelle, secrète et souterraine, voudrait me coucher définitivement. Elle menace ma feinte rectitude, effort de tous les instants pour demeurer homme parmi les hommes. Je sens bien que je n’existe plus que comme un lieu de décohésions soudaines, de démarrages brutaux, d’amours foudroyantes. En fait, je te parle du fond d’un délabrement naissant adouci par je ne sais quelle luisante survivance de fastes. Elle m’a meurtri, la guerre faite à la mort de l’esprit par les mots de la chair. Et pourtant ce sont ces mêmes mots qui, au moment où, sous l’effet de la fatigue, je crois me vider de toute musique, me ré-inondent d’elle. C’est alors que mon passé qui n’est que d’excès remonte en moi ivre de souvenirs. C’est dans mon corps apparemment terrassé la grande fête des anomalies rauques.
    Il m’arrive de me demander si par quelque côté seulement je suis exemplaire. Pour l’être, ne faut-il pas, avant tout, non seulement faire la preuve du bonheur qui est en soi mais aussi que ce bonheur est communicable ? Ne s’agit-il pas que soit crédible notre prétention à l’enseigner ? Or, de toute évidence, ce bonheur m’est inconnu, et si je dis que ma capacité de le connaî­tre est nulle, c’est parce que je me souviens qu’il fut à ma portée, plusieurs fois, et que les mêmes fois j’en repoussai jusqu’à la perspective. Ainsi, quoi qu’il arrive, je ne pourrai réussir à chasser ni de mon corps ni de mon esprit la tonalité tragique de la vie. Mais comment expliquer aussi que, m’imaginant au recommencement de l’existence, je n’entrevois, à aucun moment, la possibilité de la bâtir autrement ? C’est comme si j’avais l’im­pression, très forte, d’avoir tiré le maximum de formes et de forces d’une combinaison ingrate de propriétés aléatoires baptisée « être ». Et au centre de cet « être », dès l’origine, une anti-qualité, quelque chose comme un inconfort idiosyncrasique. Si l’exemplarité d’un individu est indissolublement liée à son aptitude à produire de la béatitude pour lui-même et pour les autres, il faut me fuir comme la peste. Mais le mystère est qu’alors que le bonheur me semble une valeur de tout premier ordre je persiste d’instinct à sacraliser tout ce qui en moi s’est constitué contre lui : les mots, la connaissance, la passion. C’est qu’aussi je lui dois, à cette fabuleuse trinité, des joies, de ces joies qui sont d’autant plus extatiques et fugaces que les rechutes qui suivent sont vertigineuses et paraissent éternelles. Je me dois donc d’accepter que les mots, la connaissance et la passion déferlent en moi à la fois comme excès de vie et comme violence funèbre. On a cru, en me lisant, que j’étais pour la souffrance en soi, que je ne séparais pas cette souffrance de la créativité. Cela ne tient pas debout. Ce qui est vrai, c’est que la voie que j’empruntai un jour pour n’en plus sortir supposait, en raison même de mes formidables tensions vers l’ivresse, que j’y rencontrerais la douleur. C’est en elle que s’est trempée ma volonté, à elle que s’est armée mon écriture. Elle ne fut jamais appelée ni souhaitée, elle fut une fatalité à visage de sévices, de boomerang, d’asphyxie. Mais chaque fois qu’elle surgissait, je puisais dans la conscience que j’avais d’aller vers la jubilation le désir et de la connaître mieux et de la surmonter vite. Je ne serais qu’un hargneux nihiliste si je ne poursuivais pas un but qui, à défaut d’en faire l’économie, la rende plus légère. Un livre ne vaut que par son débrouillement des pistes qui conduisent à une certaine représentation de la tristesse vaincue. Et l’art, qu’est-ce encore, s’il n’est pas, par priorité, la propagation dans tous nos sens d’une troublante idée de la liesse des formes ? Ma discipline personnelle, qui est féroce, n’a rien de commun avec celle que s’imposent les ennemis de la vie. Or, ton attitude, comment ne pas voir qu’elle est hostile, elle aussi, au Mouvement Vital. Tu organises ton existence autour d’une image de toi-même amaigrie par les échecs et par les abstinences. Un jour, tu voudras me faire croire que ce peu de respiration est une manière de traduire l’indicible. En attendant, tu vises à t’incruster, en parasite, dans la peau des fauves. Mais le fauve ce ne peut être que toi, saisi par un démon d’écrire, dans ses félines métamorphoses. Ton rêve de créer de la beauté oublie les rigueurs qui la sous-tendent, la somme de travail nécessaire pour faire naître une seule parcelle de la forme qui fera frémir d’espoir le prisonnier de lui-même, ton « prochain ». Tu veux posséder le monde en ne faisant que l’effort qu’il faut pour obtenir un avancement, une augmentation, dans l’administration. Chaque fois que tu viendras vers moi avec le langage des battus ou des revanchards, je me dresserai sur ta route avec celui de la volonté et du défi.
    Je suis de la tribu des « hypersensibles endurcis », une race qui a projeté sur la surface du globe les rêves les plus fous de l’humanité. Beaucoup de mes semblables, je veux dire des hommes de ma tribu, ont, j’en conviens, du sang sur les mains, car un rêve bien rêvé, un désir bien désiré finissent toujours par larder de lames la ventrue réalité. D’autres, par une série de manœuvres d’une extrême violence, ont pu inverser le cours naturel de leur cruauté en torrents de splendeurs visibles. Quelques-uns, enfin, auront approché la sainteté d’assez près pour que son rejaillissement sur nous soit évident, le temps d’une extase. Tout dépend de la préférence accordée par chacun à l’émotion qui lui semble fondamentale. Ce que les membres de la tribu ont en commun, c’est un super-odorat, le regard de l’aigle, le sens du tremblement de terre, une ouïe qui perçoit jusqu’à la sonorité mourante des vesses d’anges. Nous ne sommes pas des tarés de la dé­chéance sensorielle. Nous les hypersensibles endurcis, nous sommes au confluent d’une force fantastique et d’une faiblesse insigne dont nous ne savons jamais avec exactitude quand elles coexistent et quand elles se séparent. Mais parfois, nous les voyons entrer, titubantes, emmêlées, gorgées de vin, dans l’imagination. Les sculpteurs vulnérables que nous sommes ont des mains d’où surgit sans fin le colosse sans avenir. La force et la faiblesse semblent alors rivaliser en nous dans l’art de nous innerver des mythes les plus profonds de l’humanité. Le mal, pour des êtres de cette espèce, c’est de se complaire dans ce qui cède, de magnifier ce qui ne cède pas. Ce qui est endurci en nous mérite assouplissement et protection, ce qui est friable vaut bien une interrogation sur l’acier. Je tire un plaisir inégalé à travailler sans discrimination sur ma possibilité de chute et sur ma capacité de conquête. Le sentiment qui nous induit en défai­l­­lance, s’il s’accompagne de vertige, nous n’avons pas plus de raison d’en combattre la volupté que nous en avons de prendre notre dureté pour une victoire péremptoire. Autre chose est la menace qu’une telle chute comporte, si elle n’est pas comprise aussi comme moyen de connaissance. C’est un risque pour notre chantier intérieur. Car nous sommes un chantier, nous construisons toute notre originalité comme si notre but avait toujours été de la déposer un jour, toute brûlante, toute saccagée de foudre, sur le seuil de la mort. En ce sens, il est bon de répéter que nous n’avons aucun intérêt à réduire notre nature aux images lénifiantes que s’efforce de nous en donner l’ordre rationnel. Notre devoir serait plutôt, par une âpre pratique des abandons et des reprises, par une connaissance alternée ou simultanée de l’émotion qui nous arme et de celle qui nous dilue, de reproduire à l’échelle du monde les zigzagantes trajectoires de nos pulsions.
    Si je te parle de tout cela, c’est parce que tu fais partie de cette jeunesse dont on cultive les faiblesses et qui renonce à découvrir sa force. Jeunesse encensée, adulée autant par les partis que par les marchands. Jeunesse dressée à l’illusion que le pouvoir lui revient de droit, que ce pouvoir lui sera bientôt donné parce qu’elle en est digne, que ce n’est plus qu’une question de lendemains qui chantent. Et moi, pendant ce temps, je vois son immaturité même la livrer sans défense à l’expérience de la dépossession. Effrayée par les rigueurs de la solitude, attirée par la magie des nombres, elle va somnombuliquement là où les hom­mes ne peuvent se faire entendre que comme foule trépignante ou qu’en tant que groupe ratiocinant. Quand les juvénistes crient à la révolution sexuelle, je réponds caricature et affaire de gros sous, là où ils me prennent à témoin de la soif de justice hurlant dans les cortèges, je songe à la débilité des slogans, à ce qu’il en coûtera un jour à la liberté d’avoir été si longtemps confondue avec la crétinisation organisée en conditionnement. La fraîcheur toujours un peu décousue de la jeunesse ne s’est jamais dégradée plus rapidement qu’à notre époque, où les mass media lui ôtent jusqu’aux moyens les plus élémentaires de réfléchir sur sa puissance individuelle. Les cris de révolte ont fait place à des vagissements amplifiés, les ruptures essentielles de l’esprit à des ralliements aux idoles, sur fond d’hébétude. Ce qui est grave, vois-tu, c’est quand, lui laissant à peine le temps d’éclore, l’esprit de révolution se substitue à l’esprit de révolte, l’ukase utopique à la fureur rimbaldienne, l’agressivité dans l’ordre à la convulsion solitaire. Je considère comme vaine toute entreprise de subversion qui, parût-elle être l’affaire de tous, ne s’appuierait pas sur la volonté de chacun de faire resplendir son autonomie. Je ne sache rien de plus sacré que le mélange radieux, dans le cœur du désespéré, de la poésie et du crachat. Mais je trouve cons­ternant ce qui se passe aujourd’hui et que l’on nous présente comme des signes d’une lucidité précoce culminant au mieux et après de « glorieux » désordres dans l’image d’un monde meilleur. Ces bandes de dépersonnalisés qui se pressent dans l’antichambre des incendies ne portent en elles ni le beau hurlement qui fait lever les rages obscures ni le superbe chant qui leur donnera un sens. L’ordre ne peut pas être renversé par les pitoyables victimes d’un système qui tire toute sa substance de l’écrasement des individus, d’une école d’où est bannie la leçon du dépassement de soi-même. Rien n’est moins transmutateur de la vie, donc négateur de l’ordre, que ces élans conditionnés vers le banditisme matérialiste, les sectes, les stupéfiants, la cocacologie, les rock-mitaines, la néo-sexualité, les ordinateurs, tous ces hideux produits de l’impuissance des uns associée à la vénalité des autres, mais surtout de l’incapacité de l’homme à imaginer une dimension de lui-même qui ne soit pas celle du renonceur. Dans son projet grégaire et sécurisant, la politique a porté un coup fatal à l’esprit de révolte, tandis que les marchands transformaient en or les énergies juvéniles, élans généreux et autres insolences, devenues méconnaissables sous les poudroiements et les chatoiements des techniques de dépersonnalisation. À tout cela comment ne pas opposer la conquête de la force personnelle, arrachée pour une bonne part à la force en place, trempée dans une autodiscipline de fer mais articulée à un amour irraisonné de la liberté. Certes cette époque sollicite ma cruelle curiosité, mais elle me désespérerait moins s’il n’y avait la prospère bêtise : cet effet de troupeau multiplié à l’infini par l’impérialisme du Nombre. Oui, c’est peu de dire que la bêtise est plus galopante encore que la démographie tiers-mondiste. Le capitalisme est affreux aussi de tous les secours que lui apportent ses adversaires dans leur façon d’être en même temps que matériellement zélés, oisifs, lorsqu’il s’agit d’imaginer une vie qui en finirait une fois pour toutes avec les campagnes de destruction de l’esprit.

    Non, décidément, je ne suis pas exemplaire s’il n’est question que du bonheur à donner et à prendre. Moi et mes dérives, mes balbutiements, mes titubations, ma pensée qui se déglingue, mes obsessions qui me crèvent, mon peu de rêverie, mes désirs surnuméraires, mes baisers au néant, mes rages de vivre, mon amour de la nuit, mes actes crépusculaires, mon âpreté au travail, mes sommeils agités, mes ratages grossiers des tâches les plus simples, mon incroyance en un au-delà, mes descentes aux enfers, qu’ai-je à offrir aux âmes anxieuses, sinon un monstre qui répond au doux nom d’Écriture ?

    Des règles ? me demandes-tu. En voici quelques-unes, inapplicables par toi, et aussi peu prosélytiques que possible :

    — Sois dur, cruel, impitoyable avec l’imbécillité en action : celle qui te barre la route de la création, celle qui veut ta peau parce que tu es différent. Joue les rouleaux compresseurs, les machines implacables, les mouvements invincibles. Écarte du geste ton meilleur ami si sa présence est nuisible à ta démarche fertile. Brise un amour s’il va jusqu’à amollir ton vouloir d’artiste.

    — Écrase la vermine sonore qui englue les parlers mondains.

    — Pense semence, agis séminal. Fuis les séminaires de sémantique et de sémiologie.

    — Rapproche-toi sans cesse, inexorablement, au péril de ta raison s’il le faut, du point le plus reculé de ta vérité. C’est là un travail de longue haleine, qui exige à la fois prudence et audace. Au moment où tu crois pouvoir t’enfermer dans une certitude il n’est pas rare que sa précarité, sa réversibilité même t’apparaissent. À tout instant, un mouvement de bascule peut nous faire entrer de la peau de l’honnête homme dans celle du malfaisant. Il y a dans mes propres œuvres bien des omissions conscientes touchant à mon comportement social ou privé : elles relèvent soit d’un reste de timidité, soit, le plus souvent, de la dose d’incrédulité que j’oppose d’instinct aux fixations morales ou caractérielles. Livre après livre, ces lacunes sont comblées, mais comme au prix d’un long débat avec le sentiment du doute. Bref, je suis meilleur qu’on ne le pense et pire qu’on ne l’imagine. En fait, je ne sais pas encore qui je suis. Ce que je sais, c’est qu’au centre du Protée en action resplendit une vérité, peut-être une, indivisible, encore innommée, qui se moque des mots « meilleur » et « pire ». Et si je me suis gardé jusqu’à présent de faire état de ceux de mes élans qui font du bien aux autres, seraient-ils vécus au plus profond, c’est que je ne suis jamais absolument sûr ni de leur pureté ni de leur désintéressement. Cela avoué, j’ajouterai que je n’aime rien tant, comme vertu, que la générosité, prise comme débordement sans calcul de l’être. Pour tout dire, je me trouve plus à l’aise dans l’expression de mes courants destructeurs. Eux, du moins, je n’ignore pas ce qu’ils sont, ce qu’ils veulent, sinon toujours ce qu’ils recouvrent. Ils ont la nudité de l’évidence.
    L’important, donc est d’en arriver à coller étroitement à ce démon de déconcertance qu’est la vérité de l’être, avec la volonté de s’identifier un jour à lui. Rien n’est plus doux que ce trop court moment où ton souffle et le sien se confondent, comme pour l’éternité. Telle est la signification de l’un des efforts les plus intéressants qui soient proposés à l’homme par la vie même.

    — Aime la liberté de l’esprit au-delà de toute expression. Mais déteste le laxisme. Cherche à produire en toi ce moment extatique où la parole semble en état de tout dire, de ne rien omettre, comme si la vérité du monde lui était soudain donnée dans son illimitée diversité, en indifférence totale au jugement des hommes. Ce moment d’ivresse où il apparaît qu’une surabondance de mots combinent à l’infini leurs significations pour donner naissance à la conscience foudroyante d’un Absolu verbal, pur de toute aliénation. Multiplie ce moment.

    — Sois un témoin vigilant de la marche des sociétés, mais reste sourd aux billevesées des politiques. Si sentimentalement tu penches à gauche, n’aie crainte d’émettre, pour autant qu’elle te vienne d’instinct, une pensée qui sera tenue pour réactionnaire. Mais garde-toi de l’engrenage qu’implique cette pensée, ne lui donne pas les développements qu’en attendent les forces ennemies. L’irritation que t’inspire la stupidité des uns ne peut te faire oublier la cupidité des autres. Traque les conformismes. Détecte et abolis ces micro-dictatures qui fourmillent dans toute société et qui brouillent le visage du dogme central. Renverse ces subtiles contraintes spirituelles disposées sur ton chemin de vérité par l’habitude des partis pris idéologiques et des convenances mentales. Sois attentif, dans la conversation, à ces discrets phénomènes qui t’incitent à parler contre ce que tu crois. Ne t’abaisse pas à régaler l’oreille commune. Obéis sans vergogne aux oscillations de ta pensée la plus profonde, laquelle ne peut que t’incliner tantôt vers une figure de lumière, tantôt vers une révélation de la nuit, tantôt vers une évidence du plein jour, tantôt vers la même évidence détruite et rebâtie autrement par tes forces obscures.

    — Songe qu’il n’y a que trois questions. L’homme devant la mort. L’homme devant l’amour. L’homme devant la création. Tout le reste n’est qu’allées et venues à des fins bio-pratiques.

    — Travaille. Jouis. Il paraît que Pétrarque aurait dit « Il n’y a pas de virilité pouvant faire face à la fois aux exigences du sexe et à celles de la littérature. » Fais en sorte que ta vie lui donne tort. Ne sépare jamais la vie charnelle de la vie spirituelle. Ne deviens pas un pur esprit. Cela est très laid, c’est une grande difformité. Efforce-toi aussi de faire entrer le plus de sang, de nerfs, de sperme, de chair dans la secousse cérébrale génératrice d’œuvres. La même chose si plutôt que d’une secousse il s’agit seulement d’un friselis. Développe colossalement tes vertus sensorielles. Ne manque nulle occasion de toucher le somptueux volume, de humer l’odeur des replis souterrains, de tendre l’oreille aux musiques les plus ténues, aux rythmes radiculaires. Mets-toi aussi souvent que possible en position de caresseur. Ne laisse pas à ta main l’exclusivité des glissements, des palpations, des massages. Engage la totalité de ton être, tes cinq sens et davantage dans l’art de la caresse. Caresse les corps, certes, mais aussi l’intérieur des corps, caresse jusqu’aux idées qui te viennent, si elles te sont précieuses, jusqu’aux phrases que tu écris, si elles te font du bien. Caresse ce déséquilibre même. Caresse les sécrétions qui enivrent, puis toutes les lettres du mot « sécrétions ». Caresse ta caresse. Mais lorsque tu luttes, alors pique, larde, tire, déchire, pulvérise. Ne caresse que ta victoire.

    — Détruis donc, mais ne le fais que si tu as la certitude de pouvoir ériger je ne sais quelle tour vertigineuse issue de ta folie, quel habitable et libre castel sur les ruines mêmes de la chose que tu auras détruite.

    — Si tu l’as perdu, retrouve le sens du blasphème. Renouvelle-le. Détourne-le de son emploi habituel : contre Dieu, l’Église. Tout cela est bien dépassé, on ne profane pas des fantômes. Blasphème plutôt les nouveaux dieux, les nouvelles Églises, tout ce qui agenouille l’homme devant l’idole. Sois sacrilège, forme suprême de l’insolence, envers les partis totalitaires et leurs chefs, envers les maîtres de l’argent, les grands prêtres du sexe, les sectes, les crédulités, les vedettes sans talent, les marchands d’engouement, les simulateurs dépenaillés du Christ, le travesti révolutionnaire des bourgeois, les sacralisateurs de n’importe quoi ou qui. Enfin, blasphème tes automatismes mentaux, tout ce qui fait obstacle à la trépidation hérétique de l’esprit mû par un inexorable mouvement de remises en question, par je ne sais quel amour de la liberté accordé au dépistage des escroqueries conceptuelles. Également, refuse les automatismes érotiques, si évidents dans la vie conjugale. Tant d’hommes ne bandent qu’à dix heures le soir de la même manière qu’ils ne défèquent qu’à sept heures le matin. Le désir doit rester un phénomène d’une stupéfiante spontanéité. C’est quelque chose de trop beau, de trop neuf, de trop merveilleux pour être bradé ou perverti par la routine.

    — Apprends à ne plus craindre la solitude. Cultive-la dès l’instant où tu pressens qu’elle est le prix dont tu paies l’originalité de ta pensée, sa beauté de diamant, sa souplesse de fauve, sa puissance de perturbation. Demande-toi si tu n’as pas trop d’amis, c’est-à-dire trop d’adversaires du splendide soliloque.

    — Ne te compromets ni avec le pouvoir mondain ni avec l’ordre mercantile. Repousse la séduction vénale. N’écris pas une ligne qui ne soit dictée par la fièvre désintéressée de ton démon d’artiste. Ne nie pas ta tentation. Laisse-la même vivre en toi un moment, ne serait-ce que le temps de te mieux con­naître en fonction d’elle. Ne lui cède que si tu es convaincu qu’elle profitera à ta démarche créatrice, à ta curiosité intellectuelle ou à ta démangeaison des sens. Combats-la lorsqu’elle conduit à la trahison de ton projet fondamental : être toi, celui qui ne spécule pas, ni sur qui on ne spécule. La raison s’est toujours prostituée. La folie qui se vend n’est pas la folie.

    — La pente n’est pas, comme le voudraient les sages, la chose qu’il faut toujours remonter. Suis-la si tu crois qu’elle n’est pas la facilité, si, à son terme, tu devines une possibilité de vertige, ou d’ivresse, quelque lieu où tu participeras d’un grouillement de fond de gouffre exhalant vers le haut l’haleine du sexe, du vin et de la mort. Épouse jusqu’à tes pentes les plus immorales, les plus dangereuses, mais sache, dans l’ultime déclivité, les redresser, les « boucler » d’actes grandioses. Vautre-toi, mais avec style. Ne te détruis pas pour une pente. Essaie-les toutes. Quelques-unes seulement conduisent, dans le galop du dévalement, à d’incroyables perceptions des réalités antérieures. Ce sont celles-là qui importent. Nous les descendrons jusqu’à la démence. Étourdis-toi de voir si près le visage du mal, d’approcher à ce point l’infini. N’oublie jamais la qualité des attitudes, fussent-elles porcines. La chute a le même droit à la beauté que l’ascension. La connaissance du stupre vaut bien la prescience de la perfection. En ce sens elle mérite art.

    — Ignore nos modernes débraillés qui vont proclamant la désuétude de valeurs telles que l’orgueil, la dignité, l’amour-propre, l’honneur. Ces valeurs ne doivent pas mourir. Peut-être faut-il seulement leur trouver des applications nouvelles, moins conventionnelles, les replacer dans le problème plus général de la qualité de l’être. En temps de paix, l’ex-héroïsme vrai ou prétendu des anciens guerriers ne doit pas nous obséder. Ce qui doit nous fasciner, plutôt, c’est la vaillance obscure de tous ceux qui luttent pour se donner un destin singulier là où la démission règne, pour dresser la beauté là où la laideur légifère. L’orgueil, la dignité, l’amour-propre, l’honneur ne sont pas du temps perdu. Cela fait partie de la rigueur qu’il s’agit de conférer aux actes de la vie, et jusqu’aux plus immondes d’entre eux, si l’on veut qu’ils triomphent de la frivolité et qu’ils s’élèvent à la magie. La « classe » d’un homme va de la merde où il se complaît au diamant qu’il veut devenir.

    — Considère comme le plus ridicule des mots historiques celui de Talleyrand qui a dit : « Tout ce qui est excessif est insignifiant. » L’excès donne la mesure réelle de l’être. La modération ne nous en donne que des demi-mesures. Le signifiant d’une vie est inscrit dans ses débordements. Le reste n’est que sujétion à une culture, une morale, une éducation. La tempérance, la sobriété, la passivité sont des valeurs de domptage dont le propre est de nous dissimuler la formidable énergie qui nous habite. Elles sont importantes pour réaliser un équilibre social ou une paix entre belligérants, elles sont à peu près inutiles à la connaissance de l’être humain. Celle-ci passe impérativement par la volonté que nous montrons de prendre la mesure de la démesure. Nous n’y arrivons qu’en pulvérisant les barrages de civilisation qui séparent notre personne cadastrée de notre être insatiable. La modération, dont l’ultime avatar spirituel est la sagesse, n’est donc à mes yeux, venant de Talleyrand, qu’un signifiant politique, et, singulièrement, diplomatique. En quelque sorte, c’est une atteinte à la vérité comme peuvent l’être la retenue, voire certaines formes de pudeur. Certes l’excès peut très bien entraîner la vérité au-delà d’elle-même (« mes mots ont dépassé ma pensée », dit-on pour s’excuser), mais du moins a-t-il le mérite de la plier à sa trajectoire, de l’englober dans son projet. À nous, dans cette situation d’abondance, de lui arracher ses secrets. Au contraire de l’homme de retranchement, qui n’a rien à nous offrir que ses mutilations, l’homme sans nuances excite notre curiosité des ressorts profonds de la vie. Naturellement, je me place ici sur le seul terrain du savoir. Je n’ai pas dit qu’il fallait aimer l’excès pour lui-même ; je reconnais même que certains doivent être combattus. Ils semblent avoir été « forcés » (telle la parole hystérico-révolutionnaire dans une société de type non despotique, ces discours d’intellectuels bilieux que l’on voudrait nous faire prendre pour de la générosité sociale). Ils ne nous rendent compte que très imparfaitement d’une signification entachée d’artifices. Pour tout dire, l’excès qui m’importe sanctionne la sincérité de la pulsion. Il est signe d’une richesse vitale supérieure consacrée par l’expansion psychique ou le débridé charnel.

    Mon pire ennemi, ce n’est pas l’homme que je hais ou qui veut ma mort. Ce n’est, abstraitement parlant, ni le dogme idéologique, ni la moite religion, ni le requin capitaliste. Ce ne sont pas les liens, conjugaux ou non, les chaînes diverses de la vie. Mon pire ennemi, je vais te dire qui c’est : cela a toujours été, cela reste et restera éternellement la Médiocrité. Tout le mal fait à l’homme distinctif vient de là. Chaque fois qu’une personnalité (celui qui veut passionnément le beau et le vrai) subit la plus grande souffrance, chaque fois qu’un pauvre est appauvri et qu’un fier est humilié, son supplice lui vient de la médiocrité contenue dans l’agresseur. C’est la part de la médiocrité présente dans les révolutions, le capitalisme, le mariage, l’adultère, l’homme qui veut ma peau, ou qui m’enchaîne, c’est cette part-là qui fait l’air irrespirable et le dégoût profond, non ces éléments pris en eux-mêmes. S’il s’agit d’un système politique, cette part est d’autant plus grande que sont nombreux les médiocres qui l’authentifient et finalement le définissent. S’il s’agit d’une moindre cellule, la virulence du mal est fonction de la proximité du porteur de médiocrité comme du caractère lancinant de sa présence. Lorsque s’ajoutent la médiocrité étendue à tout un système et celle qui se réduit à une ou quelques personnes, l’homme de qualité se trouve enfermé dans les conditions mêmes du désespoir total. Il ne peut s’en sortir que par la violence.
    La médiocrité est le moteur de toute contrainte ressentie comme malédiction. Dès lors qu’une douleur est éprouvée comme nécessaire mais en même temps perçue comme fécondable, cela signifie que la contrainte qui en est la cause est pauvre ou vide de médiocrité. Ce genre de contrainte est rare, mais moins que ne le sont les manifestations imbéciles de la liberté. Et qu’on ne me dise pas que la médiocrité est un terme vague, recouvrant une multitude de notions relatives. Cette petitesse en action qui constitue le tissu de notre enveloppe sociale et quotidienne est une des représentations les plus nettes de la mort contagieuse. La médiocrité n’a la vie si dure que parce que les forces de mort qu’elle recèle se diffusent de préférence vers les réinventeurs de la vie, les chercheurs de vérité, les fous de création. Si la médiocrité, c’est l’immobilisme de la plupart, si c’est leur renoncement prématuré à progresser sans cesse en eux-mêmes, enfin et pour tout dire, si c’est le rétrécissement de l’être élevé à la dimension d’un confort, comment y penser autrement que comme à un des visages, le plus terrible peut-être, de la mort ? Mais cette mort ne tue que rarement celui qu’elle habite. Ses activités s’exercent sur ceux qui voudraient la refuser, pour avoir les premiers reconnu la nécessité de la combattre en eux. Telle est la raison profonde de tant de désespoirs de jeunesse. La lutte pour la vie (pour lui donner un sens) commence par un combat féroce contre la médiocrité qui est en soi. C’est ce que ne comprennent pas la plupart des révolutionnaires, qui se fichent éperdument du perfectionnement de leur ego. Ce n’est pourtant qu’après une extirpation sans pitié des structures de mort qui sont en nous que nous pouvons nous surprendre à cheminer avec précaution, mais d’un pas déjà plus léger, vers la communauté.

    — Enfin, sois alchimiste. Je ne connais et ne veux connaître de ce mot que sa verve séminale. Nie toute transmutation qui serait autre chose que le passage, sous l’effet de l’inspiration, d’une vérité cachée à une vérité crachante. D’une phrase, d’une couleur, d’un son privés de gloire à une souveraineté verbale, chromatique, musicale. Chaque fois qu’un homme inverse une de ses lacunes en profusion d’être, il agit alchimiquement. Chaque fois qu’il remodèle son infirmité dans le sens d’un effet de plénitude, il opère transmutativement. Cela signifie qu’à mes yeux il importe qu’il se construise tout entier, chair et esprit, comme lieu privilégié de toutes opérations pouvant changer le plomb des manques en or des conquêtes. Qu’il organise son monde intérieur de telle sorte qu’il finisse par se sentir sans cesse mû par un fabuleux mouvement de re-créations. Qu’il devienne monstrueux de tout cela, qu’il acquière en se martelant de métamorphoses d’inhumaines dimensions. Ainsi donc, l’alchimie dont je parle est et doit rester une démarche épanouissante, poétique, esthétique, en tout cas existentielle, appuyée sur un accomplissement exacerbé des facultés intuitives. En tout état de cause elle ne peut être ni une resucée de l’espérance religieuse, ni un substitut à l’écroulement des idéaux, moins encore une récupération à usage intime de l’escroquerie occultiste. Je tiens pour ma part dans le mépris le plus total ces convulsions modernes qui en se donnant des airs de scientisme tendent à discréditer la richesse potentielle de l’irrationnel. L’alchimie dont je parle n’est autre que le moyen donné à l’homme découronné de se refaire un règne.

    Je croyais ne t’écrire que quelques mots percutants. J’ai été entraîné bien plus loin que je ne l’imaginais et, qui l’eût cru ? jusqu’à la formulation de règles. Mais celles-ci ne laissent guère transparaître un bien grand amour de l’humanité. Je te l’avais bien dit que je n’étais pas un sage…
    Toi et moi, nous n’avons en commun qu’un grand désordre ressenti intimement. Ma vie a été d’en faire une composition verbale qui en éclaire tous les aspects. Ceux-ci rassemblés dans la même lumière, nous obtenons un tableau de la seule folie qui vaille, toute ruisselante de musique. Cette folie, l’as-tu cherchée ? Et ai-je tort d’être sans pitié pour ceux qui n’ont à m’offrir que le déballage poubellaire et loqueteux de leur propre chaos ? À la vérité, je ne puis vivre sans la perception de mon désordre, mais je ne puis vivre non plus sans un ordre qui me le rende familier. Cet ordre est littéraire. Dans mon cas il ne pouvait être que cela. Le paradoxe, c’est que cet ordre pourtant poétique que je me suis donné accentue l’univers de ruptures qui est le mien. S’il développe la vision, il déconsolide le corps. Je suis en fait à la croisée de deux mouvements apparemment inverses mais peut-être secrètement complémentaires : l’un est progrès de la connaissance, affinage de l’émotion ; l’autre est vacillation de la santé, croissante lourdeur des gestes.
    Le besoin de beauté qui est en moi devait fatalement devenir frénésie. Je suis aujourd’hui d’autant plus avide d’harmonie extérieure que je suis désaccordé à l’intérieur. Je ne me contente plus de tirer de mes roulements d’orage dans la tête des effets mélodiques, je poursuis aussi Bach ou Mozart dans les rues hurlantes de la ville, je cherche inlassablement des yeux l’exquis d’une femme, d’un art, d’une fumée. J’exige de tout et de tous de la beauté, encore de la beauté. Je décrète que, de nos jours, est criminelle toute entreprise tendant à créer et à répandre la laideur. Nous demandons à être ivres des breuvages des dieux, quand les nuits allaitent les soleils.
    Je comprends mieux maintenant pourquoi tu me scandalises : parce que tu te dérobes indéfiniment à ton devoir le plus sacré : l’invention de l’admirable.
    Salut.

    in Les Arts viscéraux, réédition L'Ether Vague-Patrice Thierry éditeur, 1994.


    Tags Tags :