• M. Lepage (II) : La confession d'Othello (Jean Guyau) 1

     Un document établi et présenté par Marius Lepage

     

     "... Lui faire avouer et puis lui mettre la corde au cou ! Non !

    D'abord lui mettre la corde au cou, et puis lui faire avouer...

    J'en frissonne."

    Shakespeare "Othello Acte I -scène I

      

    Pendant un siècle nous avons suivi l'existence dou­loureuse d'une de ces femmes remarquables dont trop souvent le nom de­meure inconnu, caché dans le rayonnement des grands hommes qu'elles ont guidés, forgés.

    Mère, épouse de deux des plus grands philosophes dont notre pays puisse s'en­orgueillir, la petite fille d'Avesnières a vu couler les années, sombrer toutes ses affections, et même sa re­nommée personnelle s'est dissimulée sous le voile d'un pseudonyme.

    Quand, il y a déjà long­temps, j'avais commencé d'étudier la vie de Jean-Marie Guyau, j'avais été frappé par la précocité de ce génie, qui n'eut pas le temps de donner toute sa mesure.

    Peu-à-peu, je reportais sur la mère la plus grande par­tie du mérite de l'écrivain. Sur la mère, et aussi sur ce­lui [Alfred Fouillée] qui fut le père, le maître, puis le dis­ciple de Jean-Marie Guyau. Nietzsche et Kropotkine ont souvent puisé dans Guyau le meilleur de leur inspiration et, que l'on approuve ou non leur philosophie, com­bien de Lavallois savent que c'est au pied du vieux don­jon des comtes Guy que na­quit une des formes les plus particulières de la pensée moderne ?

    Au milieu de tous ces noms connus par toute la terre, près de Fouillée, près de Jean-Marie Guyau, près de G. Bruno, disparaissait le nom et le souvenir du père selon la chair, de Jean Guyau, fils aîné, fabricant rue du Val-de-Maine.

    Avait-il même jamais existé?

    Nous devons une recon­naissance particulière à M. Laurain qui a sauvé de la destruction une des plus rudes, des plus pénibles confessions que nous ayons jamais lues. Mais qui, en même temps, nous a ap­porté la preuve que Guyau - sur lequel l'influence di­recte du père ne s'est jamais exercée - a trouvé dans son hérédité paternelle le style, les facultés d'analyse inté­rieure, le souci minutieux de la phrase exacte et de la pensée torturée jusqu'à l'exaltation.

    Quelles qu’aient pu être ses imperfections et ses fautes, l'homme qui écrivit cette confession n'aurait point à en rougir devant nous. Les psychologues, de nos jours, appelleraient à leur secours toutes les théo­ries freudiennes, et ver­raient dans ces feuillets l'exutoire nécessaire à un trop long refoulement.

    Pour nous, n'essayons pas ici d'expliquer les mystères de la vie. Nous nous conten­terons de plaindre le mal­heureux chez qui trop d'amour avait tué l'amour et, soulevant un coin du voile qui avait caché pen­dant de longues années une des plus curieuses affaires dont se soient occupées les bonnes langues lavalloises, nous vous donnerons sans en rien changer - ni dans le fond, ni dans la forme, ni dans la présentation - la confession que, dix ans après le jugement de sépa­ration de corps, Jean Guyau, fils aîné, envoyait à l'avoué de sa femme, Me Édouard Vilfeu...

    Marius Lepage

     



     

    *    *    *

     

     

     

    Versailles le 5 Juin 1864

                   Jour de Fête Dieu

     

                      Monsieur Vilfeu

     

    Vous m'avez il y a dix ans rendu le plus grand service. A cause de ce service même, je suis très hardi de vous en demander un autre. C'est que je vous juge sur moi, Monsieur. Plus on me doit un bien moral plus je cherche à augmenter la dette. Sans le vouloir d'ailleurs, en me rendant le service sans nom d'il y a dix ans, vous me fîtes alors, je dois vous le dire aussi, un mal inouï.

    Vous me comprendrez en pre­nant connaissance de ce mémoire dans lequel il n'y a pas un mot qui ne soit la vérité sainte.

    C'est de vous qu'il est question sous les initiales Veu à la fin de cet écrit.

    Le bien le plus précieux sur la terre c'est l'estime de ses conci­toyens, c'est la bonne opinion pu­blique méritée.

    Je ne l'ai pas dans mon Pays, Monsieur Vilfeu. Je le lis sur tous les visages, sur ceux même des gens les plus honorables.

    Mon procès avec ma femme en est la cause évidente.

    Un seul homme suffit je crois pour changer cette opinion.

    De même qu'un chef, par un air d'assurance, reporte cette assu­rance sur tout ce qui l'entoure, de même l'opinion d'un seul homme d'honneur se répand aussi sur tous ceux qui l'entourent, sur tous ceux qui l'approchent.

    Ai-je trop pensé de vous, Monsieur Vilfeu.

    Pour cela faire, j'ai compté sur vous. Je ne veux point, vous le pensez bien, rappeler le procès ni en faire à Personne.

    Ce dont mon cœur a besoin, ce que je réclame avec l'assurance de l'honnête homme, c'est l'opinion publique. Je le répète, c'est l'es­time de mes compatriotes, de la­quelle je n'ai jamais démérité.

    Je n'entreprendrai point de vous remercier du service que vous m'avez rendu et de celui que je ré­clame de vous encore.

    Les paroles ne disent ce qu'on voudrait dire.

    J'irai vous serrer la main d'ici à douze jours. Pressez-la vous même Monsieur Vilfeu cette main que je vous tendrai.

    C'est celle d'un honnête homme.

               Je vous salue cordiale­ment

     

                            Guyau fils aîné 

      

    Je me mariai à 37 ans à une belle personne de 20 ans. J'ai plus de fortune qu'elle, mais j'ai eu la chance de faire la mienne : c'est pourquoi je ne m'en préoccupai guère en me mariant, on prodigue rarement ce qu'on a obtenu par des travaux.

    Ma femme possède d'ailleurs ce qui vaut mieux que la fortune, elle est économe et ordrée. Elle est spirituelle et elle a bon cœur et elle est très expansive. Elle a de plus les goûts modestes et simples et elle est laborieuse.

    J'en devins éperdument amou­reux.

     

    Les quinze jours qui précédèrent mon mariage et le jour de mon mariage furent néfastes pour moi. Je manquai de tact, d'Esprit, je fus maussade. Je ne sentais ni ne voyais. On n’est pas maître de cela, mais l'amour propre, si fâcheux pour l'humanité, ne laissa pas plus tard, à cet égard, de me causer beaucoup de peine. C'est, qu'en ef­fet, ne se sentir pas plus niais qu'un autre et plus tard com­prendre que les meilleurs occa­sions de le faire voir sont juste­ment celles-là où vous avez été sot. Je ne puis m'empêcher d'appe­ler ces jours-là néfastes, oh Vanité, Vanité !

     

    J'avais appris par les conseils de ma belle-Mère, et de ma femme qui me la donna, une romance dont le refrain était : “Ma vie à moi c'est toi, oui toi.” Je la répétai huit jours avec ma femme. Il était convenu que je la chanterais le jour de ma noce. J'eus même assez de peine à me fourrer l'air dans la tête. J'y parvins cependant et, le jour arrivé, ma femme qui fût la première invitée chanta, elle, cette jolie romance si connue : “Daniel est un pauvre Pasteur.” Je ne m'aperçus de la divergence de sen­timents entre nos deux romances que beaucoup plus tard, alors que je commençai d'être jaloux de ma femme, alors que je rémunérais en mon esprit tout le passé, les quinze jours qui précédèrent mon mariage, surtout, et de cette di­vergence je souffris beaucoup.

    Les quinze premiers jours de mon mariage sont les plus heu­reux de ma vie. Pour une année d'un pareil bonheur on donnerait volontiers une vie entière. Il y avait entre ma femme et moi communauté de sentiments et de goûts. Les bras l'un dans l'autre, nous commencions le jour par la prière à genoux et en commun, les bras enlacés, même en mangeant, et, par beau temps, la campagne nous voyait promener toujours pareillement et la Journée finissait comme elle avait commencé, par la Prière encore, et sans nous quit­ter.

    (Je sens que rappeler cette exis­tence, à 47 ans que j'ai aujour­d'hui, et alors que j'en avais 37, dénote quelque enfantillage d'alors et aussi d'aujourd'hui, mais je suis fait ainsi, il n'est pas pré­sumable que je change aujour­d'hui)

    Je n'éprouverai pas jamais en ma vie de sentiments plus purs ni de joies plus grandes. C'est la vie qu'au Ciel Dieu doit donner aux âmes d'Élites qu'il envoie sur la terre et après les épreuves de la terre. Nous ne tardâmes pas à l'apprendre.

    Ma femme a un cousin [Il s’agit d’Alfred Fouillée] qui l'avait de­mandée en mariage. Il est joli gar­çon. Elle m'a dit souvent qu'elle l'aurait fort aimé s'il n'avait été li­bertin. Des réunions avaient eu lieu entre eux avant mon mariage, j'en devins jaloux, je dois le dire sans motifs. Il essaya bien deux ou trois fois de se donner entrée chez moi, les premiers mois, par son jeune frère et sous le prétexte d'échange de romances, mais je priai ma femme d'aviser à ce qu'il ne revienne plus et il ne revint plus. Les parents de ce Cousin m'invitèrent en retour de noces. Je les refusai net.

     

    La conversation roulait souvent chez mon beau-Père sur des sujets qu'il eut été bon de ne pas tou­cher. Je remarquai que c'était ma belle-Mère qui les mettait au jour chaque fois.

    Une fois, entre autres, elle nous parla de Monsieur P, mon ex-voi­sin qui, marié depuis quinze ans et n'ayant pas d'enfant (il était d'ailleurs maladif et rachitique), prit pour employé un beau grand bel homme, et sa maison ne tarda pas à prospérer - famille, fortune - et de belles espérances lui arrivè­rent en même temps. Il eut cinq enfants en cinq ans. Les esprits médisants, et beaucoup même de ceux qui ne l'étaient pas, mirent les enfants sur le compte de l'em­ployé. J'avoue que je pensais comme ces derniers. J'avais dans le temps, même, chez moi un jeune homme de dix huit ans que j'ai­mais beaucoup, je feignis un jour le besoin de m'absenter de chez moi et, rentrant presque aussitôt, j'aperçus ma femme beaucoup trop près de mon dit jeune homme.

     

    Aujourd'hui que j'apprécie l'hu­manité pour ce qu'elle est (je le crois, au moins) j'excuse ce rap­prochement que je trouve naturel et j'admire même quelle subtilité d'Esprit la nature nous donne à tous en pareil cas. Le matin de ce jour-là même, et c'est, je crois, la cause de ma feinte pour sortir, ma femme me faisait des compli­ments. Je commandais avec discer­nement, me disait-elle, et elle était persuadée que je conduirais di­gnement un Personnel d'Employés, fut-il nombreux. La conversation de ma belle-Mère portait ses fruits.

    Je ne voulus pas montrer plus longtemps mes qualités de bon commandeur car, le soir même, j'amenai mon jeune homme à part et, lui prenant les mains en pleu­rant, je le priai de s'en aller im­médiatement, ce qu'il fit sans me répondre et en pleurant comme moi. Ma belle-Mère avait plusieurs fois aussi raconté à ma femme, qui me l'avait contée à son tour l'existence trop équivoque de sa fermière, qui elle aussi, belle et grande femme, avait eu chez elle un garçon de ferme qu'elle préfé­rait à son mari : on en avait causé avant la mort et on en causa beaucoup après. Ce garçon devint son mari fort peu de temps après la mort de l'autre : c'est de cette union bâtarde sans doute que na­quit un fort beau garçon, ma foi, remplissant à l’époque chez mon beau-père les fonctions de Garçon de magasin. C'est pour lui que j'at­tribuai la si jolie romance chantée par ma femme le jour de mon mariage : “Daniel n'est qu'un pauvre Pasteur.”

    La mère de ce garçon, la belle fermière susdite avait mission par ma belle-Mère de nous apporter des légumes deux fois la semaine. Je vois encore avec quelle Ostentation elle étalait devant ma femme ses grands choux verts, tous ramés, qu'elle regardait avec fixité. Il me semblait qu'elle lui disait "fais comme j'ai fait".

    Ma femme connaissait aussi l'his­toire de Monsieur L.G. qui avait pour maîtresse la femme de Monsieur C. et fut la cause invo­lontaire sans doute de la sépara­tion des époux C. Monsieur L.G. avait mis la femme C. à la tête d'une boutique et la voyait tou­jours.

    Une seule fois je dois le dire le nom de Monsieur L.G. fut pro­noncé devant moi par ma belle-Mère, mais je trouvai cette fois-là de trop.

    Je diminuai mes visites chez elle et, au lieu d'y aller tous les jours comme nous le faisions dans le commencement, nous n'y fûmes plus que tous les quinze jours, trois semaines. Je quittai les af­faires aussi complètement pour surveiller ma femme, à qui je trouvai des tendances trop légères. Que m'importait la fortune si elle m'enlevait l'honneur et me ren­dait ridicule. J'avais d'ailleurs et j'ai encore la conviction qu'aux plus belles natures une surveil­lance de deux années et le contact d'un homme d'honneur sont de toute nécessité. La jeune mariée est cette fleur qu'il faudrait pou­voir voir, laisser dire et presque faire sans l'effeuiller, la laisser pour ainsi dire s'effeuiller d'Elle-même.

    La surveillance seule et le contact de l'homme de bien suffisent (c'est ce que l'expérience m'a dé­montré) mais les hommes n'ont pas la force nécessaire à cette épreuve et ne pensent pas à la na­ture. Beaucoup, je crois, laissent percer leurs sentiments malgré eux. J’avoue pour moi que j'avais honte de les laisser voir, mais ils éclataient malgré moi et ma femme me disait, deux mois après mon mariage, “Je t'aime mieux ainsi, va, que si tu ressemblais à Monsieur B. qui pour s'enrichir ne surveille pas sa femme.”

    Malheureusement je grandissais en jalousie. Je trouvais que mes domestiques excitaient ma femme à me tromper et j'en changeais presque toutes les semaines. Une fois, je crus avoir fait une heu­reuse trouvaille, étant à Rouen j'avais eu, chez moi, cinq ans, une bonne vieille Mère appelée Magdeleine, qui s'en était revenue au pays. Le cinq ou sixième jour après sa venue, elle apporta avec elle un livre d'heures dont le pourtour des feuillets était rouge comme le sont presque tous ces livres, elle le posa sur la cheminée de sa cuisine, en traversant ladite cuisine avec ma femme, je vis Magdeleine qui affectait de tous­ser et de cracher et regardait son livre avec fixité. Je revins seul peu de temps après et, rôdant près de la cheminée, je pris le livre et le feuilletai. Je n'y trouvai que quelques images de la Vierge et des Saintes, mais le soir même je la priai de ne plus revenir. Je ne saurais exprimer ma peine à la vue de ce conseil de la part d'une per­sonne qui (je le croyais avant) m'était toute dévouée. Il en fut de même d'une nommée Pauline aux gages de mon beau-Père et qui avait toute mon estime. Elle vint un jour dans le salon où nous étions réunis moi, ma femme et sa famille : elle apporte sans qu'on le lui demande, sans avis préalable, une petite coupe en porcelaine rouge tachetée de fleurs jaunes à l'extérieur. “Tiens, Augustine, bois!” dit-elle en présentant la coupe à ma femme. Cette coupe rouge, ces fleurs jaunes dessus, l'inopportunité surtout de son ar­rivée, me firent croire à un conseil, et conseil de qui ? d'une personne qui communiait tous les di­manches, et que j'estimais avant, je le répète. Jusqu'au facteur, un homme de cinquante ans de qui, quand il venait, et si j'étais dé­tourné, j'entendais la toux timide mais affectée et qui semblait dire “J'ai une lettre mais je n'ose.”, ou bien, “Confiez-moi une lettre et comptez sur moi.” J'ai pensé de­puis qu'il fallait une vraie vertu pour résister à de si malheureux conseils inspirés et donnés par des gens estimés et si peu estimables.

     

    *

     

    J'éprouve ici le besoin d'exprimer les réflexions que m'ont suggérées les dix années que j'ai d'expérience de plus aujourd'hui.

    Sevré presque des plaisirs sen­suels depuis l'âge de vingt ans (non que je sois plus sage qu'un autre mais simplement parce que mes travaux détournaient les oc­casions), puis tout d'un coup à même d'user de ces plaisirs large­ment, je me demande si je n'en ai pas abusé et si je n'ai point été la cause,un peu, du trop de légèreté de ma femme, si, sur moi-même aussi l'excès n'a pas contribué à me faire exagérer ce que je voyais. C'est que dès qu'un jeune homme paraissait, quel qu'il soit, un Portefaix, un Camionneur, n'im­porte, mon Augustine ne pouvait se tenir. Elle se remuait, se déme­nait, se penchait de manière à at­tirer les regards. Hélas aujourd'hui que mes cheveux ont quelque peu blanchi, que mon sang s'est peut-être un peu refroidi, je l'excuse. Je l'excuse d'autant mieux que je crois sincèrement que ce sont ceux à qui Dieu a le plus donné, à qui il a le plus parlé, à qui aussi il en­voie le plus de ses désirs de la na­ture qui sont notre Esprit.

     

    Puisque je fais tant que d'écrire ce mémoire, je vais parler d'un su­jet extrêmement difficile à tou­cher. Je sens que pour cela j'ai be­soin de toute l'indulgence de ceux qui me liront. Je me tranquillise à l'avance d'ailleurs, je ne veux confier cet écrit qu'à deux per­sonnes d’Élite, leur esprit m'est garant de leur indulgence.

    J'ai toujours cru et je crois en­core que dans un but très moral au fond, la Société avait adopté un moyen de mettre en chasse sa plus belle moitié et de pousser cette chasse plutôt d'un côté que d'un autre. Si elle ne le faisait il faudrait qu'elle le fit. La jeune femme est cet arbre qui, aban­donné à lui-même, ne produit que des fruits amers et chétifs, mais qui, greffé d’un noble jet, produit l'abondance à tout ce qui l'en­toure. La Société fait donc bien de faire chasser sa plus belle moitié du côté des nobles jets.

    C'est qu'au premier abord cette Société - qui n'a rien de très at­trayant - s'enchaîne d'elle même par des liens d'un ordre rendu si admirable par des vertus inaper­çues souvent, mais ordre si élevé pourtant que celui qui y réfléchit sérieusement en reste confondu. Malheureusement pour faire beaucoup de bien elle est souvent obligée de faire beaucoup de mal et les moyens qu'elle est forcée d'employer produisent les mêmes effets sur les bons comme sur les mauvais ménages. On conclut avec raison pourtant que, puisque de ce qu'elle fait il résulte plus de bien que de mal, on doit conti­nuer. En effet, que le son d'aver­tissement, convenu et connu des moins expérimentés, appelle la chasse de tel ou tel côté, il arrive que la femme de l'homme de bien s'y prête tout aussi bien que celle de l'homme au cœur bas. J'aurais besoin je le sens d'étendre mon raisonnement plus que je ne le puis faire et où je suis obligé de le laisser en ce moment. Il ne laisse pas de donner considérablement à désirer. Je supplie les deux per­sonnes qui me liront de suppléer par elles-mêmes à ce que je ne puis écrire ici. Les réflexions que me font faire d'ailleurs mon propre raisonnement me donnent à penser en somme que tout en­core en cette circonstance est pour le mieux.

     

    *

     

    Je me souviens, à l'égard des pensées que je viens d'émettre, l'une des scènes les plus fâcheuses qui me soient arrivées. Un jour, vers deux heures de l'après-dîner, nous étions tous les deux dans mon bureau, ma femme et moi, bras dessus bras dessous - ma femme avait des sabots (nous ha­bitions un rez-de-chaussée) - quand, tout d'un coup, le signal de la chasse se fit entendre, et voilà que mon Augustine tire son bras de dessous le mien et, ouvrant vi­vement la porte qui donne sur le jardin, elle descend l'escalier en faisant avec ses sabots un vacarme que je trouvai infernal. Elle tra­verse le jardin en courant et re­descend l'escalier du bord de l'eau en faisant encore plus de bruit avec ses sabots. Je ne pus me contenir, d’un bon je fus auprès d’elle et, lui prenant le bas du bras, je la traînai plus vite qu’elle ne marchait jusque chez moi, et malgré ses cris, je sens en ce mo­ment encore qu’une force dix fois grande comme la sienne ne m’eût point empêché de faire ce que je fis.

    Voici un des exemples qui me font dire: en faisant le bien la Société se trouve forcée de faire le mal.

    La Société pilote les jeunes gens avant leur mariage et quelquefois fort longtemps après, jusqu’à ce qu’à leur tour ces jeunes gens soient capables de rendre les ser­vices qu’ils ont reçus. Je déclare pour mon compte que je me crois un de ses plus grands débiteurs, que je demande à Dieu de pouvoir le lui prouver, et que je m’estime­rai heureux quand le temps en sera venu, s’il vient.

     

    *

     

    J’avoue que lorsque je me re­porte à cette première année de mon mariage, je baisse la tête et me couvre le visage de honte. Ah, dussé-je passer pour le plus sot de la terre ou pour fou, si l’on veut je m’humilierai, mieux vaut en somme passer pour fou ou sot que pour lâche, que pour infâme.

    Ma femme avait eu en trousseau une fort jolie robe soie et laine, elle reflétait un jaune doré. Je lui enjoignis de la faire teindre sinon que je ne sortirai jamais avec elle portant cette robe là. Elle faisait elle-même ses chapeaux et, comme c’est l’usage, elle mettait des fleurs autour et au-dessus. Je trouvai qu’elle y mettait trop de fleurs jaunes et voulus qu’elle en­levât toutes les fleurs jaunes.

    Un nœud de cou, un mouchoir posé sur une chaise, un torchon jeté par mégarde sur une croisée, un mouchoir rouge suspendu à une corde de la fenêtre, cette fe­nêtre entrouverte de telle ou telle façon, voilà des tourments pour l’homme jaloux et que j’ai res­senti comme je ne puis dire. Les personnes qui n’ont point connu les effets de la jalousie ne peuvent ni ne pourront jamais comprendre de quels éléments se crée l’imagi­nation d’un jaloux. Votre femme ou votre mari fissent-ils pour vous le sacrifice de leur liberté, se re­fermassent-ils dans un apparte­ment pour votre seule tranquil­lité, et rien que pour vous, que vous croiriez encore être trompé.

    Les fenêtres des voisins, les pas­sants, dans la rue, les chants, les cris, les sifflets, tout est signal pour eux. Ma femme avait dans notre chambre à coucher trois portraits de femmes. Je lui de­mandai un jour le nom des origi­naux de ces portraits. Elle me ré­pondit que cela ne me mènerait à rien puisque je ne les connaissais pas. Je n’insistai pas, mais plus tard, lorsqu’en se levant ou se couchant je voyais ma femme re­garder l’un de ses portraits presque avec extase, je pensais que ces femmes qu’on regardait ainsi s’étaient mal conduites jadis et qu’on les intercédait pour ainsi dire afin de faire comme elles. Eh bien, malgré tous ces tourments, je prétends que les époux qui se séparent pour cause de jalousie ont le plus grand tort. Ils en sont victimes tous les deux, ils ne re­trouvent jamais les cœurs qu’ils ont laissés, plus de dévouements semblables ne se présentent à eux. S’ils se résignaient, s’ils prenaient patience, les souffrances qu’ils en­durent et seraient encore obligés d’endurer, deviendraient avec le temps les éléments de leur tran­quillité. Dieu n’envoie ces cha­grins-là que parce qu’il veut don­ner des biens en compensation. Où voit-on des plaisirs sans peines?

    C’est moi qui le premier man­quai de cette résignation que je recommande aux autres. Épuisé de tourments, je résolus d’aller à Londres. Je remportai la moitié de ma fortune, à peu près, et laissai le reste à ma femme, mais Dieu dispose ici-bas. Je tombai malade trois semaines après mon départ, et si je suis de ce monde encore, je le dois à l’un de mes frères qui par un hasard de la Providence ar­riva à Londres le jour même que j’alitai. Quelle heureuse arrivée, mon Dieu, et comme vous vous plaisez parfois tout d’un coup à confondre les humains, puis, tout d’un coup encore, à les relever par des coups aussi inattendus. Ah qu’elles nous firent de bien, les larmes que nous répandîmes en­semble ! Quels suffoquements, quelles bonnes larmes, que de pa­roles entrecoupées, comme nos cœurs battaient, comme nous nous embrassions ! Quelle joie Seigneur, après tant de peines ! Que je fus heureux de pleurer et que j’en avais besoin ! J’eus la force de supporter le voyage de Londres à Rouen, où  je tombai dangereusement malade, mais j’é­tais chez mes frères, et leurs soins et ceux de ma belle-Sœur me rap­pelèrent. Trois semaines après, l’un de mes frères, encore, me ra­mena au pays où je reçus de nou­veaux soins, ceux de ma mère et ceux de ma femme qui me remi­rent complètement. Je fus deux mois malade et j’avoue encore que, lorsque je me reporte au temps de ma convalescence, je n’ai pas lieu d’être très satisfait. Ma femme couchait chez son Père, elle venait le matin et s’en allait le soir. J’étais tellement malade à mon arrivée que je ne pouvais manifester de volonté, mais dans ma maladie même, et sans pou­voir parler, ma Pensée était que le garçon de ferme de mon beau-Père y était aussi, et que c’était pour lui qu’elle y allait. C’était pour lui qu’elle avait chanté la romance dont j’ai parlé déjà.

    Lorsque je pus parler je deman­dai à ma femme pourquoi, plutôt que de s’en aller chez ses parents, elle n’établissait pas un  lit dans notre grande chambre ? “Ce serait, il me semble, lui disais-je beau­coup plus naturel.” Elle me ré­pondit que ses parents ne vou­laient pas et qu’ils tenaient à ce que je vienne moi-même les solli­citer pour que nous nous remet­tions ensemble.

    Pauvre humanité ! Dès que je pus faire vingt pas en chancelant et avec mes idées je fus chez eux faire amende honorable. Je fis plus - ma femme allait à la messe au couvent de St Joseph tous les matins - j’allais prier près d’elle. Je n’avais pas la force de me tenir à genoux. Je priai assis, elle à ge­noux. Je voulus prendre le dessus de mes Pensées toujours jalouses, et, dès que je fus rétabli complè­tement, j’essayai de reprendre les voyages et les affaires que j’avais laissés. Je fis  un voyage de trois jours mais mon esprit n’était nul­lement au commerce, je ne pensais qu’à ma femme, rien qu’à elle.

    Amour, quand tu nous tiens je crois qu’on peut dire “Adieu bon­heur”.

    Je franchis en moins d’une heure les quatre dernières lieues qui nous séparaient. Il me semblait que mon pauvre cheval  compre­nait mon désir d’arriver vite, il al­lait comme le vent. J’arrive, et voilà qu’en mettant pied à terre, j’aperçois les jalousies de mon ca­binet disposées de manière à dire à tout entendeur : “Venez, je vous attends !”

    Si j’avais eu la chance que ces ja­lousies soient tournées du côté où j’arrivais, cela m’eût fait plaisir, j’eusse cru que c’était pour moi, mais elles étaient tournées du côté opposé et j’en eus froid au cœur, mais froid à ce point que, moi qui n’avais pas mis une heure à faire quatre lieues et plus, je fus quelques minutes à monter mon escalier et qu’au lieu de répondre par des caresses à ma femme qui, me tendant les bras, venait me re­cevoir pieds nus et en chemise, je ne lui donnai que des paroles gla­cées. Ce soir-là, ma pauvre Augustine dut souffrir horrible­ment. La disposition des jalousies de mon cabinet, j’y ai pensé de­puis, était probablement le fait de la domestique que j’avais alors peut-être pour elle-même.

    Quelle déception, quand j’y pense !

     


    Jean Guyau 

    in Tiens n°5

     


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