• Nue, la peau pâle

     Julien Bosc

     

    Nue, la peau pâle, elle ré-ouvrit les yeux.

    – Et écouta :

     

    Que voyez-vous derrière la fenêtre ?

    Un toit couvert de neige – et la fumée de rondins de chênes en feu dans un âtre.

    Telle la buée d’un mot d’amour dans la nuit ?

    Quel mot ?

    Celui qui vous nomme – et dessine votre visage.

    Quel amour ?

    Celui par lequel toute parole est tantôt caresse tantôt blessure.

    Et la nuit ?

    Celle dans laquelle vous êtes – aveugle et défaite ; nue, la peau pâle ; livrée à qui vous parle ; endormie – et rêvant d’être éveillée après avoir ré-ouvert les yeux.

    Lors un cercle ? La démence ?

    Lors une voix, la vôtre, peut-être ; et une autre, désœuvrée – quoique désireuse de se soustraire au tourment.

     

    Elle eut peur, voulu crier, ouvrir les yeux, se défaire du vertige. Mais rien.

     

    Hormis l’à peine sensation d’un vent surpassant l’estran.

     

     

    *

     

     

    Le matin, partout la brume, elle sortit de l’intérieur d’un nuage, inventa l’horizon, la mer, et gagna le bord de la falaise.

     

    (Je vous ai cherché.) Où étiez-vous ?

    Dans une forêt d’hiver.

    Celle ravagée par la tempête ?

    Non la tempête : le désordre, ma gorge nouée, la fleur de sable entre mes mains.

    Laquelle naquit de la semaison d’une vague et de la confusion d’un quartz avec un naufrage ?

    Oh un naufrage non, mais ma bouche ensemencée, mes lèvres bées bouleversés par l’étreinte, le sang sur ma langue, l’obligation de tout à la fois me taire et parler.

    Qu’allez-vous en faire ?

    S’il ne tenait qu’à moi je la rendrais végétale et mienne. Mais qui suis-je pour décider du devenir d’une fleur ?

    Celle par qui sa brève existence fut lue au moins une fois.

    Que voulez-vous dire ?

    Ne vous méprenez pas : je ne dis rien ; suis absent, n’existe pas et rien ne se dit que vous ne l’écriviez – vous figurant ma présence tant la solitude vous pèse.

    Allez-vous vous retirer ?

    Ce sera comme vous voudrez – car qui suis-je pour décider du devenir de votre récit ?

    Celui par qui, peut-être, il trouvera sa voie.

    Que voulez-vous dire ?

    Ah, si je savais !

     

    Or, par un pressentiment, auquel les mots manquaient,

     

    elle savait.

     

    *

     

     

    Ouvert enfin, le ciel fut d’un grand bleu ; conforme à la saison, le temps très froid ; la marée descendante et le sable mémoriel.

     

    Il y a des galets autour de votre sein.

    De quelle couleur ?

    Gris pour la plupart, mais l’un brun avec une rayure blanche, un autre orange avec tel un œil vert

    Et le sein ?

    Le lobe comme vous très pâle, l’aréole et la pointe obscures.

    Et l’autre, comment est-il ?

    Couvert de sable

    Et mon ventre ?

    Dans la proximité d’un couteau.

    Et mon visage ?

    Mangé par le sel.

    Et ma langue ?

    Difficile à dire ; mais, pour ce que j’en devine : revenue de loin après une douloureuse absence ; balbutiante, peu sûre – mais ce lui serait propre – ; sans lieu mais attirée par la métamorphose des corps et paysages.

    Ce pourquoi une plage à présent ?

    Et la jetée non loin, les mouettes et goélands argentés rassemblés sur un même banc de rochers.

     

    Et elle et lui, désormais, liés par une même fascination.

     

     

    *

     

     

    Au loin, sur des coteaux d’en face, brillaient mille feuillus couverts de givre.

     

    Où sommes-nous ?

    Dans une galerie, creusée dans la roche, à l’abri des vagues et de l’air déchainé.

    Pourquoi suis-je attachée ?

    Pour vous défendre de vous.

    Que s’est-il passé ?

    Vous n’étiez plus vous-même.

    Qui étais-je ?

    Une sorte de hyène, couverte de brulures.

    Qu’ai-je fait ?

    N’en parlons plus.

    Qu’ai-je-fait ?

    Du large, vous avez ramené une enfant à moitié noyée. En dépit de l’âge, son visage était pour ainsi dire le vôtre. Vous l’avez sauvée, questionnée, elle vous a répondu, vous avez crevé ses yeux et, ne pouvant souffrir ses cris – je vous comprends –, vous l’avez jetée aux oiseaux.

    Pourquoi mentez-vous ?

    Pourquoi mentirais-je ?

    Pour me forcer à parler.

    Dans quel but ?

    Nous offrir une raison d’être, d’aimer et raconter.

    Qui vous l’a dit ?

    Elle, tout à l’heure, quand elle voulut rouvrir les yeux – mais elle n’en avait plus.

     

    Elle trembla, fut prise de convulsions, dit des mots insensés, il la battit et, tel on éteint la lumière, il tourna la page.

     

    *

     

     

    Vint la suivante : nue, très pâle – avec l’immense grève déserte, la mer très loin ; et, vers où ils marchaient : une part de ciel dans la nuit, une autre dans le jour.

     

    Que ne parliez-vous plus ?

    La place et le temps m’ont manqué

    Pourquoi ?

    Vous aviez la fièvre et divaguiez.

    Comment m’avez-vous soigné ?

    J’ai creusé un puits, suturé vos plaies et les ai pansées d’argile. Après, il fallut trouver du bois, du souffre et allumer un feu.

    Où le trouviez-vous ?

    Sur le rivage, charrié par les marées ; au-delà des dunes, dans des sous-bois sauvages ; dans mes souvenirs, parfois dans les vôtres.

    D’où venaient-ils ?

    - Vous disiez : « D’une ancienne maison isolée, construite à contre terrain, l’huis et les fenêtres ouvertes sur la vallée. »

    Quand j’ai cessé de délirer, que s’est-il passé ?

    Tout fut silence.

    Et qu’avez-vous fait ?

    J’ai choisi de continuer, faisant comme si. Nous sommes sortis, vous inconsciente et nue sur mes épaules ; un temps nous chancelâmes ; peu à peu, nous avons recouvré notre courage, nos forces, la voix ; vous êtes revenue à vous et, de question en question, nous sommes arrivés jusqu’ici.

    Avec cet échange ?

    A cet échange oui.

     

    Au sortir de cette nuit, le crachin devenu neige couvrit la digue. Elle rêva d’un bateau, d’un voyage et, à intervalle régulier, dans chaque balais du phare : de la poussière d’étoile.

     

    Julien Bosc

    (texte en cours d'écriture - décembre 2014)