• nuit du 17 septembre 2009 (La peau de l'ombre)

    Joël Gayraud, "La peau de l'ombre"

    nuit du 17 septembre 2009





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    Tout ce que nous savons de certain sur l’homme au masque de fer, c’est qu’il portait en fait un masque de velours.

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    Rêve et certitude. À l’âge adulte, les seuls rêves qui m’aient laissé la sensation, aussi puissante qu’une hallucination, que j’avais vécu réellement leur contenu, sont des rêves de rencontre amoureuse, la plupart du temps sans conclusion érotique. Des rêves que, de longues minutes après le réveil, je vis comme une affolante anamnèse qui fait resurgir d’un passé lointain un nom, un visage, des situations et des lieux avec une telle précision, une telle certitude que bientôt s’installe l’angoisse d’avoir un jour perdu tout un pan de ma mémoire et du même coup l’objet aimé dont le fantôme vient par miracle de réapparaître. Mais bientôt, comme une tache d’encre qui s’étale sur la page où l’on vient de lire le plus beau des contes et qui finit par l’oblitérer complètement, l’angoisse renferme dans le linceul de l’oubli ce nom, ce visage, cette maison que j’ai été, à l’instant, si heureux de retrouver ; elle consent seulement à me laisser, avec les linéaments de mon hallucination, la certitude dévorante que ce n’en était pas une, et me ramène, triomphante, dans le droit chemin de la vigilance.

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    Si pour Freud le rêve est un accomplissement de désir, les rêves hallucinatoires du type de ceux que je viens de citer sont les seuls où le désir s’accomplit pour de vrai ; en effet, contrairement à tous ceux où le désir procède par déplacement et condensation, ici il amène à la présence son propre objet en lui accordant la matérialité du souvenir. Ces rêves pourraient donc être tenus, sinon pour vrais (ils le sont tout aussi peu que les autres) du moins pour des désirs vraiment accomplis.

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    Les mots,Notre inclination sera d'accroître l'implicite et le vague, de multiplier les paradoxes, mais aussi de grossir l'objectif de la vision de façon à faire de la surface lisse des choses un paysage coupé de vallées profondes, hérissé de cordillères sauvages, truffé de fondrières et de crevasses, afin de retrouver le labyrinthe du vivant sous la cellophane de la certitude scientifique. C'est précisément ce que fait Leopardi quand, en procédant à un hallucinant changement de focale, il décrit le riant jardin fleuri comme un «vaste hôpital» ou un champ de bataille où se déploie toute la souffrance et la violence consubstantielle à la vie.

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    Les mots, comme les autres corps, ont une ombre, qui les désigne à la poésie.

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    Les ossements de six millions de Parisiens sont entassés pêle-mêle au creux des catacombes; et Paris, à présent, ne compte, en ses vingt arrondissements, qu'un peu plus de deux millions d'âmes. Si tous ces morts se levaient pour nous entraîner dans la danse macabre, chacun de nous aurait trois squelettes pour partenaires au quadrille.

    nuit du 17 septembre 2009

    Joël Gayraud,
    in La peau de l’ombre,
    Ed. José corti, 2004.
     

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  • Commentaires

    1
    Vendredi 2 Octobre 2009 à 10:45
    Merci Jean-Claude. Rêves, masque, mots, morts… J'aime beaucoup, beaucoup ces extraits.


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