• Proust par Maurice Blanchard

    extrait du Journal de Maurice Blanchard

    " Cœur-de-cire a brusquement changé de fourrure. C'est la glace de la Bérésina. Que s'est-il passé ? Sans doute ceci : elle lisait un jour Le colonel Chabert, je lui reprochais de perdre son temps, que la vie était courte, qu'il ne fallait pas gaspiller ses loisirs, d'abord les choses intéressantes, puis, ensuite, si l'on vit par hasard deux cents ou trois cents ans, on peut brouter les brindilles. "Quels sont les livres intéressants ? " Eh bien ! le plus grand romancier français du XXème siècle, Proust, par exemple !

    - Vous pouvez me prêter quelque chose de lui ?

    - Volontiers."

    Je lui ai prêté le premier volume d'À l'ombre... Je suppose qu'on a vu, et qu'elle s'est fait secouer, car Proust est considéré comme impur parce que sa mère l'était. Je n'ose pas lui redemander mon livre, ça déclencherait peut-être l'orage, surtout si la secouée a eu lieu pendant ses vacances, dont elle revient, et dans ce lieu public, dans le train, par exemple, comme je me plais à l'imaginer. Elle a dû faire cela candidement, et même peut-être pour épater les populations; elle ignorait complètement la tache infamante de l'auteur. Elle pense que je lui ai joué un tour de cochon, ce qui est à peu près faux, car je n'ai aucun préjugé de race et je n'y pense pas. J'ai perdu à la fois un livre et un sourire. Ma douleur est extrême !"

                Maurice Blanchard
    Danser sur la corde
    (Journal 1942-1946)

    (L'Éther Vague-Patrice Thierry éditeur, 1994).

     

     


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