• Rennes-Alvkarleby-Stockholm (Chrystel Petitgas)

       Sur les traces de Stig Dagerman

     

    Stig Dagerman par Jean-Christophe LerougeL’homme de la lumière du jour, création théâtrale inspirée de L’Enfant brûlé, nous a conduits sur les traces de Stig Dagerman. Soit trois voyages en Suède entre 2003 et 2005. Un lien s’est établi avec la famille Dagerman, c’est-à-dire avec Annemarie Dagerman, première femme de Stig Dagerman et ses fils : René et Rainer. Annemarie est âgée de 80 ans, ils ont tous les deux presque soixante ans. Pour la création, en octobre 2004, ils sont venus tous les trois à Rennes. Ensemble, nous sommes allés à Kerné, près de Quiberon, où, en 1948, Annemarie avait accompagné Stig, qui avait le projet d’y écrire le roman. René, alors âgé de 2 ans, en était également.
    Des trois séjours en Suède, j’extrais ces mots des notes prises sur place, à lire en complément des ouvrages de Dagerman.

    Portrait de Stig Dagerman par Jean-christophe Lerouge

    Jeudi 24 juillet 2003, Älvkarleby
    Dagerman Zimmet (la pièce de Dagerman). C’est une petite pièce. Avec des meubles des années 50, des livres, des photographies. Hier et aujourd’hui.
    C’est aussi une association autour de Stig Dagerman. Bengt Söderhäll et Urban nous y accueillent. En s’accompagnant à la guitare, ils chantent quelque chose de touchant et simple, adaptation de certains dagsedler (billets quotidiens), que Dagerman fit paraître dans le journal anarcho-syndicaliste Arbetaren (le travailleur).
    Par le truchement d’une cassette, on entend la voix de Stig Dagerman. Une voix rocailleuse, posée. Pas la voix d’un homme timide…
     
    Vendredi 25 juillet
    Bengt Söderhäll nous fait lire des nouvelles dont la traduction n’est plus disponible en France (Dieu rend visite à Newton, traduites par Élisabeth Backlund, Carl Gustav Bjurström). Il nous montre ensuite Ennuis de noces, adaptation cinématographique du roman éponyme faite en 1964 par Ake Falk, réalisateur suédois.
     
    Mardi 29 juillet
    Nous* frappons à la porte « Götze-Dagerman ». Quand elle s’ouvre, 30 secondes plus tard, une femme âgée, de taille moyenne, à la robe fleurie, aux cheveux bruns retenus par un serre-tête apparaît. Le regard est bleu, le sourire éclatant. Annemarie Dagerman dit d’abord bonjour en français, tend la main, nous invite à entrer. Nous la suivons.
    L’appartement est assez spacieux. Nous entrons dans le salon. Des tableaux, une bibliothèque. La pièce est claire. Une banquette, une table, des fauteuils. « Asseyez-vous » dit-elle, puis tout de suite après « Ce n’est pas mon appartement, c’est celui de mes parents. Asseyez-vous ». Elle a parlé dans un français assez fluide, d’une voix aiguë tout à coup…
    Nous nous asseyons. Elle se déplace difficilement. Va chercher des tasses dans la cuisine. Revient, s’installe : « Alors qu’est-ce que vous voulez savoir ? » C’est dit avec un grand sourire, légèrement moqueur…
    Elle commence à parler. À chaque fois qu’elle dit « Stig » nous avons l’impression qu’il pourrait surgir d’une des pièces, tant son nom est dit au présent…
    L’album de photographies est sorti. On y voit Kerné (en Bretagne, là où fut écrit L’Enfant brûlé). Hameau perdu dans la lande. Face à la maison, une fontaine. On y voit Stig avec René, le premier enfant. René a deux ans…
    Quand elle parle de Kerné ses souvenirs sont très précis, comme s’ils étaient tout récents.
    Elle s’interrompt parfois. Dit à l’un ou l’autre de se resservir. S’inquiète de savoir s’il y a assez de café dans les tasses, ou de jus de fruit dans le verre.
    « Il écrivait le jour et la nuit. Pendant deux mois et demi nous sommes restés là-bas. »
    Elle parle du silence. De celui de Stig. S’excuse de parler tant. Ajoute qu’avec Stig les périodes de faste et de pauvreté ont alterné.
    Elle montre une autre photographie de Kerné : « Tu vois la photographie. Je suis en train de coudre. J’avais toujours besoin d’être dans la pièce où il travaillait. Et je m’occupais. J’ai fait de la broderie, des coussins… Quand il avait terminé un chapitre, je le retapais sur du papier très fin pour l’envoyer par avion à l’éditeur.»
    Elle montre une autre photographie. « Qui a pris la photo ? » demande Michel. « Il en manque un. », dit-elle d’une voix plus aiguë et elle se demande où il peut être. « Qui a pris la photo ? » redemande Michel. « C’est Stig. », répond-elle.
    Elle redit que Stig ne parlait pas. Ponctue ses phrases de rires. De fait, des mots d’espagnol viennent se mêler à des mots allemands ou français.
    « Je ne veux pas écrire mes mémoires. Avant j’ai écrit, avec Stig, nous faisions paraître des articles dans Arbetaren. J’avais un pseudonyme « Ana Bjork ». Stig en avait plusieurs : Qrdl/Muffo/ Dag-sedler. Mon fils (René) me dit d’écrire mais je ne veux pas. Écrire c’est autre chose. Stig écrivait. Et maintenant même si je voulais, je ne le pourrais pas. Je suis fatiguée, je suis vieille. »
    * Pierre Guffet, compositeur sonore, Michel Charron, vidéaste, et moi.
     
    ***
     
    Jeudi 22 janvier 2004
    À Sveavägen, à la recherche des actuels locaux du journal Arbetaren. Nous les trouvons. Le journal Arbetaren, existe, mais il a changé peu à peu d’identité et de rythme de parution. Il est édité de façon hebdomadaire et c’est un journal des minorités. Son lectorat n’est plus le monde des travailleurs, des ouvriers, le journal n’est plus l’organe du mouvement anarcho-syndicaliste.
    Après une rapide entrevue avec l’actuelle rédactrice culturelle, nous repartons. Elle nous a annoncé qu’en hommage à Stig Dagerman, (2004 : cinquantenaire de sa disparition) Arbetaren republiera un billet par numéro. Elle explique que cela occasionne des conflits avec la Maison d’édition Norstedts, majoritairement détentrice des droits.
    Nous partons en direction de Medborgarplatsen. Arrêt devant le cinéma Gota Lejon, dont l’enseigne rouge est allumée. Cinéma qui fut très fréquenté par Stig Dagerman. À certaines périodes, plusieurs fois par semaine, voire par jour. Ce cinéma est devenu maintenant un lieu de diffusion de comédies musicales. Il reste fermé.
     
    Dimanche 25  janvier, Alvkarleby
    Accueillis par Bengt Söderhäll toujours aussi chaleureux. Il nous montre un ancien quartier ouvrier de la très grande scierie de Skutskär, où travaillèrent aussi bien son grand père que celui de Dagerman.
    En arrivant, Bengt parle d’un projet du Théâtre de Stockholm en hommage à Dagerman : Le jeu de la vérité (qui est l’adaptation pour le théâtre de L’enfant brûlé, qu’il avait écrite).
    Aujourd’hui, longue promenade en compagnie de Bengt et Kristina, sa femme, le long de la mer. Bords blancs et gelés. "Skorr " est le mot désignant la mer gelée. Grande déambulation dans les bois, derrière les dunes. Paysage blanc. Conifères ployant sous la masse de neige. Blancheur. Immaculée. La neige renvoie peut-être à cette pureté sans cesse recommencée.
    Plus tard, à nouveau Norrgärdet, la ferme des grands-parents, là où Dagerman passa son enfance. C’est très différent de l’été. Plus intemporel. Les villages se détachent, bleu, jaune, rouille, vert sur blanc. Le fleuve Ävlav est gelé en partie.
    Plus tard, au cimetière, la tombe de Stig Dagerman est recouverte. Nous commençons à déblayer la neige. Dès que les premières lettres apparaissent, nous arrêtons.
     
    Lundi 26 janvier
    Stockholm. Je viens de sortir d’une librairie. Le vendeur m’a dit que L’enfant brûlé est épuisé et qu’il n’est pas réédité. Plus tard Annemarie et Bengt Söderhäll diront qu’une grande bagarre est engagée avec la Maison d’Editions Norstedts pour que la republication ait lieu.
    « Ils ne voulaient pas publier les lettres non plus, nous avons dû insister », souligne Annemarie, en parlant du livre « Brev », correspondances de Stig Dagerman avec des éditeurs, des amis et Annemarie, publié en 2003. Toujours non traduit à ce jour.
     
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    Dimanche 28 août 2005, Stockholm
    René et Rainer, les deux fils de Stig et Annemarie se sont activés : c’est le jour des écrevisses. Nous passons à table pour les manger, des écrevisses très grosses et très rouges ! (…) Petit à petit la table est désertée. Annemarie fait la conversation. Elle demande des nouvelles de ceux qu’elle a rencontrés à Rennes, au moment des représentations.
    Elle dit aussi qu’elle a beaucoup de choses à régler. Son temps est compté avant le grand départ. « Il y a encore des papiers de Stig, des livres des années 40 que je voudrais laisser à l’université de Gävle… »
    En fin d’après midi nous convenons d’un rendez–vous avec la traductrice de L’Enfant brûlé, Élisabeth Backlund, qu’Annemarie ne connaît pas, bien que celle-ci habite Stockholm, tout comme elle, et qu’elle ait le même âge : 80 ans. Nous la rencontrerons le mardi 30 août à 15 heures, chez elle.
    J’ai conscience d’avoir maintenant quitté un peu le cœur du projet Dagerman, je suis moins habitée que lorsque nous nous sommes rencontrés l’automne dernier. J’ai conscience aussi qu’un harpon est planté en moi, et qu’il a pour nom Dagerman, au-delà de toute littérature.
     
    Mardi 30 août
    Le trajet entre Sundbyberg et Lorensbergsgatan dure 30 minutes. René nous dépose devant chez Élisabeth Backlund. Il nous accompagne très brièvement, il veut voir qui est cette femme, car il ne la connaît pas, lui non plus. Au troisième étage, la porte s’est ouverte. Une femme assez menue, dans des vêtements clairs, nous accueille. Elle porte les cheveux courts, gris et brillants. L’appartement est clair. René la salue et s’éclipse. Annemarie s’installe sur la banquette.
    Après les présentations, je réponds aux questions d’Élisabeth Backlund concernant L’homme de la lumière du jour. Puis elle se met à parler de ses débuts de traductrice.
    Elle explique qu’elle était encore très jeune lors de la traduction de L’Enfant brûlé. Il s’agissait en fait de sa première traduction. Son mari, qui était journaliste avait pour ami un autre journaliste qui savait qu’en France on était à la recherche d’un auteur qui faisait l’actualité suédoise. Il a été alors question de Stig Dagerman, dont le roman L’Enfant brûlé venait de paraître (1948) et rencontrait un très grand succès. Mr Backlund a envoyé quelques pages qu’il avait traduites aux éditions Gallimard. Elles n’ont pas été retenues. L’idée est alors venue de proposer la traduction à sa femme, Élisabeth, étudiante française qui parlait suédois. Elle avait lu le roman et l’avait beaucoup aimé. Elle a commencé à traduire quelques pages et les a fait parvenir aux éditions qui ont donné leur accord pour qu’elle prenne en charge la traduction.
    « Je parlais mais ne maîtrisais pas enn peu. Je travaillais lentement. En 1954 j’ai rencontré Stig Dagerman, à Enebybergh, où il vivait avec Anita Björk. C’était quelques jours avant sa mort. J’y suis allée avec mon mari. Il avait beaucoup de mal à s’exprimer, non pas comme quelqu’un qui aurait été très timide mais plutôt comme quelqu’un qui aurait pris des médicaments ; il était comme drogué. Il nous a emmenés au cimetière où était enterrée sa belle-mère. Il voulait que je le voie, puisqu’il en est question dans le roman… Après cette visite j’ai éprouvé de la gêne, voire de la honte, parce que je ne me sentais pas assez expérimentée, j’avais l’impression de n’avoir pas eu assez de bagages pour le rencontrer. » Elle parle du désarroi lorsqu’elle avait appris sa mort. Elle a travaillé d’arrache-pied pendant les deux années qui ont suivi. Les éditions Gallimard avaient commencé à s’impatienter. La traduction est finalement parue en 1956. « Je ne sais pas comment cela a été perçu en France à l’époque, je n’ai aucun document. Bien des années plus tard j’ai relu cette traduction : j’en ai été malade ! » Elle a souri en disant cela.
     
    Dimanche 4 septembre
    Alvkarleby, avec Annemarie et René. Avant d’en repartir, ils font une halte au cimetière, mettent des fleurs dans un vase. René montre le rosier qu’Elfriede Jelinek a donné, elle avait reçu le prix Dagerman en 2003. Il a été planté à côté de la tombe de Stig.
     
    Lundi 5 septembre
    Le parc Dagerman, inauguré en octobre 2004, se situe au nord de Stockholm, à Enebyberg, où Stig a vécu avec Anita Björk, à partir de 1953. C’est un petit parc, avec des jeux d’enfants. Une plaque à l’entrée montre le visage de Stig. Une légende explique qui il était. Puis le long du chemin, à intervalles réguliers, à une hauteur de 90 cm environ, sur de petits écriteaux, on peut lire des extraits de différents textes. René essaie de traduire en allemand au fur et à mesure. J’aime la simplicité de ce parcours. Le soir commence à tomber. Nous partons.
     
     
    «Où est le chemin que je cherche partout ? Un pays étranger, un nouvel amour, Dieu ?»  
    Stig Dagerman


    Chrystel Petitgas
    in Tiens n°13 (2006). 

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