• Rien qu’entre juste et bonne parole ? les convivialistes (colloque de Rennes)

     Jean-Claude Leroy

     

    Réunissant chercheurs, essayistes, militants et gens du terrain social, venus surtout de France mais aussi d’Italie, d’Allemagne, du Brésil et du Japon, sous l’intitulé Un autre monde se construit, le colloque des Convivialistes qui s’est tenu à l’université Rennes 2 à la fin d’octobre 2015 pouvait paraître prometteur, l’avenir dira ce qu’il était, ce qu’il fut.

    L’économiste politique Marc Humbert, de l’université Rennes 1, était l’organisateur de ses journées, le sociologue fondateur du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), Alain Caillé en étant désigné par ses confrères comme le « grand timonier ».

    Pour préalable, il est utile de savoir que le Manifeste convivialiste a posé quatre principes clefs :

    1) principe de commune humanité : il n’y a qu’une seule humanité qui doit être respectée en la personne de chacun de ses membres.

    2) principe de commune socialité : la plus grande richesse est la richesse des rapports sociaux.

    3) principe d’individuation : la politique légitime et celle qui permet à chacun d’affirmer au mieux son individualité en devenir, en développant ses capabilités, sa puissance d’être et d’agir sans nuire à celle des autres, dans la perspective d’une égale liberté.

    4) principe d’opposition maîtrisée : il est naturel que les êtres humains puissent d’opposer. Mais il ne leur est légitime de la faire qu’aussi longtemps que cela ne met pas en danger le cadre de commune socialité qui rend cette rivalité féconde et non destructrice. La politique bonne est donc celle qui permet aux êtres humains de se différencier en acceptant et maîtrisant le conflit.

    *

    Chef de file des convivialistes, mouvement né du manifeste éponyme signé par une vingtaine de chercheurs anti-libéraux prônant une nouvelle approche du politique, Alain Caillé annonce la couleur : la question croissance-décroissance ne se pose plus. La croissance ne reviendra plus dans les pays riches, il faut inventer un autre type de société, et sortir enfin de l’idée qui voudrait que l’humain ne soit qu’un homo-économicus. Aux quatre grandes idéologies qui ont valu depuis longtemps, le libéralisme, le communisme, le socialisme, l’anarchisme, il voit en commun un même progressisme sur lequel il n’est guère possible de ne pas revenir, l’humanité ayant désormais rencontré la finitude. Une sortie du progressisme ne peut que nous mettre face à des changements spatiaux temporels.

    L’intrépide Serge Latouche, autre contributeur historique du MAUSS et agitateur décroissant, va sans doute le plus loin dans la radicalité en prônant une sortie de l’économie. Il dénonce inlassablement l’imposture oxymorique, celle du développement durable. Mais aussi l’imposture qui fait parler d’une démocratie mondiale, qui est évidemment impossible. Son slogan ayant pour nom « décroissance » n’a d’autre but  que de coloniser l’imaginaire et nous faire sortir de la religion de la croissance, du culte de l’économie.

    Alors que son ami Castoriadis élaborait un projet politique devant mener à des changements économiques et sociaux, Serge Latouche voit plutôt en la décroissance un projet sociétal induisant à terme des implications politiques, voire un programme. Le mouvement décroissantiste ne s’intéresse pas vraiment à la question de la politique et des partis, ni même au clivage gauche-droite, si l’horizon est écosocialiste il sera gagné de tout bord, par nécessité de bien-être, personnel et collectif.

    Pour autant Alain Caillé précise que le convivialisme, dans lequel la décroissance s’inscrit sans mauvaise grâce, est de gauche. Jusqu’à en déborder, précise-t-il. Au moins pour son aspiration égalitariste qu’il a d’ailleurs du mal à repérer autrement que comme un réflexe très fort s’opposant à un fonctionnement de la société française encore très empreinte de monarchisme. « Il suffit de voir, par exemple, l’élitisme qui règne dans le système scolaire (les grandes écoles) et dans bien des grands corps de l’État. »

    Spécialiste de philosophie sociale et politique à Tokyo, Yoshihiro Nakano évoque la réception du convivialisme au Japon. Il voit deux sources possibles pour un mouvement encore à naître : la mobilisation contre la guerre du Vietnam dans les années 60 et l’émergence d’un discours anti-productiviste dans les années 70. Les écrits d’Ivan Illich, par exemple ont été traduits et publié en japonais, et ont eu une portée. Des expériences comme des programmes d’éducation populaire sont conduites au Japon à partir des années 80, où sont enseignés notamment l’économie sociale et solidaire, l’après-développement, les cultures indigènes, etc. Par ailleurs, des programmes d’agriculture urbaine se développent tandis qu’un important mouvement des jeunes gens vers les campagnes s’accentue depuis le début de la catastrophe de Fukushima. Dans un contexte rendu difficile par la présence de la radio-activité, d’une part, et par la montée d’une droite nationaliste, d’autre part, une symbiose générationnelle se produit entre les anciens qui transmettent leur savoir-faire aux jeunes gens venus les rejoindre. Alors qu’une loi redonnant au Japon la possibilité de s’engager dans une guerre vient d’être voté au parlement, les jeunes gens découvrent qu’il n’est plus possible d’envisager des lendemains qui chantent.

    Le sociologue Frédéric Vandernberghe, en poste à l’université de Rio Janeiro, et séjournant actuellement en Inde fait part de la réception possible du Convivialisme dans ces deux pays. Si le Brésil semble en mesure d’accorder quelque faveur à cette idée, l’Inde, avec son système des castes encore prégnant, paraît très éloigné d’un tel intérêt. Aussi, au terme de son intervention ce professeur, imprudent autant qu’impudent, suggère-t-il de révolutionner les révolutionnaires mais aussi de… changer les religions. Rien que ça ! Et sans même un sourire qui indiquerait une provocation. L’esprit de sérieux comme la condescendance intellectuelle n’arrange décidément rien à quelque affaire, fût-elle convivialiste! La vision caricaturale de l’Inde apportée ce jour par l’occidental de service, en l’occurrence Frédéric Vandernberghe, a certes été une fausse note au cœur de ce colloque. L’hindouisme n’est rien d’autre, à la base, qu’une organisation sociale dans tous ces aspects, qui ne peut décemment, sauf à engager son éradication ou son éclatement, que se transformer d’elle-même, à condition de ne pas être niée de l’extérieur. Parler d’une civilisation ancestrale comme d’une chose à faire disparaître ne peut relever que d’un « esprit fort », la méfiance a pourtant été émise par ailleurs (dans la bouche de Serge Latouche en premier lieu) vis-à-vis d’un terme tel qu’universalisme, à cause de sa connotation occidentaliste, pour lui préférer le terme pluriversalisme ; assurément le message n’a pas été entendu par tous.

    De son côté, le professeur en théorie sociologique allemand Franck Adloff ne manquait d’indiquer un certain scepticisme en Allemagne au regard d’un manifeste lancé par des intellectuels essentiellement français, y voyant surtout une critique culturelle et non pas structurelle du capitalisme, et s’étonnant à la fois de la « tonalité morale » du Manifeste et du manque d’invitation à l’action qui aurait pu, à cette occasion, être adressée à certains groupes ou institutions à même de peser ou faire peser.

    C’est aussi l’économiste altermondialiste Thomas Coutrot qui regrette que les coupables ne soient pas nommés dans le Manifeste, et que la question des inégalités n’y soit pas plus centrale. Au regard des rapports de forces et de la situation funeste, il invite à des formes d’action résolues telle que la désobéissance civile qui, pour lui, s’imposent désormais.

    Jean Baubérot, historien et sociologue de la laïcité, ne mâche pas ses mots. À l’origine la laïcité ne se prétendait pas uniquement française, c’est seulement depuis peu, rappelle-t-il, que l’on parle d’une laïcité à la française, ce qui n’a aucun sens. La laïcité se voulait alors avant tout, comme le disait Aristide Briand, une faiseuse de calme, et non une loi à principe. C’est davantage une loi de séparation et qu’une loi de neutralité. En fait, la religion a été plus libre après 1905 qu’avant, car les évêques devenaient libres de prendre des positions publiques, sans risques, à condition de ne pas insinuer l’illégitimité de la loi. Plus présentement, Baubérot déplore le durcissement des positions se réclamant de la laïcité et la ségrégation qu’elles créent, et il rappelle que toutes les propositions actuelles de Marine Le Pen étaient malheureusement présentes dans les requêtes des associations laïques (par exemple : le Grand Orient de France). Il émet le souhait que la laïcité puisse être remise au ministère de la justice et ne relève plus de celui de l’intérieur.

    *

    Quelques interventions par des gens de terrains, quelques-uns habités à l’évidence par une foi religieuse, ou du moins préoccupés par la spiritualité, ont pu paraître d’un langage plus conciliants envers certains aspects des politiques menées ici ou là. Derrière un propos se refusant au noir pessimisme, cherchant des signes encourageants dans les multiples expériences alternatives se développant un peu partout, ou encore dans la récente encyclique du pape François (dont Edgar Morin, grand absent de ce colloque, a pu dire qu’elle constituait un appel pour nouvelle civilisation) c’est cependant une même volonté à l’œuvre. Qu’elle soit chez certains habillée de rupture quand d’autres lui préfèrent des gants de velours, il s’agit en toute conscience de rien moins que sauver l’humanité de son suicide en cours.

    « On ne s’en sort pas sans transcendance », avait glissé Serge Latouche dans son intervention.

    Au titre des interventions de gens de terrain, le témoignage de Bruno Tardieu, d’ATTD Quart-monde nous amène, quant à lui, au cœur de la question humaine. À travers son expérience dans le milieu de la grande pauvreté, il interroge ce qui serait originel ou constituant de la socialité.

    Faisant un sort aux discours mensonger qui circulent à propos du surcoût qu’infligeraient les pauvres à la sécurité sociale, il dénonce « une sorte de jeu qui se joue dans toute l’Europe, celui de la stigmatisation des personnes démunies, et de là une idée selon laquelle ces gens-là seraient en trop. » Il rappelle que « le paradigme de tri social domine partout à travers le principe d’élimination : les jeux télévisés sont basés sur l’élimination, mais aussi l’école, l’entreprise. On arrive à faire dire à Darwin ce qu’il n’a jamais dit. »

    Les plus pauvres, qui sont visés par ces discours et ces principes sont très conscients de ce qui est à l’œuvre, ils l’intériorisent. Bruno Tardieu rappelle encore que ce sont les pauvres qui font preuves de solidarité, ce sont eux qui hébergent en France un million de personnes autrement sans domicile. Il rappelle que cette solidarité s’exerce en dépit de l’interdiction de donner, et comme l’anthropologue Marcel Mauss l’a montré, elle est un besoin essentiel.

    On sait que, lorsqu’elle subit une grande violence, la victime a pour stratégie de se taire, car il vaut mieux se taire que de dire quelque chose qui sera nié, que de dire quelque chose que personne ne croira.

    Les politiques qui ont travaillé sur les dispositifs d’aide sociale, type RMI, RSA, CMU, semblaient suivre une évidence, et les lois passaient avec une large majorité, en revanche ce sont les personnes elles-mêmes, celles qui bénéficient de ces mesures, qui sont refusées et écartées, car on ne veut les voir, les admettre dans leur différence. Pour Bruno Tardieu « il faut sortir de la relation de donateur à obligé qui dans bien des cas ressemble beaucoup à la relation du colonisateur au colonisé. » Il cite Albert Camus pour qui : « L’homme pauvre est un premier homme, il n’hérite pas de ses parents, car il est pris en charge par d’autres, il ne connaît pas la transmission parentale. » et Bruno Tardieu ajoute : « J’ai toujours vu les gens pauvres ne jamais imposer leur pensée mais essayer de penser avec les autres. J’ai toujours été sidéré de voir à quel point les gens très pauvres sont très à même de “comprendre les incompréhensions“ .»

    *

    Ce colloque a vu également se tenir un certain nombre d’ateliers, aussi bien sur les monnaies locales, le covoiturage, l’engagement éducatif, le sport, l’économie solidaire que la démocratie locale ou l’habitat participatif.

    L'habitat participatif, voilà justement un outil convivial par excellence. Pour Séverine Duchemin, architecte spécialiste et éco-construction et militante à l’association Parasol, il n’est rien d’autre que « la programmation négociée de lieux à mutualiser au sein d'un groupe d'habitants. Une buanderie, un atelier de bricolage, une salle commune où se retrouver entre voisins, des chambres d'amis, des jardins potagers, ou encore d'espace de jeux pour les enfants. » C'est une réponse programmatique à un état économique limité de certaines strates de la population.

    Elle précise : « L'habitat participatif accroît la sphère autonome et, de ce fait, répond sur le plan politique aux nouvelles problématiques socio-politiques et écologiques. En effet, et d'autant quand il est auto-construit, cet habitat transforme les rapports d'échanges formels marchands en des rapports informels, et génère ainsi la production d'activités autotéliques. »

    « Par la formation de micro-groupes aux compétences diverses et variés, inhérent à la mise à disposition de moyens tels qu’un atelier de bricolage, par exemple, les productions autotéliques peuvent se développer. » Se trouve ainsi augmentée « la part autonome de production de richesses. Elle procède ainsi d'un découplage partiel du travail et du revenu. Nous pouvons donc y voir de nouvelles formes d'organisations sociales et de production de richesse non dépendante de l'état du marché du travail, qui perd ainsi de son monopole et, par là, de son pouvoir destructeur qui ne parvient à satisfaire un salariat en désolation parce que sans emploi. »

    « Cette forme d'organisation n'est pas sans rappeler la notion d'oasis développée par Pierre Rabhi qui propose de repartir du local pour reconstruire les rapports sociaux et économiques sur le plan global. Dans ce décloisonnement, ce retour à la simplicité, qui revient sur la spécialisation des tâches développée par la société moderne, c'est une tout autre société qui se dessine : rapports sociaux, rapports intergénérationnels augmentés, éradication partielle du chômage… basé sur la vie concrète des populations et des rapports entre les populations. »

    On le voit, la convivialité, ici mise en regard de l’habitat et d’une façon d’habiter, n’est, à bien des égards, qu’une réinvention d’un mode vie traditionnel. Un mode de vie placé sous le signe de la simplicité et de la solidarité, ou les rapports se déploient directement entre les personnes davantage qu’avec les machines ou institution, ou par leur biais.

    *

    Sans doute est-ce le moment de rappeler ce qu’était le convivialisme pour son inspirateur, Ivan Illich : « J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’u corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. »  *

    L’ambition d’Alain Caillé paraît sans bornes pour le convivialisme, qu’il aimerait voir opérer comme ont pu opérer, mais sans en présenter leurs aspects funestes, les grands courants politiques, lesquels ayant tous ravagé à la fois leur idéal et le devenir des sociétés qui s’y sont pliées. S’il n’exclut tout engagement partisan, le convivialisme ne saurait se transformer en parti politique, il souhaiterait certes que les bases qui le sous-tendent prédominent enfin, ouvrant sur une société reposant non pas sur la concurrence et l’envie mais bien sûr la reconnaissance de chacun et l’entraide de tous avec tous.

    Pas sûr que cette ambition soit si nouvelle, mais pour autant il faudra bien que son heure arrive, sous peine de la précipitation d’un désastre déjà en cours. D’autres mouvements existent, tel Utopia, que représentait ici Denis Vicherat, qui a aussi son manifeste et croise sur bien des points les visées comme les constats du Mouvement convivialiste.

    Encore trop confiné au milieu intellectuel, le mouvement convivialiste devra sans doute non pas seulement porter sa bonne parole à d’autres secteurs de la société, mais d’abord entendre précisément en quoi les idées qu’il développe sont déjà opérante ici ou là. Et donc plutôt qu’à les confiner au milieu intellectuel, si peu opérant, laisser les mots comme les modes du futur à la jeunesse et aux œuvriers qui savent s’écarter des solutions toutes faites.

    Ce sont eux les inventeurs d’un possible comme d’un présent, que sauront ou non traduire et conceptualiser les penseurs aux aguets parmi les moins routiniers. La tentation du précipice ne cessant d’être le moteur indépassable d’une société blessée à mort, les vœux pieux ne sauraient suffire à enrayer la catastrophe, et c’est bien une nouvelle expérience humaine qui cherche à se mettre en route, à la plus grande échelle, forte d’un savoir jusqu’alors minoré, d’une capacité qui ne demande qu’à éclore.

    * Ivan Illich, La Convivialité, Le Seuil, 1973.