• Rue de l’Oural

    Fernand Deligny

     

    I

     

    Fernand DelignyCelui qui, dans ce récit, se verra le moment venu attribuer le nom de Maglione qui d’ailleurs a toujours été le sien, m’est apparu au sortir de la guerre, malingre, plutôt petit et pourtant bien planté sur ses jambes qu’il tenait écartées comme si, par-devers lui, il s’était attendu à quelque soubresaut du sol ou, pour le moins, à un mouvement de roulis fort peu probable étant donné l’endroit où nous nous trouvions.

     

    Mais peut-on dire que, de la guerre, on n’en soit jamais sorti-? Il peut arriver à tout un chacun de le penser en son for intérieur pour peu qu’il entende crier les hirondelles et alors il peut se dire qu’il s’en est tiré car, s’il y était resté, il aurait les oreilles pleines de terre.

     

    Et le fait est qu’à ce moment-là, les hirondelles s’en donnaient à cœur joie-; leurs cris éperdus vrillaient le flot de lumière immobile qui se déversait d’un haut plafond qui n’était que vitres. Il avait suffi qu’une des vitres soit ébréchée, en un coin, d’un morceau guère plus grand que la paume de la main pour que quatre nids se retrouvent accrochés tout en haut des murs alors que par la brèche dans le verre le bleu du ciel prenait l’aspect d’un astre oublié dans le vaste mouvement qui entraîne tous les autres. On aurait pu croire que les hirondelles alors étaient affairées à parer à ce désastre, résolues à déloger l’intrus, à le chasser de là où il était coincé afin que l’horlogerie universelle persiste à exister dans sa perfection et sa pérennité, leurs cris étant d’alerte et d’effroi cependant que le bonhomme planté à quelques pas devant moi tenait entre les deux doigts d’une main une ficelle au bout de laquelle pendait un cadenas qui oscillait lentement.

     

    Voilà l’enluminure telle que je la retrouve, intacte, bien gravée et rehaussée de couleurs vives alors que nous en sommes trente-sept ans de là.

     

    Je venais d’être nommé permanent de Travail et culture-; j’étais, comme on dit, tout frais émoulu et quelque peu abasourdi devant les immensités infinies de la culture populaire. Je m’étais perdu dans le dédale d’une bâtisse extravagante où je n’avais trouvé, et encore à tâtons dans le noir, que des escaliers et des portes fermés.

     

    J’avais vu soudain le trait vertical d’une porte entr’ouverte-; j’avais frappé comme il se doit et, porte poussée, je m’étais retrouvé en plein soleil, aveuglé, si bien que celui-là qui tenait un cadenas au bout d’une ficelle ne m’était apparu que peu à peu, un détail après l’autre, le cadenas d’abord qui oscillait, rouillé comme une ancre-; n’y manquait que bernacles et algues.

     

    Il est tout à fait impossible de confondre cris de mouettes et cris d’hirondelles. J’avais trouvé sans trop hésiter la rue de l’Oural et le vaste rideau de tôle ondulée percé d’une constellation de trous comme on me l’avait dit. C’était là, visiblement, la tôle n’avait pas été relevée depuis longtemps. Percée comme elle l’était et rongée de rouille, elle se serait émiettée à la première tentative d’ébranlement. J’avais trouvé ouverte la petite porte sur le côté et après, comme je l’ai dit, les ténèbres et les escaliers.

     

    L’autre avait une chemise bleue. Allez savoir dans quel recoin de ce qu’on appelle la mémoire l’empreinte de ce bleu-là a persisté intacte jusqu’à maintenant, un bleu fané, lavé par les pluies et rongé par le soleil. J’ai bien souvent pensé à Maglione-; sa chemise je ne la revois qu’aujourd'hui-; mais s’agit-il vraiment de la revoir-? Si je la vois, amidonnée et repassée si soigneusement que le bleu de loque délavée miroitait en une mosaïque de petits pans glacés sur lesquels le regard n’avait aucune prise.

    J’entreprends ce récit et je peux prévoir qu’il en sera de même pour tous les événements. J’en revois des moments, petite foule disparate massée au seuil de ces pages, silencieuse, émue sans doute d’être sur le point de réapparaître. Je ne parle pas des uns et des autres de mes semblables qui ont poursuivi leur propre existence et ont, depuis longtemps, disparu à mes yeux-; d’aucuns vivent encore, mais perdus tout autant pour moi que s’ils étaient morts et enterrés. Restent les moments, tous ces moments qui ont eu lieu, sans doute, mais qui ont besoin de moi pour reprendre existence alors que les uns et les autres de mes semblables n’ont nul besoin de mon recours, leur propre conscience leur permettant d’être.

     

    Il se peut qu’il me soit advenu une forme de conscience particulière, ce qui 173ne serait pas tellement étonnant. Le plus clair de ma vie s’est passé parmi les individus qui semblaient avoir perdu ce qui nous sert de gouverne, étant d’asile comme il est arrivé à d’autres d’être de religion, ou de mer ou de montagne d’où a pu surgir insensiblement cette certitude que peu importent les lubies dont les individus sont porteurs et qu’ils exhibent comme lanternes des nuits de fête ou de solennité. Le fait est que toutes ces lubies dansantes et multicolores éclairent quelque chose, et comment nommer ce quelque chose soudain révélé sinon moment, matériau d’autant plus précieux qu’il est fragile et fugace et ne se prête pas à être décrit ni même à être pensé alors que son influence sur le destin de un chacun est tout à fait remarquable. Peu m’importait le nom de celui qui était là, planté à quelques pas de moi, un lourd cadenas rouillé oscillant au bout de la ficelle qu’il tenait entre deux doigts-; peu m’importait son âge et son lieu natal et le nombre de ses enfants si jamais il en avait. J’ai d’ailleurs dû décréter par devers moi qu’il était dépourvu de progéniture et qu’il vivait aussi seul qu’il était lorsque je m’étais aperçu de son existence, une bonne fois pour toutes.

     

    Et c’est là qu’intervient le mirage du moment. Seul, ai-je dit-? Il l’était à ce moment-là et pourtant d’où venait cette ombre familière, lointaine sans doute mais présente à sa manière et il me fallait bien ces quarante ans de recul pour reconnaître cette ombre qui d’ailleurs n’avait rien d’une ombre si on entend par ce mot une zone sombre créée par un corps opaque qui intercepte la lumière. Il s’agissait plutôt de la présence d’ailleurs tout à fait insolite du fils de ce professeur de philosophie qui nous regardait de loin dans la cour du lycée, rangés contre le mur, les premiers de la file au bord de la porte ouverte de la classe. Il restait planté dans le gravier de la cour immobile au point que les moineaux réfugiés dans le lierre du mur de la chapelle venaient sautiller à ses pieds en piaillant comme s’ils étaient heureux de le revoir alors que lui, tout debout, avait extirpé sa montre en or de son gousset en la tenant à deux doigts par la chaîne et la grosse montre avait le ballant éternel du pendule, c’est alors que surgissait du petit tunnel qui reliait une cour à l’autre un efflanqué qui faisait penser à un chameau peut-être à cause de son air béat mais plutôt à cause du cartable qu’il portait dans son dos, accroché par deux bretelles ce qui ne nous était pas arrivé depuis que nous avions quitté l’annexe maternelle, demeuré à coup sûr, ce qui se voyait à l’allure et le fait est qu’il était le fils de notre maître en philosophie qui pour nous était la pensée même. Cette présence à l’orée du tunnel avait quelque chose qui offusquait le bon ordre de la nature. Que devenait cette anomalie quand le maître nous avait fait de loin signe d’entrer et nous avait suivis, se chargeant de refermer la porte, je ne l’ai jamais su.

     

    Par contre, j’ai appris récemment que le maître en philosophie, raflé par les nazis en avril-1943, avait été collé le dos au mur de la citadelle Vauban et avait été fusillé, les yeux bandés. Il était franc-maçon m’avait-on précisé, ce qui, semble-t-il, était une explication suffisante et à partir de laquelle tout était clair.

     

    Montre en or ou cadenas rouillé, le mouvement était le même et on comprend mieux ce que je veux dire si j’écris que dans le vaste atelier dont le plafond était de verre, j’entrevoyais l’ombre du dromadaire.

    À dix-sept ans de distance dans le temps et à deux cent cinquante kilomètres de distance, quelque chose d’un moment ricoche sur l’autre et, qu’il le veuille ou non, mon bonhomme de maintenant vêtu d’une chemise bleue qui miroitait dans le flot de lumière héritait de ce professeur disparu. Pour moi, il s’agissait de retrouvailles et allez savoir de quoi, venant d’autres moments de moi inconnus, j’étais nimbé aux yeux de l’autre qui d’ailleurs ne me regardait pas.

     

    Les hirondelles s’enivraient de leur remue-ménage. La citadelle Vauban de Lille-en-Flandres n’existait plus, rasés à grands coups de pelleteuse comme l’avaient été les remparts.

     

    J’ignore combien seront ceux qui entendront que j’en étais navré en mon for intérieur. Cette citadelle était à vrai dire mon corps d’origine, celui qu’il m’avait fallu rejoindre dare-dare en septembre-1939 et nous étions des centaines et même des milliers à nous rejoindre là, corps d’origine, comme l’auraient fait des abeilles, des fourmis ou des termites, tous nés du même corps à vrai dire quelque peu distendu. Disparus la citadelle et les remparts d’alentour. J’étais donc orphelin et de père et de mère et combien le sont sur cette terre-? Ils sont innombrables et ce qu’ils cherchent, obstinément et à travers chaque moment, c’est bien quelque bribe de cet asile sans lequel tout être humain se sent emporté par les événements comme un poisson happé par un rapace et, pour la première fois de son existence, il voit ce qu’il en est de la vie, ce dont il ne pouvait même pas se douter alors qu’il était en plein dedans. Cette première fois est presque toujours la dernière, car il est très rare qu’un rapace relâche sa proie et que les événements décident de laisser tomber le tout-un-chacun qu’ils emportent à tire-d’aile ne serait-ce que pour exister eux-mêmes ce à quoi ils tiennent par-dessus tout, obéissant en cela aux lois primordiales de la nature.

     

    Qui n’a jamais ressenti et pensé qu’il était bel et bien la proie des événements-? Quant à prétendre, comme bon nombre le font, que les événements sont notre élément, pour ma part je n’en crois rien.

     

    Notre élément, c’est-à-dire ce que l’air est aux oiseaux et la mer aux poissons, c’est le moment, cette flaque tranquille à laquelle rêve un des poètes les plus hardis qui, n’ayant jamais vu la mer, l’a décrite dans ses profondeurs comme aucun noyé n’aurait pu le faire, flaque d'asile en quelque sorte, serait-elle au cœur des événements les plus turbulents, écaille de ce corps d’origine, bien souvent retrouvé aux confins de la guerre par un paradoxe dont il ne faut pas s’étonner, notre espèce étant, parmi les autres, la plus paradoxale, étant la dernière apparue et, en quelque sorte, le point d’orgue dans une partition qui a préludé bien avant que le soleil n’apparaisse. Il ne faut donc pas s’étonner du fait que si j’avais retrouvé mon corps d’origine à l’orée de la guerre, au sortir je l’avais perdu et, comme on va le voir, je n’étais pas le seul.

     

    Orphelin donc, les uns et les autres-; mais ce mot est inconvenant. Qu’on imagine, ne serait-ce qu’un instant, l’accouplement d’un maître à penser et d’une citadelle, accouplement contre nature dont je serais le fruit. Orphelin est un mot qui ne m’a jamais plu, serait-ce qu’à cause de son voisinage avec orphéon-; on aura beau me dire que les mots, pas plus que nous, ne choisissent leurs voisins, ils trinquent de ces échanges de sonorités. Orfanin se disait couramment au XIe-siècle. Il est bien dommage que les mots les pus gais, les plus allègres, disparaissent en grand nombre-; ils périssent, tout comme nous lors des désastres et, tout comme nous, leur trace reste inscrite et non pas sur quelques monuments aux morts mais dans le dictionnaire. Plus ou moins gravement, orfanins nous le sommes tous, dès que nés. À partir de quoi, allez savoir ce qui nous manque-? D’aucuns qui sont nombreux pensent au paradis, et ledit paradis était à l’origine. Alors que je parle de corps d’origine, on voit que je ne m’éloigne pas tellement de la tradition, et il faut bien que ce corps ait un attrait primordial pour que sans coup férir et sans le moindre murmure ni une once d’hésitation son nom évoqué en lettres minuscules dans un livret que jamais je n’avais lu ne serait-ce que parce qu’il était militaire ait suffi à me transformer, alors que j’étais instituteur et libertaire, en soldat de guerre dans une enceinte où mes semblables grouillaient comme anguilles dans la mer des Sargasses.

     

    Et que dire alors de ce philosophe fin comme l’ambre bien qu’affublé d’une progéniture saugrenue qui se pourléchait les babines en nous lisant Crainquebille dont il nous psalmodiait le-: mort aux vaches, tout en étant, de la cité, l’édile élu et sinon le premier, au moins le suivant, le maire en titre étant ministre et alors lui responsable, de par sa fonction, de la police. Quoi d’étonnant alors à le voir concentrer son attention sur le mouvement de ballant de cette montre en or devenue pendule et de l’heure il s’en foutait pas mal en quête comme il l’était de quelque gravité sur cette terre. Que les allemands nazifiés ne l’aient pas raté ne prouve en rien l’existence d’une justice immanente mais éclaire la cohérence quelquefois soupçonnée d’un certain monde dont la puissance redoutable repose sur une vigilance exacerbée.

     

    176L’autre en était arrivé à ranger son cadenas dans une des poches de son pantalon. Il attendait-? Il était toujours planté les jambes écartées. À me fier à son regard, je pouvais me mettre à douter de mon existence. À la base de son nez, là où s’amorce la voûte qui, sur les crânes, protège l’entrée d’une grotte, se voyait une cicatrice bien labourée qui formait une étoile à trois branches et la petite voûte, sous le coup, avait été écrasée. Pour tout dire, mon vis-à-vis avait le visage délabré sans qu’il soit possible de dater le choc.

     

    Et là encore, le cortège, et non pas des ombres comme je l’ai expliqué pour l’insolite rejeton de mon maître disparu-; plutôt des enluminures si patinées que leur présence était incertaine. Des gueules cassées, le terme m’était revenu. Ils étaient trois derrière le vaste comptoir de la bibliothèque universitaire, trois qui nous servaient les livres demandés, emploi réservé aux rescapés de nécropole militaire et sous la tronche couturée, rapiécée, matoise, satisfaite, béats, selon le raccommodage et même le ton de leur voix en était fêlé. Alors celui-là, qu’en était-il du son de sa voix-? J’ai dû dire-:

    — C’est bien là, le théâtre-?…
    — Il est fermé.

     

    Une contrebasse et, en même temps, une trompette bouchée mais alors, la trompette, allez savoir où elle s’était réfugiée et plutôt gaie-; elle ne disait que les é.-Pour le reste des sons, on entendait l’autre instrument qui émettait des vibrations où dominait le-b.

     

    L’émission de ce bruit avait redonné de l’élan à l’allégresse vertigineuse des hirondelles qui semblaient s’être multipliées.

     

    Pour éviter ce regard qui, visiblement, ne tenait pas à s’aviser de ma présence, j’ai été regarder plus loin, moi aussi, jusqu’au mur du fond où pendaient deux cordes parfaitement immobiles, juste un peu trop grosses pour se pendre. Posée contre le mur et allongée sur le plancher, il y avait aussi une échelle soigneusement reliée à une autre plus petite et comment appeler ce qui pendait à plis serrés à un bord de la verrière, sinon une voile carguée.

     

    En haut des cordes et juste à la même hauteur que les nids, il y avait trois poulies et, posée debout dans un coin de l’atelier, une gaffe comme je n’en avais plus vu depuis que, sur le pont qui menait à la citadelle, j’avais regardé à longueur d’heures manœuvrer les mariniers qui aidaient leurs péniches à entrer dans le sas de l’écluse.

     

    C’est dire à quel point cet autre que je n’avais jamais vu m’était proche et je ne parle pas d’intimité mais le fait est qu’il semblait avoir longuement trempé dans le cours de ma propre existence et ceci tout à fait à son insu, non pas qu’il ait glané tout au long de ces trente ans pour s’en parer des gestes, des attitudes, des objets même dont l’attrait pour moi ne s’était pas effacé-; il en était porteur tout comme un bâton trempé dans une mare peut revenir orné d’une feuille de marronnier et cette feuille vous la reconnaissez, vous la retrouvez, unique, précieuse comme elle l’a toujours été pour vous et il vous a bien fallu l’abandonner à son sort, penser à autre chose, et la voilà qui resurgit comme un emblème-; vous en restez pantois, taraudé de regrets-; c’était la vraie vie.

    Dans l’atelier, il y avait un balcon de bois juste assez large pour un grand lit caché par la rambarde et, par-dessus la rambarde, apparaissait gonflé, luisant, un édredon rouge, le même édredon qui avait entretenu la chaleur de mes nuits alors que j’allais à l’école. J’ai dû penser-: — la vache... mon édredon... et puis tout compte fait, puisque j'étais là moi-même, il n’était pas étonnant que l’édredon y soit, trônant sur le lit d’un autre. Je voyais même les petits picots blancs de plumes, comme une barbe rare sur une vaste joue-; mes doigts les connaissaient, il m’était arrivé assez souvent d’en saisir un, bien pincé entre les deux ongles et de tirer la plume qui sortait, entière et recourbée comme un petit panache.

     

    De nous deux, c’était lui qui avait pris un sacré coup sur la tronche. J’ai dit-:

    — Les chiens...-?
    — Un éléphant.

    Tout en parlant, je regardais les dégâts Les deux premières syllabes émises par la trompette bouchée et, après une glissade sur le phe, la vibration de la corde la plus grave de toutes les cordes de l’invisible instrument.

     

     

     

    II

     

     

    D’autres moments m’attendent et n’attendent que moi qui vais décider si je leur donne existence. J’ai vécu trois mois dans ce théâtre et ils sont une myriade en ce for intérieur aussi riche en moments que les flancs de l’esturgeon en caviar.

     

    Reste à prévenir le lecteur qu’il n’aille pas confondre moments et événements-; les perles sont une chose, le fil qui les relie en est une autre et le tout est un collier.

     

    Alors que j’avais traversé notre pays du Sud au Nord à la veille de la guerre ou peut-être dès le lendemain de la guerre déclarée, dans chaque compartiment du train le climat devait être à coup sûr le même que dans le mien, tout un chacun faisant la tronche qui lui venait et partageant avec ses contemporains ses provisions de boirémanger, plutôt gai que c’était à ne pas croire et moi-même étonné comme on peut l’être sur un manège alors que jamais au grand jamais, on n’aurait eu l’idée de grimper dans un gourbi pareil. Si quelque étranger aux événements avait flairé le climat, il l’aurait trouvé de bon augure, quoique peu effervescent et assez semblable à celui qui règne lors des repas de funérailles.

     

    Impossible d’imaginer que d’un tel moment naisse la guerre-; il s’agissait plutôt d’étranges retrouvailles entre gens qui ne se seraient jamais vus jusqu’alors, l’innombrable défunt n’étant encore que brume impalpable et, pour tout dire plutôt argentée que sombre.

     

    Fernand DelignyOn voit bien que si le moment avait accouché sur l’heure de ce qu’il portait en gestation, c’était à coup sûr d’un heureux événement. Ce qui montre bien que si le fil et tout ce qui peut s’ensuivre sort de la perle, c’est qu’il est entré par l’autre bout et qu’elle ne l’a pas engendré comme l’araignée le fait de la soie qu’elle trame ensuite avec grand soin selon les règles dont, la nature aidant, elle n’a pas eu à faire l’apprentissage.

     

    Où se voit que chaque moment est un court instant limité dans le temps et qu’il faut traiter comme un tout si on veut bien suivre les enseignements du dictionnaire, qui d’ailleurs, lorsque qu’il évoque l’événement, parle plutôt de calamité et de catastrophe, de désastre, drame, malheur et tragédie. Telle est la ribambelle de mots qui apparaît spontanément à l’enseigne de l’événement.

    Je m’en tiendrai donc, autant que faire se peut, aux moments surgis lors de ces trois mois vécus dans le théâtre de la rue de l’Oural et qui attendent de moi la résurrection aussi patiente que les morts sur l’autre rive, les morts et les futurs vivants, vaste foule à vrai dire et si discrète qu’il me semble être seul dans la lumière de ces premiers jours de mars…

     

    Fernand Deligny
    in Portrait de l'éditeur ne montreur d'ours, Patrice Thierry
    Les Amis de L'Éther Vague, 1999.


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