• Souvenirs d'un comédien : Jean Pommier (2)

    Jean Pommier

     

    Souvenirs d'un comédien : Jean Pommier (2)

    Pendant la guerre / Jean Dasté

     

    J’étais à Paris de 41 à 43, chez Dasté. En pleine occupation. J’ai été requis pour aller en Allemagne en 42. Tous les natifs de 22. Ils sont allés chez mon père pour me chercher, il a fait l’imbécile, disant qu’il ne savait pas où j’étais. Ils sont devenus de plus en plus pressants, disant à mon père : « s’il ne part pas c’est vous qui allez partir à sa place. » Moi, je ne savais pas quoi faire. Tout était prêt, j’avais une valise prête pour partir, car je ne voulais pas que mon père aille à ma place. Et puis j’ai réussi à ne pas partir. Et ça a été la débâcle. Mais j’ai un cousin qui a un an de plus que moi qui est allé. Il a travaillé un an dans une usine en Allemagne. Il a eu une permission, il s’est caché dans le marais poitevin, il n’est jamais retourné. On allait le ravitailler à vélo.

    Plusieurs fois ils sont venus chez Jean Dasté, lui disant : « Celui-là (on était plusieurs dans ce cas) il est d’âge à partir au S.T.O. » Alors Dasté disait : « Oui mais on répète une pièce. » Il faut dire qu’ils étaient assez aimables avec les acteurs. Dasté nous a obtenu des sursis de 3 mois par ci par là. Les Allemands n’insistaient pas trop.

    Un jour, j’avais rendez-vous avec Dasté au Flore. J’y vais, ne le vois pas. Le lendemain on me dit qu’il a été arrêté, au Flore, peut-être un quart d’heure avant que je n’arrive. Les Allemands le soupçonnaient de faire de la résistance. Il est vrai qu’il avait des amis résistants, toutefois il n’était pas lui-même très actif. Il est resté au camp de Drancy un mois ou deux. Il a été libéré. C’est après que nous sommes partis en tournée. À Auch, je me souviens, nous logions chez des gens qui étaient résistants. Quelque temps après nous apprîmes qu’ils avaient été arrêtés, on ne les a jamais revus. Dasté avait bien sûr des accointances avec la résistance. Au moment où ça pressait un peu pour le S.T.O., Marie-Hélène Dasté (surnommée Mayène) m’avait suggéré de me déguiser en bonne sœur, comme sa sœur qui était religieuse. Elle était prête à m’aider. Ça aurait peut-être pu passer. J’ai failli être bonne sœur !

    Suzanne Bing était l’actrice préférée de Jean Dasté. Il parlait d’elle comme de la plus merveilleuse. Quand je suis arrivé à Paris, Dasté m’a dit : « il y a une vieille actrice de chez Copeau qui ne peut pas sortir de chez elle parce qu’elle est juive, il faut lui emmener son déjeuner tous les jours, est-ce que tu veux aller ? » Il me donne une liste. Elle habitait au-dessus du Vieux Colombier, paraissait très vieille, était très gentille. Moi, je n’arrivais pas à réaliser que cette vieille dame avait vraiment été l’égérie de la troupe. Toujours est-il qu’elle a réussi à passer la guerre comme ça.

    Copeau a eu 2 enfants avec elle [voir le commentaire d'emmanuel Bing à la suite de cette page]. Bernard Bing. Et un autre qui a été prêtre très longtemps. Marie-Hélène était la fille de Jacques Copeau et de sa femme, une Danoise. Les Dasté ont eu une fille, Catherine Dasté, qui avait une troupe, assez connue. Elle avait épousé Graeme Allright, le chanteur, qui a fait du théâtre aussi, j’ai joué avec lui. Ses deux fils font du théâtre. Catherine, je l’ai revue il y a 5 ou 6 ans, elle a 6 ans de moins que moi. Elle ressemble à la fois à Copeau et à sa mère, un visage très ascétique. Elle a fait beaucoup d’adaptations, de mises en scène, du théâtre pour enfants.

    Jean Dasté vient de mourir. S’éteindre disent les journaux,  moins maladroitement qu’il n’y paraît puisque c’est une rare, une douce et tenace clarté que la camarde hier soir souffla dans une chambre d’hôpital… J’aimais cet homme. Lionel Bourg, Matière du temps, éd. Cadex.

     

    Décentralisation

    J’étais des premières tentatives de décentralisation. À Colmar. Puis au Centre dramatique du Nord, avec André Reybaz, qui était un très bon metteur en scène. Il a fait beaucoup de choses, a été reconnu comme un des plus grands metteurs en scène de son époque. Il fut engagé au Français. Malheureusement il avait un caractère difficile et il n’a jamais eu de chance dans sa vie. Alors tout est parti à vau-lau.

    Sa femme, Catherine Toth, était très belle, très étrange. Elle avait travaillé avec Ludmilla Pitoef, alors elle parlait un peu comme elle. Certains la détestaient, d’autres la trouvaient géniale. Moi, je trouve qu’elle était assez extraordinaire, mais en même temps elle avait des défauts énormes. Mais elle avait au moins une qualité incontestable, elle était très cultivée et elle découvrait des auteurs : elle a découvert Audiberti. Audiberti est tombé amoureux d’elle. Ça revient dans ses poèmes, « la petite Toth ». Ensuite, Reybaz l’a connue, l’a épousée. Ils ont formé une très bonne équipe. Lui était un très bon metteur en scène, et elle découvrait des textes et connaissait des gens de théâtre. Ils ont formé une troupe : Le Mirmidon. Ils n’avaient pas un sou, montaient des pièces avec 3 fois rien. Beaucoup de comédiens y ont défilé. Raymond Rouleau, qui était directeur du théâtre de l’Œuvre à l’époque, nous a prêté le théâtre, le mardi, pour « les mardi de l’Œuvre ». Après il nous l’a prêté plusieurs semaines entières. Nous y avons créé des pièces, dont une pièce d’André de Richaud, très poétique. Impossible de retrouver le texte, maintenant. On n’avait pas eu de texte au départ, il écrivait au fur et à mesure et nous passait des feuilles. J’ai perdu le texte, Reybaz a perdu le texte. Tous les interprètes ont perdu le texte. Le texte a disparu. Ce qui fait qu’on ne peut plus la rejouer. Elle s’appelait L’enchantement des images, pas un très bon titre d’ailleurs. Une histoire qui se passe en Provence.

    Autre pièce montée par Reybaz : Hamlet, dans une traduction d’Armand Robin. Armand Robineffectuait la traduction au fur et à mesure qu’on répétait. On la recevait au compte-gouttes. Là aussi, le texte a été perdu. Plusieurs fois, on me l’a demandé, pour l’éditer. Valentine Tessier qui jouait la Reine avait perdu le manuscrit. Beaucoup de gens qui l’ont joué étaient morts. Je l’ai demandé à Ivernel, il ne l’avait pas, et il est mort maintenant. Christiane Lasquin. Plus beaucoup de survivants. Reybaz est mort. Cette traduction était très bonne. Peut-être que ça fait partie du théâtre : on n’attache pas plus d’importance que cela à ce qui reste, on joue et après c’est fini.

     

    Maria Casarès

    Maria Casarès, je l’ai connue, elle avait 20 ans, la première fois que je suis monté sur une scène, en tant que figurant.

    Marcel Herrand venait d’engager une jeune tragédienne, qui avait eu le 2ème prix de conservatoire, Maria Casarès. Ça a fait un tabac monstre. Il y a eu la générale de la pièce, et elle est devenue célèbre en une nuit.

    Souvenirs d'un comédien : Jean Pommier (2)

    Elle était très simple, recevait tous les comédiens dans sa loge, on discutait après le théâtre, ou avant. J’allais chez elle, rue de Vaugirard. Je l’ai retrouvée dans les Frères Karamazof à L’Atelier, dans Les Justes, Les Epiphanies (sa grande scène d’amour avec Gérard Philippe). On se voyait souvent. Elle était très secrète mais elle aimait beaucoup plaisanter, rire. Pas du tout le genre star qui se monte le chapeau. Elles étaient parties d’Espagne, elle et sa mère, alors qu’elle avait 14 ans, je crois. Son père était président du conseil en Espagne. C’était un républicain plein d’honnêtes intentions mais son scepticisme l’empêchait de prendre au sérieux la menace des militaires…

    Santiago Casares Quiroga (1884-1950), exerça longtemps la profession d’avocat. Fut ministre de la marine en 1931,  ministre des travaux publics en 1936, ministre de l’intérieur,  avant d’être premier ministre. Il démissionne en juillet 1936. Pietro Nenni, La guerre d’Espagne, Maspéro 1960.
     

    Les 2 domestiques qui avaient élevé Maria n’avaient jamais quitté la famille. Angèle avait été sa nourrice. Lui, c’était Fernando. Ils habitaient tous un grand appartement, avec bien peu d’argent au début. La mère de Maria est restée avec elle assez longtemps, puis elle est morte. Elle était superbe, cette femme, ne parlant que l’espagnol.

    Le soir, Angèle montait se coucher, Casarès restait, nous restions au salon. Fernando disait : « vous allez voir. » Il allait fouiller dans une armoire et revenait habillé en femme, avec un peigne dans les cheveux, il montait sur une table et dansait le flamenco, et il chantait. Il était extraordinaire. Sa femme ne s’en est jamais rendu compte… Il y avait souvent Albert Camus, Michel Bouquet. Camus était très amoureux de Casarès. Camus était un Don Juan. Le jour de sa mort on a trouvé 6 lettres donnant rendez-vous à 6 femmes. Il aimait ça, il le montrait, il montrait qu’il plaisait.

    — Tu as eu l’occasion de le voir chez Casarès ?

    Oui, et puis il venait aux répétitions des Justes. C’est lui qui a fait la mise en scène, pas très bonne d’ailleurs. Il avait joué à Alger, au théâtre. Très mauvais comédien, il jouait faux, épouvantable.

    Il venait tout le temps chez Casarès. Camus a été le grand amour de sa vie, je crois. Après, quand Camus est mort, elle était très amie avec Dadé Chlesser, un gitan qui portait les oriflammes au TNP. Villar le prenait dans tous les spectacles, il était un peu le fétiche de la troupe. Il était plus vieux que Casarès, avait pas mal d’enfants. Il est mort bien avant elle. Elle a eu du mal à s’en remettre. Elle disait que tous les gens qu’elle avait connus et aimés étaient morts et qu’elle n’avait plus qu’à travailler jusqu’au bout. Elle vivait avec l’idée de la mort tout le temps. Peut-être le côté espagnol. Elle riait tout le temps, mais c’était un peu un rire nerveux. Elle fumait beaucoup. Elle mangeait avant les représentations, elle dévorait. Elle en avait besoin.

    Elle n’aimait pas beaucoup le cinéma. En scène, c’était un jeu peut-être un peu démodé maintenant, nerveux, hystérique, très physique. Déjà, à l’époque, il y a des gens qui n’aimaient pas, trouvaient qu’on voyait plus l’actrice que le personnage. Ils estimaient qu’elle faisait un numéro. C’est vrai que ça pouvait le devenir, non pas qu’elle le voulût mais elle se mettait vraiment en transe. Elle racontait en riant : « quand je suis entrée au conservatoire, ils ne savaient pas quoi faire de moi parce que quand je jouais je n’arrivais pas à me calmer. » Elle fonçait comme un petit taureau passionné dans n’importe quel texte, même si elle avait à dire du Marivaux. Mais dans la tragédie grecque, par exemple, la démesure passe très bien.

     

    Consuelo

    C’était au moment des Justes, en 1949. J’habitais avec un copain sur un bateau-mouche. J’ai vécu un peu avec lui sur ce bateau, amarré vers le pont Alexandre III. On faisait du feu dans la cheminée, qui ne chauffait pas bien, et il faisait très froid. On mangeait dans de la vaisselle en or, en vermeil, en porcelaine qui venait du magasin d’antiquité. Il ne supportait pas de boire dans des verres ordinaires, à défaut de hanap il préférait à la rigueur les pots de confiture. Je n’ai jamais su son vrai nom, il se faisait appeler Pierre Larivey, du nom du poète du XVIe, auteur comique. Lui aussi écrivait, dessinait, un homme très dispersé. Très beau garçon, beaucoup de succès. Un jour, il m’amène chez cette dame, Consuelo, dont il était l’ami. Consuelo était la veuve de Saint-Exupéry. Une dame un peu étrange. J’y suis allé trois ou quatre fois, j’ai gardé l’image d’un personnage un peu hagard et irascible. Elle lui faisait des scènes sans arrêt. Consuelo avait dû être très belle, mais là elle était plutôt vieillie…

     

    Renaud/Barrault

    J-L Barrault était un très bon directeur d’acteurs, il faisait travailler les gens à fond. Il était aussi très éclectique, il pouvait aussi bien monter une tragédie grecque qu’un Shakespeare, un Molière ou une pièce contemporaine. Il était moins spécialisé que beaucoup de metteurs en scène. Il était très précis, savait ce qu’il voulait, ce qui fait que c’était très agréable de travailler avec lui.

    — Et lui, l’acteur ?

    Il jouait dans presque tous ses spectacles. Il avait peur de jouer, il avait le trac, un trac fou. Il ne se trouvait pas très bon acteur. C’était un très grand mime. Il y avait des rôles où il était d’une très grande sincérité, il y était très bien, comme dans l’Alceste du Misanthrope ou dans Le Personnage combattant de Jean Vauthier. Mais il avait le trac et il était trop préoccupé par sa mise en scène, les problèmes de la troupe. Il était toujours prêt à donner un coup de main au machiniste. Quand on faisait une tournée il était le premier levé, le dernier couché. J’ai fait une tournée aux Antilles avec lui. Un jour, les décors étaient restés en rade à la Guadeloupe. J’étais allé avec un copain les chercher. Au retour il nous attendait sur le quai du port à Fort de France, pour décharger, avec l’administrateur Léonard (ancien administrateur des Pitoëff) qui était là aussi. À quatre nous avons déchargé les décors. C’était rare de voir un directeur de troupe de cette importance, à cette époque, mettant la main à la pâte aussi facilement.

    — Et Madeleine Renaud ?

    Elle, au contraire, était très concentrée sur ses rôles. Une grande actrice. Elle ne voulait pas se disperser, se distraire, elle restait dans sa chambre à travailler. Barrault allait visiter plus facilement les alentours, s’intéressait à la région, faisait un peu de tourisme, elle non. Il lui demandait toujours son avis sur la mise en scène, elle le donnait, très sévère avec lui. Quand ça ne lui plaisait pas, elle le lui disait : « Tu me demandes, je te le dis : ça, c’est de la merde. » Elle avait un œil très juste.

    Dans Orestie, elle disait : « il faut couper, les gens vont s’emmerder. » « Combien ? » demandait Barrault, « une heure » disait-elle. « Mais tu n’y penses pas ! » « Les gens vont s’emmerder je te dis, tu verras. » Elle avait raison. Très lucide.

    Quand elle a joué une pièce de Marguerite Duras, Duras lui expliquait d’une manière très intellectuelle. Madeleine lui disait : « je ne comprends pas un mot de ce que tu me dis, mais sois tranquille, je le ferai ! » Et en effet, c’était ça. L’instinct. Ça tombait pile.

     

    Paul Claudel

    J’ai rencontré Claudel à la fin de sa vie, au moment de L’annonce faite à Marie à Hébertot, dans sa version définitive. Mise en scène par Jean Vernier. Il m’avait fait venir chez lui. Dans le XVIe, un hôtel particulier. On me fait attendre, il me reçoit dans son bureau. Très impressionnant. C’était un homme un peu diminué, je trouvais. « Ah oui, on m’a parlé de vous [Jean imite Claudel], Maître Hébertot m’a parlé de vous pour jouer l’apprenti dans L’Annonce, oui oui ça serait très bien. » Il ne m’avait jamais vu joué. – On m’a dit que vous seriez très bien pour le rôle, ce sera très bien. Ah évidemment j’aurais mieux aimé que ce soit… je pensais à Jean-Louis Barrault. Qu’est-ce que vous en pensez ? » « Il serait très bien, Maître. » Je crois qu’on l’appelait maître. « Il est très occupé. » Je ne savais pas trop quoi dire. En tout cas, que ce soit lui ou vous, j’aimerais bien pour la grande tirade du 3ème acte, « dans le pays de Chevoche », oui, il faudrait que vous ayez une grande tartine de confiture. » J’ai dit « oui, très bien. » Après, j’ai signé mon contrat chez Hébertot. Hébertot m’a rappelé en souriant qu’il fallait que j’aie une grande tartine de confiture, Claudel lui en avait reparlé. Il n’y a jamais eu de tartine de confiture. Heureusement, il n’y pensait plus après. On répétait, on commençait à 2 heures, vers 3 heures on entendait du bruit dans le hall du théâtre, on s’arrêtait, les portes s’ouvraient, on voyait arriver une caravane. Claudel qui arrivait, claudiquant, suivi d’une autre ombre qui claudiquait aussi, c’était Ève Francis, une vieille comédienne qui avait créé le rôle de la jeune fille Violaine, en 1912. Nous étions en 1948, elle avait déjà près de 60 ans, elle avait été l’égérie de Claudel. Elle avait été une très belle femme. Elle jouait encore, avec nous, le rôle de la mère, dans notre version. Une belle tête, elle louchait un peu, m’enfin… une belle tête. Il n’y avait aucune raison qu’elle joue le rôle de la mère, elle paraissait trop vieille, mais enfin.. elle jouait pourtant le rôle. Elle jouait bien, mais c’était un peu distillé, le texte était… enfin, on ne perdait pas une miette.

     

    On avait installé Claudel sur l’avant-scène, comme au temps de Sarah Bernard, il n’était pas dans la salle, il était sur la scène. On avait 2 grands fauteuils. Claudel était assis dans l’un d’eux. Et Ève Francis qui venait le rejoindre, assise à côté de lui, lui tenant la main. On mettait un paravent rouge derrière eux, pour ne pas qu’ils aient froids, protégés ainsi des courants d’air. Le théâtre n’était pas chauffé. On commençait à répéter. Peu à peu Claudel s’endormait, puis elle aussi, elle s’endormait. Le régisseur allait timidement dire à Ève Françis « ça va être à vous. » quand il y avait une scène avec la mère. Il se réveillait aussi, il disait « très bien, très bien. » Ensuite il se levait, on lui passait son pardessus, il descendait l’escalier, on le raccompagnait et on pouvait répéter sérieusement après.

     

    André Reybaz

    Reybaz, c’est un des metteurs en scène avec qui j’ai le plus aimé travailler. Un peu comme Jean-Louis Barrault, très éclectique. Il pouvait monter Shakespeare, Calderon, ou une pièce moderne.

    Il aurait fait jouer une chaise, il tirait les comédiens. Même des gens qui n’étaient pas acteurs. Il a fait jouer une fois une vieille dame, elle a été formidable. Avec lui, on a travaillé à Paris, puis à Tourcoing. Je suis parti. Il est revenu sur Paris. Il a été engagé au Français à ce moment-là. Et puis comme il y a eu beaucoup d’histoires avec sa seconde femme il a quitté le Français, il a commencé se laisser aller. Il a vécu à Rennes et joué à Rennes, chez Parigaud. Il était formidable dans Arturo Ui de Brecht. Il faisait Indenbourg dans la pièce, enfin l’équivalent de Hindenbourg.

    Il s’était mis en ménage avec une troisième femme, qui lui a fait les pires ennuis. Elle s’est suicidée. Tout était tragique autour de lui à la fin. Alors qu’au début c’était un jeune comédien à qui tout souriait. Il aurait pu avoir le TNP, avant Vilar. Il n’aurait pas pu je pense, il était trop anar. Au Français, il n’a pas pu tenir.

    À la fin c’était une épave, c’était terrible. Il n’avait plus rien. Il était devenu ivrogne, il est mort dans la misère. Je l’ai vu arriver ici [chez Jean] avec une bouteille de whisky, à 2 heures du matin il fallait le coucher, on ne savait pas quoi en faire. Le matin, il avait cuvé, il allait très bien. Ça devait être comme ça tous les soirs. Il est mort il y a quinzaine d’années. Sa fille l’a trouvé mort chez lui, dans une petite chambre où il habitait. Un mois après sa mort.

    À l’époque il y avait une dizaine de bonnes troupes, maintenant il y a des milliers de troupes. C’était beaucoup plus simple, avec moins de moyens qu’aujourd’hui.

    Souvenirs d'un comédien : Jean Pommier (2)

    Jean Anouilh

    Anouilh, je l’ai connu en 1942, quand j’étais chez Dasté. Avec René Valentin. Après quand j’ai été engagé à L’Atelier, en 1945. Il y a eu reprise d’Antigone, je n’ai pas joué, mais j’ai doublé le messager. J’ai eu à faire avec Anouilh 2-3 fois. Très sympa. Comme je connaissais Mazet, son ancien condisciple, Mazet m’avait emmené chez lui, il habitait avenue Trudaine, c’était marrant parce que tous ces meubles étaient des meubles de théâtre, de restes de décor de pièces. Des meubles peints. On dit que c’est Jouvet qui lui avait donné les meubles de Knock, je crois. Anouilh était très pauvre à ses débuts. Mais quand je l’ai connu, en 1944, il était déjà consacré.

    Il m’avait fait engager dans Ardèle ou la marguerite, il m’avait dit qu’il y avait un rôle pour moi, « un St Cyrien, un peu bête, un peu naïf, c’est le jeune premier de la pièce, mais c’est un mauvais rôle parce que c’est un garçon très gentil, c’est pour vous. Mais vous êtes un peu jeune, quand même. » Et je commence donc à répéter, c’était au théâtre des Champs Elysées, le metteur en scène était Roland Piétri. À la lecture, ça avait très bien été, il m’avait dit que c’était très bien. Après je voyais qu’on me faisait la gueule, que ça n’allait pas. Moi, je ne me sentais pas très à l’aise. Je perdais pied. Un jour, on me dit : « il n’y a pas de répétition aujourd’hui. » Je trouvais ça bizarre. Le lendemain, je vais répéter. Je sentais qu’il y avait des conciliabules, le metteur en scène me dit : « on n’a fait répéter quelqu’un hier, parce que vous faites trop jeune, vous n’êtes pas tout à fait le personnage. On n’y croit pas. » La jeune première, c’était Andrée Clément, or c’était une actrice qui avait 40 ans, elle faisait jeune mais enfin. à côté du petit jeune homme ! Et puis moi, quand j’avais mes scènes avec elle, je me sentais un peu puceau, je devais avoir l’air timide, je ne devais pas avoir l’air de celui qui va emballer la dame au fond du couloir. Il y avait un garçon qui rodait dans le théâtre. C’est lui qui a joué. J’étais un peu vexé, m’enfin c’est une histoire de théâtre. C’était sûrement venu d’Andrée Clément, qui avait dû dire que ce garçon était trop jeune, qu’elle ne pouvait pas jouer avec moi. Mais je l’avais senti dès le début. Donc je ne l’ai pas fait.

    Avant ça, Anouilh m’avait fait jouer dans Le Bal des voleurs. J’étais déjà engagé. Barsacq faisait la mise en scène. Il cherchait une jeune première. Anouilh lui dit : « moi j’en ai une, allez donc la faire travailler un matin. » Il me donne l’adresse, vers la rue de Sèvres, dans un quartier très chic. J’arrive un matin. Je vois une petite jeune fille charmante, de 17 ans. Très jolie. Elle me dit : « je suis une amie de Jean Anouilh, j’aimerais bien faire le rôle. » Elle était pas mal. Anouilh arrive vers midi. On sentait qu’il était chez lui. On déjeune. « On va aller passer l’audition avec Barsacq, j’aimerais bien qu’elle soit prise. » On passe l’audition. Barsaq dit : « non j’en veux pas. » La fille mortifiée. « Elle est trop maigre, j’en veux pas. » Il engage une autre fille, Cécilia Parodi, on répète, on joue tout se passe bien. Je ne revois pas la jeune fille amie de Anouilh, qui s’appelait Nicole Lançon. Et puis un beau jour on me présente une dame, Nicole Anouilh. Anouilh l’avait épousée. Je l’ai retrouvée il y a 4 ou 5 ans. Elle me raconte l’histoire en précisant qu’elle avait été très humiliée de ne pas avoir été prise, « je vous enviais car vous aviez été pris ». Toute ma vie ça m’a poursuivi. Je lui dis : « vous avez épousé l’auteur c’est quand même pas mal », elle me dit : « oui mais j’ai été très malheureuse avec lui. Je ne regrette pas mais ça a été l’enfer sur terre. » Anouilh l’avait enlevée, elle avait 17 ans. Il n’a pu se marier avec elle puisqu’il était déjà marié avec Monelle Valentin, laquelle est devenue folle, enfermée en asile pendant 10 ans. Il a attendu qu’elle soit morte pour épouser Nicole. Maintenant qu’elle est veuve d’Anouilh, elle est détestée dans tous les théâtres parce qu’elle veut se mêler aux mises en scène, ça fait toujours des histoires. La vie est bizarre : j’ai été 50 ans sans la revoir. Je l’ai revue chez un ami qui monte des pièces près de Rennes, un jour il monte Antigone. Il me dit qu’il avait les droits parce qu’il avait dit à Mme Anouilh qu’il me connaissait, alors elle n’a pas été contre. Et un jour Nicole Anouilh me téléphone et me demande si je connais bien untel. Je lui dis oui. Elle me dit : « j’aimerais bien voir le spectacle, je vous emmène. » Il y avait beaucoup à dire. Pas de grosses fautes de mise en scène mais la distribution était curieuse, approximative. Elle était contente, faisant la part des choses. Elle ne leur a pas fait payer de droits. Avec des amateurs, elle est assez cool.

    Après mon éviction de Ardèle ou la marguerite, Jean Anouilh m’avait dit : « je vous revaudrai ça. » Il a tenu parole, j’ai joué dans un de ses deux films, Deux sous de violettes, avec Dany Robin et Michel Bouquet, des tas de gens connus. Il avait tenu parole, il m’a imposé contre un jeune premier de l’époque, je ne sais plus qui. Je me souviens que j’étais en tournée et qu’il a fait retarder le tournage pour que je puisse jouer. Ça n’a pas eu de succès mais ce n’était pas mal, tout Anouilh, très noir, avec des jeunes filles et des jeunes gens purs. Il passe de temps en temps. Il m’avait dit : « mon théâtre n’est pas pour vous parce que vous ne pouvez jouer que des braves gens, de bons jeunes hommes, vous ne pouvez pas jouer le traître ou le méchant, ce qui fait que vous avez des mauvais rôles. » En effet, là c’était pareil, je jouais un brave type, le cœur sur la main. Je lui disais : « mais si, je peux être très méchant ! » Il me répondait : « mais non, vous êtes victimes de votre physique. » Il y a comme ça des catégories au théâtre, surtout dans son théâtre à lui, avec les bons et les méchants.

     

    André de Richaud

    André de Richaud, personnage extraordinaire. L’air d’un clown, avec un nez rouge, naturel. Toujours habillé on ne sait comment. Tout lui était égal pourvu qu’il ait de quoi boire. À côté de ça, il pouvait parler de Shakespeare pendant une nuit entière. Il était captivant, un bonhomme formidable. Tu le voyais, tu croyais un clochard, les gens le prenaient pour un clochard, le bousculaient, dans les cafés. À la fin de sa vie c’est Michel Piccoli qui s’occupait de lui. C’était un fils de famille, il avait eu de l’agent mais avait tout dépensé. Dullin a monté une pièce de lui, une pièce qui s’appelait Village. Pareil, on l’enfermait pour qu’il écrive sa pièce. Il avait un humour fou, très drôle.

    La générale de L’Enchantement des images. C’était en 1949. On jouait au théâtre Maubel, dans une très belle salle qui n’existe plus, à Montmatre, 800 places, comme L’Atelier à peu près, mais déjà à moitié en ruine. Reybaz avait eu la salle pour rien. Maintenant il y a encore un théâtre Maubel mais c’est une petite salle. J’avais fait les décors et les costumes. Avec rien, on n’avait pas un sou. J’avais amené un dessus-de-lit que j’avais chez moi, très bariolé et des bouts d’étoffes pour les costumes. Pour figurer un bateau échoué j’avais fait descendre toutes les perches, ça faisait comme des cordages. Le jour de la générale arrive. Tout était prêt. Le rideau était fermé. On frappe les 3 coups. Alors, on voit André de Richaud qui arrive sur la scène, on se dit : « tiens, il va faire une annonce publique » Tout le monde rigolait un peu de le voir. Il ouvre sa braguette et il pisse dans la fosse d’orchestre. Scandale ! Hurlements dans la salle. Certains ont applaudi. Tout Paris était là. Reybaz l’a mis dans un taxi. On a vu le chauffeur de taxi revenir après, dire qu’il était très embêté parce que « le monsieur que vous m’avez confié, je l’ai perdu en route, il est descendu je ne sais pas où. »

    Pendant les répétitions il venait nous voir, Il racontait des histoires sans arrêt, voulait tout le temps nous emmener au bistrot, nous distrayait, alors Reybaz, lui disait : « Arrête, tu nous distrais. » On passait toute la nuit avec lui. Il était toujours à St Germain des Près, son quartier général c’était au coin de la rue de Rennes, où il y avait le Drugstore, ouvert jour et nuit. Les garçons lui donnaient à boire pour rien, ils le connaissaient. Il passait ses nuits là. Il était homosexuel, courait les petits jeunes gens, les regardait passer, mais aucun ne marchait, alors il était triste. Il avait 50 ans peut-être, nous paraissait vieux… Plus tard, je l’ai aperçu 2-3 fois par la suite, avec Piccoli.

     

    Marcel Aymé

    J’ai joué une pièce de lui : Lucienne et le boucher, avec Valentine Tessier, à la Porte St Martin, je reprenais un rôle créé par Jacques Fabri. Marcel Aymé était drôle. Cette pièce, c’est un très bon souvenir. C’était une bonne pièce qui pourrait être reprise. Je me souviens aussi avoir joué une pièce de lui qui s’appelait Patron, et n’a pas laissé beaucoup de traces. Avec les ballets de Roland Petit, avec Zizi Jeanmaire, sur des textes Marcel Aymé, les décors de Bernard Buffet et un autre décorateur connu. Il y avait Françoise Christophe, et des acteurs connus. Jean-Pierre Marielle. Ça a été un bide ! Y avait un décorateur par tableau, 5 tableaux. Un bide noir !

    Souvenirs d'un comédien : Jean Pommier (2)Marcel Aymé assistait aux répétitions. Il ne disait jamais un mot, et son visage n’exprimait rien. C’était une maladie, je pense, les muscles de la face qui ne fonctionnaient pas. On aurait dit Buster Keaton. Il ne souriait pas, il ne riait pas, impassible. Dès qu’il ouvrait enfin la bouche, il était très drôle. Très gentil et très drôle. Mais on avait toujours l’impression qu’il était atterré en nous voyant jouer.

    À la fin, il y avait un cinquième acte, qu’il n’avait pas écrit encore. Alors on l’enfermait dans le théâtre. Tout le monde partait et lui restait. Il y passait des nuits entières. Finalement il ne l’a jamais écrit. Ça a été fait de bribes, ils ont dû remettre plus musique. C’était Guy Béart qui avait fait la musique. C’était Claude Régy qui dirigeait les acteurs, à l’époque ce n’était pas le grand Régy, il était régisseur. Mais il dirigeait très bien. De notre côté, ça se passait bien. Les danseurs, c’était autre chose, Roland Petit était d’une vacherie avec eux, épouvantable ! Et là on se rendait compte, de ce qu’était le travail des danseurs. Ils travaillent énormément. Roland Petit les engueulait, méchant, Zizi aussi, épouvantable ! Un bide. Ça n’a pas marché. En, 52, par là.

     

    Nestor Almendros

    En 1961, au Flore, j’ai fait la connaissance de Nestor Almendros, qui venait d’arriver à Paris, fuyant le régime cubain. Au début il avait été du côté de Fidel Castro. Et puis quand il a vu la répression qui commençait, il a fui vers l’Europe. Il avait deux rouleaux de pellicule sous le bras, il m’a dit qu’il avait sauvé ces deux films en quittant Cuba. L’un des films avait été tourné avant l’arrivée de Castro, sur les plages, où on voyait une vie très facile. L’autre était un documentaire sur New-York, très intéressant aussi. Il souhaitait les montrer à des gens du métier. Je lui propose de m’accompagner le lendemain à une synchro que je faisais à Montrouge. Il m’a accompagné, il y avait là Jean Rouch qui s’est intéressé à lui. Ça a commencé comme ça, il a rencontré des cinéastes et a pu devenir un des plus fameux chef-opérateurs du cinéma moderne.

    On est resté amis tout le temps. Il me confiait souvent ses déboires sentimentaux qu’il avait nombreux, ce qui fait qu’il en était assez dépité. Il se trouvait très laid et en souffrait. Étant très myope, il avait des verres très épais qui lui faisaient de tout petits yeux, il ressemblait un peu à Arold Loyd. C’était un homme très sympathique, très cultivé et drôle.

    Sa carrière l’a mené en Amérique où il a tourné pour Hollywood, notamment Les Moissons du ciel (de Terence Malick) qui lui valut un Oscar. Il y a dans ce film une scène spectaculaire : un incendie dans un champ provoque un envol de sauterelles. Il a tourné à l’envers, une pluie de sauterelles qui est devenue un jaillissement. Les Américains étaient très épatés de voir qu’il savait tout faire avec trois fois rien. Les actrices aimaient être photographiées par lui, il filmait très bien les visages, les mettant en valeur.

    Nestor Almendros travaillait avec des moyens très simples, ne créait pas d’effets artificiels, utilisait plutôt les éclairages existants, les apprivoisait. Ce qui convenait aux cinéastes de la Nouvelle Vague. Il a beaucoup travaillé avec François Truffaut et, sur Domicile conjugal, il a proposé mon appartement pour faire la chambre de la Japonaise (Mlle Hiroko) où il y a cette scène très drôle avec Jean-Pierre Léaud. Je l’ai vu opérer : il arrivait avec quelques petits projecteurs, réflecteurs, lampes ordinaires, c’était un bricoleur génial.

     

    Jean Audureau

    En fait, je voyais ce bonhomme tellement bizarre dans la rue, à l’époque il était très maigre, il ressemblait à Descartes, ravagé. Je me disais « c’est pas possible, c’est quelqu’un d’extraordinaire, qui ça peut être ? » Il allait toujours dans un café au coin de la rue et un jour je me trouve à prendre un café en même temps que lui, et puis on vient à discuter. Je lui dis que je suis comédien, il me dit qu’il aime bien le théâtre, « d’ailleurs je suis auteur dramatique, j’écris des pièces, mon nom ne vous dira peut-être rien, je m’appelle Jean Audureau. » Je lui dis : « si, je connais bien, c’est vous qui avez écrit A Memphis il y un homme d’une force prodigieuse. » Il me dit : « ah oui ! vous connaissez. « Je lui dis : « oui, que j’ai beaucoup d’amis qui ont joué dans cette pièce. » Il y avait Roger Monsorret, et le metteur en scène était Antoine Bourseiller.

    Il m’a fait lire tout son théâtre. C’est assez extraordinaire. On le lit assez vite. Cinq pièces qui sont toutes des chefs-d'œuvre. Il a mis beaucoup de temps à les écrire. Là il en écrit une en ce moment qui sera créée en Suisse. J’avais entendu parler de lui il y a très longtemps, au moment de Memphis. Une pièce magnifique qui s’appelle maintenant Katherine Baxter. Le film est tourné du même fait divers. Félicité est tirée d’Un cœur simple de Flaubert, c’est tout ce qui n’est pas exprimé dans le texte. Le personnage est recréé de l’intérieur.

    Lui, c’est un homme de 68 ans qui vit dans une petite chambre de 4 mètres sur 4. Il n’en sort pas, sauf pour aller manger au restaurant. Puis il revient écrire. Il écrit des lignes et des lignes, il rature, il rajoute. Ses manuscrits sont illisibles, il n’y a que lui qui peut les lire. Très beaux. Ça a été exposé au foyer du Français quand ils ont joué Félicité. Les didascalies sont plus longues que les répliques. Quand tu lis ça, tu te dis que c’est injouable, genre « arrive un vol de cigognes dans le ciel », « un régiment arrive, de 300 grenadiers », on se dit : il est fou. Ça le rend furieux, parce qu’on lui dit : vous n’êtes pas auteur dramatique, il vous faut écrire des romans !

    À Gennevilliers, il y avait une intégrale de ses pièces. Je jouais dans La Lève, dont Pierre Vial faisait la mise en scène, Audureau est venu assister aux répétitions. Catherine Baker était montée par Jean-Louis Thamin, il est venu aussi. Et puis il voulait voir un jeune metteur en scène qui montait Le jeune homme. Le metteur en scène le lui avait interdit, « je ne veux pas que l’auteur vienne dans la salle, voir comment je travaille, je ne veux pas. » Audureau n’était pas content. Un jour, en cachette il va voir une autre pièce qui se répétait, et puis il dit « je vais voir ce qu’il fait », alors il est passé dans la petite salle du théâtre, et il se casse la figure dans le noir, dans un couloir. On le relève. On croyait qu’il avait une entorse, en fait il avait une jambe cassée. Il ne pouvait plus marcher. La générale avait lieu 3 jours après. Il a été mal soigné, il a fallu casser le plâtre. Il est resté 3 mois dans le plâtre. Ça ne guérissait pas. Il a dû arrêter de fumer, a failli perdre sa jambe. Au début, de ne plus fumer le rendait fou, il insultait les gens dans la rue, il était en manque, dans un état épouvantable. Il a enfin réussi à dominer ça. Il a fallu qu’il ait une volonté terrible. Depuis il a le caractère un peu… il est de mauvaise humeur, tout le temps. Il n’a de vie que l’écriture. Il était bibliothécaire dans une mairie d’arrondissement de Paris, il avait aussi ses droits d’auteurs, mais avec une pièce tous les 5 ans ça ne rapportait pas tant que ça, il a toujours vécu pauvrement. Alors maintenant ça va peut-être un peu mieux, il a eu quelques radios, quelques télés…

    Quand il était handicapé avec sa jambe, il ne pouvait pas aller chez lui, à son 6ème, alors il habitait chez Jean-Louis Thamin, parce que c’est un rez-de-chaussée. On, allait le soigner, le garder, voir s’il avait besoin de quelque chose.

    Je l’ai vu il y a 10 jours, il m’a dit qu’il avait presque terminé sa pièce. Il n’était pas très content avec Thamin parce que sa dernière pièce au Vieux Colombier, Hélène, n’a pas très bien marché. La pièce était tellement difficile à monter. Moi, je trouve que c’est injouable, cette pièce. Thamin n’était pas très content de la pièce d’Audureau, et Audureau mécontent du travail de Thamin sur sa pièce. Alors ils se voient moins. Et moi je suis un peu pris en tampon entre les deux. Hélène, je ne comprends pas bien cette pièce. C’est très compliqué. Et il y a des références à ses anciennes pièces, mais les gens n’ont pas forcément lu les autres pièces… Et si on lui dit que c’est difficile de faire rentrer un vol de 60 cigognes sur la scène, et d’énormes nuages qui se déversent en orage, avec de l’eau qui coule partout, il répond que le metteur en scène n’a qu’à se débrouiller, il n’a que le suggérer… c’est son problème.

    Jean Audureau est mort le 5 janvier 2002,  quelques mois après ses entretiens.  Sa dernière pièce s’intitulait L’Élégance d’une Bugatti sous la lune.

     

    Quelques déceptions

    Il y a eu 2-3 trucs qui ne se sont pas faits, qui auraient pu se faire. Des films pour lesquels j’ai fait des essais, et que je n’ai pas faits. Question de poisse, de malchance à ce moment-là. Par exemple, il y a très longtemps, je débutais alors, était tourné Le grand Meaulne, je devais y jouer le rôle principal, François Seurel, le narrateur, c’est-à-dire Alain Fournier qui raconte son roman. Barsacq devait faire le film. Tout le monde était d’accord. Il avait été engagé. C’était la sœur d’Alain Fournier, Isabelle Rivière, qui devait donner son avis sur l’adaptation. Elle avait donné les droits pour le film, mais avec réticence, car elle pensait que c’était une erreur de faire un film de ce livre mythique. Elle avait raison, d’ailleurs. Cependant les gens avaient réussi à la persuader. Toute la distribution était faite. J’avais fait les essais. Le Grand Meaulnes, c’était un garçon qui s’appelait Robert Hébert, qui avait joué dans Des souris et des hommes chez Hébertot, il était extraordinaire dans le personnage. Il y avait aussi Gérard Philippe qui jouait Frantz de Galais, pas connu à l’époque mais qui aurait été formidable, des acteurs très connus jouaient les autres rôles. Et puis, 3 jours avant le tournage, Isabelle Rivière a tout fait arrêter. Elle a décidé qu’il ne fallait pas, que c’était une erreur de faire ce film. Ça a été pour moi une grosse déception. Le Grand Meaulnes fut finalement tourné par Jean-Gabriel Albicocco en 1967.

    La deuxième tuile dans le genre, c’était au moment du Journal d’un curé de campagne tourné par Bresson. Il avait fait défiler tous les jeunes comédiens qui avaient entre 17 et 20 ans pour jouer le rôle du curé. Il en avait vu 75. On a été 10 à faire les essais. Les essais, à l’époque, ça durait 8 jours. On a joué, tourné tout le film, pratiquement. j’ai tourné toutes les scènes importantes du film. Puis un jour il me convoque, me dit : « j’ai vu plus de 60 personnes, il y en a 10 qui sont restés. Maintenant vous n’êtes plus que deux : Daniel Gélin et vous. Je n’arrive pas à me décider. Gélin, je crois que non, parce qu’il est trop connu (c’était déjà une vedette à l’époque). Vous, ça serait bien, ça serait pas mal (il parlait comme ça, ne dorait pas la pilule). Vous n’êtes pas tellement le personnage, vous êtes assez près du personnage. Vous êtes un peu trop en bonne santé, il faudrait que vous fassiez très tuberculeux, avec les joues creuses. » Je lui ai dit qu’en un mois, d’ici au tournage, j’avais le temps de boire du vinaigre, d’arriver avec un ulcère à l’estomac.

    — Vous pouvez le faire, vous pouvez le faire. Je ne suis pas encore sûr. Écoutez, demain si à midi je ne vous ai pas téléphoné, c’est vous qui le faites. »

    J’ai passé une drôle de nuit. A midi pile le téléphone a sonné : « allo, c’est Bresson. Écoutez, je regrette mais j’ai trouvé mieux que vous, un garçon qui est tout à fait le personnage. Allez, au revoir. » Il avait trouvé Claude Laydu, qui était effectivement très bien. C’était exactement le personnage, en effet. Mais moi quand j’ai vu le film, à chaque scène de dos, j’avais l’impression de me voir. Il était physiquement plus fatigué que moi qui était un peu replet, lui était vraiment le rôle. M’enfin j’aurais maigri de 10 kilos s’il avait fallu. Enfin, ça ne s’est pas fait. Ça aurait peut-être changé ma carrière. Claude Laydu n’a rien fait de plus. Moi, ça aurait peut-être été différent.

    Bresson laisse les acteurs si vidés de leur propre substance  que la plupart d’entre eux ne pourront jouer aucun autre rôle important à l’écran : ainsi a-t-il été de Claude Laydu, (Le journal d’un curé de campagne)… Dict. du Cinéma. Larousse 1995.

     

    — Toi, dans tes goûts, ce que tu aurais aimé faire…

    Bien sûr j’aurais aimé jouer tout Tchekov, Pirrandello, Shakespeare. Mais même autre chose. Faire du boulevard, j’aurais bien aimé. Pour avoir des rôles plus éclatants, plus extravertis. J’ai joué dans des productions qui m’intéressaient. Mais jouer des rôles principaux dans Tchekov, ou plus moderne : Pinter…

     

    Henri Pichette vient de mourir, je l’avais revu il y a quelques années. Je ne sais plus par quel hasard j’avais su qu’il faisait une lecture au Lucernaire, dans la petite salle. On était 7 spectateurs. Il a lu, très bien, il faisait tous les rôles. J’étais le seul de la distribution des Épiphanies. Il était content que je sois là, mais en même temps il était triste qu’il n’y ait que moi. Il était un peu amer parce que son théâtre n’était plus joué.
     

     

    Le Club Méditerranée

    Je ne regrette pas d’avoir été G.O. parce que, sur le plan sociologique, c’est une expérience de vie assez passionnante. J’avais commencé par le Club, le Club Olympique, en Corse, c’est ce qui a été le modèle du Club Méditerranée.

    Madame Filipacchi, la mère de Daniel Filipacchi, avait une propriété en Corse. Elle avait acheté un stock de tentes à l’armée américaine et avait fait construire quelques bungalows, à Calvi. Ce qui a lancé le truc c’est que Jean Marais y a passé ces vacances, et tous les journaux en ont parlé. C’était pas cher, il y a eu des tas de gens à venir dans cet endroit paradisiaque. On mangeait très bien, car elle avait soigné les repas, et le soir il y avait des animations, très chouettes. Roger Pierre et Jean-Marc Thibault y ont fait de l’animation très longtemps. Ensuite ça a commencé à coûter cher, les animateurs, alors c’est comme ça que j’ai commencé ! Moi, je ne suis pas du tout extraverti, fallait que je me botte les fesses pour le faire. Il y avait un autre comédien avec moi. Ça a marché. Elle était contente. Les gens hurlaient de rire. On a aussi monté des pièces de théâtre avec les clients qui, du coup, prolongeaient leurs vacances pour pouvoir répéter, ils se piquaient au jeu. Certains sont restés deux mois pour avoir le plaisir de jouer. On a monté La Cantatrice chauve ; Supplément au voyage de Cook de Giraudoux. Mme Filipacchi était ravie, surprise de voir ça. Nous, ça nous apportait beaucoup, nous avions l’occasion de faire de la mise en scène. Certains clients sont devenus comédiens, il y en a un qui s’est lancé à ce moment-là, il n’avait jamais fait de théâtre auparavant. On lui a donné le goût du théâtre.

    La seconde fois, j’avais répondu à une annonce. On cherchait un décorateur pour un Club Méditarranée de la Réunion. J’avais passé le concours de décorateur. J’avais déjà fait une affiche. Arrivé là-bas, l’animateur était malade, alors ils m’ont demandé de le remplacer. Si bien que je faisais les décors, les costumes et j’étais animateur, c’était du boulot ! Et encore, c’était un petit Club, un village de 100 personnes environ. Quand je suis allé à Agadir, il y en avait 2000, à Marakech, 3000.

    Quand ce sont des grands Clubs comme ça il faut les spectacles soient très professionnels, très bien montés et il faut tout de même s’occuper des gens, aller les chercher à l’aéroport, les ramener, faire guili-guili dans la piscine pour les distraire, être à table avec eux au moment des repas, c’est le bagne ! En plus, mal payé. Il parait qu’ils sont mieux payés maintenant. Beaucoup de comédiens faisaient ça à l’époque parce que c’était l’occasion de partir en vacances dans des lieux magnifiques. À vrai dire, on ne voyait pas grand-chose du pays. À la Réunion j’ai commencé à faire le tour de l’île seulement 8 jours avant la fin de mon contrat, sinon je n’avais pas eu le temps de mettre le nez dehors.

    Jusqu’en 1973 environ, j’ai fait ça. J’en ai un bon souvenir mais c’était très dur.

     

    Paris : St Germain des Près

    Je suis venu ici, dans le quartier de Denfert, en 1945. Ça paraissait un quartier un peu excentré à l’époque. C’était en dehors du quartier latin, ça paraissait assez loin. Montparnasse avait eu une très grande vogue avant la guerre, après ça a repris un peu, mais St Germain a commencé son temps et tout s’est déplacé. Montparnasse a repris bien après. En 1945 les gens allaient au Flore, aux Deux Magots. Beaucoup de peintres continuaient sûrement à vivre ici mais on n’en parlait pas, ce n’était pas à la mode. En 1945 j’allais à St Germain. À Montparnase, je travaillais avec Jean-Marie Serreau qui avait un atelier dans une impasse de l’avenue du Maine. Et c’est seulement maintenant que je découvre que cette impasse était célèbre. Des peintres y travaillaient et il y avait une cantine pour les artistes. Jean-Marie Serreau y avait un grand local qui est maintenant la galerie de Roger Pic, ancien photographe au T.N.P. J’y ai vu il y a peu de temps une exposition qui racontait l’histoire du lieu, c’est comme ça que j’ai retrouvé cet endroit, et compris ce qu’il était vraiment.

    Tout le monde se retrouvait à St Germain des près. Le Flore, Le Royal, ouvert 24h sur 24. On pouvait y voir André Breton, Arthur Adamov, des gens comme ça. Adamov était souvent à l’Appolinaire, qui était Boulevard St Germain au coin de la rue de Buci. Je les apercevais. Souvent Audiberti était à une table. Je m’y asseyais, j’écoutais. Personne ne bronchait, il faisait des sortes de conférences, parlant comme il écrivait. Adamov aussi était ainsi, non pas en représentation, mais autour duquel c’était normal que les gens s’agglutinent et l’écoutent.

    Je les ai découverts en même temps, ne les avais pas lus avant. Adamov, ses pièces étaient jouées. Il y avait Sartre, c’était fascinant de le voir, avec Simone de Beauvoir, au Deux-Magots ou au Flore. C’est parce qu’il y avait du feu, qu’il faisait chaud qu’ils allaient là. Mais ils y allaient avant la guerre.

    — Dans la salle du haut je crois ?

    Je les ai vus en bas. À droite en entrant. Il y avait Thierry Maulnier aussi, je m’en souviens. Albert Camus je ne l’y ai jamais vu avant la guerre.

    — Toi, avec qui allais-tu là-bas ?

    En général, c’était des comédiens. Quand je travaillais avec Jean-Marie Serreau, ou Claude Martin, un metteur en scène qui travaillait beaucoup avec Serreau. Des comédiens, donc, ou Tamiz, qui était un mime. Des gens de chez Dullin : Roger Blin, Philippe Grenier, Roger Vadim.

    En sortant de répétition, vers 6 heures, on allait manger à St Germain. Puis dans les cafés et dans les boîtes, jusqu’à 2 ou 3 h du matin. Après je rentrais à pied, souvent avec quelqu’un, en discutant. Des fois on retournait reconduire le copain qui nous avait accompagnés. Il y avait une vie nocturne, plus que maintenant, très peu de voitures, les gens allaient beaucoup à pied.

    Puis il y a eu le film Rendez-vous de juillet de Jacques Becker dont l’histoire se passe à St Germain. J’en ai fait partie. J’étais un des étudiants. C’était le film dans la vie.

    Artaud, je ne l’ai pas vu à la fameuse conférence du Vieux Colombier, mais je suis passé à l’autre, au théâtre Sarah Bernard. Je n’en ai pas un souvenir précis. C’était une cohue épouvantable. Je le revois sortir, avec Roger Blin qui l’accompagnait. Il était dans un état vraiment second. Je ne peux pas dire que j’ai eu l’impression… je connaissais très mal l’œuvre d'Artaud à l’époque. Je l’avais juste vu dans le film de Dreyer. Je n’avais pas vu Les Cenci monté par Barrault.

    J’ai rencontré Bernard Buffet, qui n’était pas très connu, au restaurant rue de Seine. Et César, qui allait manger tous les jours Chez Geneviève, un bougnat. On y mangeait royalement pour presque rien. Tous les étudiants des Beaux-Arts venaient manger là. Elle avait un cahier, elle notait. Quand il y avait trop de repas, il fallait payer. Certains payaient, d’autres pas. C’était très familial. Il y avait des rangées de tables. Le midi c’était des étudiants et le soir c’était un peu plus mondain : des acteurs, des écrivains, des gens de la couture. Madeleine Robinson habitait au-dessus.

    La fille de Geneviève avait 10-12 ans, elle faisait ses devoirs sur une table du restaurant, sur la toile cirée. Les gens l’aidaient. Après elle rangeait ses crayons et elle allait se coucher. Il y avait une petite cuisine, 2 mètres carrés, un guichet par lequel passaient les plats. Les étudiants entraient vers midi, le guichet était encore fermé, alors ça gueulait : « tu vas ouvrir ! »

    — Non, c’est pas prêt. » Tant que ce n’était pas ouvert, ça chahutait. Et tout d’un coup, le guichet ouvrait, les serveuses prenaient les plats et servaient. Une fois rassasiés, ça somnolait un peu. Les tables se débarrassaient lentement. Certains allaient aider à faire la vaisselle. Il fallait rentrer dans la cour pour accéder à la cuisine.

    Un autre restaurant du même genre qui s’appelait Chez Poussineau, au coin de la rue Bonaparte et de la rue des beaux-Arts. Des fresques sur les murs qui représentaient le bal des Quat’Zarts, de très belles peintures. J’y suis passé il y a 8 jours, tout est démoli, transformé… J’ai un copain dont la mère était serveuse chez Poussineau. Ce lieu était une institution… La cuisine était dans la salle… Tout Paris venait là.

    Il y avait aussi le Petit St Benoit, et le Bouillon de Buci, au coin de la rue de Buci : on descendait quelques marches, un grand boyau, tout en longueur, tout en céramique blanche, on se serait cru dans un couloir de métro. On entrait, la patronne faisait la cuisine sur une grosse cuisinière en fonte, noire. Elle faisait cuire les beefsteaks directement sur la plaque, une grosse maîtresse femme habillée en noir, avec un tablier blanc. Son mari était serveur, un bonhomme énorme, il y avait une petite bonne femme qui desservait. Et un jeune homme à la caisse, on disait que c’était l’amant de la propriétaire. Vers une heure et demi, il y avait le fils qui arrivait, habillé en coureur cycliste, avec son vélo, un boyau accroché aux épaules. Il allait accrocher son vélo au fond, venait saluer, et déjeuner. On en parle dans les bouquins sur St Germain. C’était extrêmement propre, mais rustique : le parquet était lavé tous les jours, il y avait de la sciure de bois. Les tables étaient de marbre, les banquettes en moleskine, l’ardoise au mur. On mangeait royalement, pas cher. Ça a tenu de 1945 à 1960. Après, les gens fréquentaient moins St Germain, c’était davantage les touristes.

    Jean-Louis Curtis. J’aimais beaucoup ce qu’il écrivait, des pastiches de tous les écrivains célèbres. Il habitait dans le XVIIe, allée des roses, c’est très beau, une grande allée avec des petits hôtels particuliers de 1860-1880, dans des jardins, magnifiques, c’est un site protégé, encore intact. Il venait tous les jours à St Germain des Près. Je l’ai rencontré parce qu’il a habité un moment dans une pension de famille, rue Cervendoni, où des tas d’auteurs ont habité. On mangeait tous ensemble dans cette pension, moi j’y allais parce que j’avais un copain qui y vivait. J’ai connu là-bas un type qui s’appelait Gilles Martineau, on m’a dit récemment qu’il était devenu conservateur du musée Napoléon à St Hélène. Il écrivait. Il est parti là-bas. Il y a vécu. Un climat terrible, du vent ! Il doit y avoir 50 personnes sur l’île, c’est effrayant !

     

    La vie du quartier de la rue Boulard

    Au début de ma vie parisienne, je logeais d’abord rue Gay-Lussac puis à l’hôtel rue de Rennes. Quand je suis arrivé là, dans cette chambre, rue Boulard, c’était tout sombre, on était en janvier, couvert de neige. Il y avait quelques galoubiers. Puis, ça s’est agrandi, j’ai eu une chambre voisine, puis tout l’étage.

    Dans le quartier il y avait un bonhomme qui était toujours habillé en costume balzacien. Avec une redingote, une canne, des bottes. Très étrange. Un personnage qui semblait avoir échappé au temps. On le croisait dans tout Paris, surtout rive gauche. On n’a jamais su qui c’était. Je songe aussi à cette dame habillée en marron et noir. Robe marron en laine, châle noir. Un vrai personnage de Toulouse-Lautrec. Maintenant tout semble nivelé, les gens sont tous un peu pareil.

    Quand je suis arrivé là c’était un quartier un peu désert, triste. Beaucoup de petits commerces, merceries, épiceries, bougnat…. On avait l’impression qu’il n’y avait que des vieilles personnes qui habitaient là. Des concierges étaient assis sur des chaises au pas de leur porte, ils discutaient tout l’après-midi. Mais, à part ça, il n’y avait pas beaucoup de vie. Maintenant il y a des boutiques de luxe. Comme partout.

    Tout le quartier de Plaisance, Pernety, était très vétuste. Après guerre, il y avait encore des allées entières d’ateliers, ils ont été détruits. C’est dommage, c’était très pittoresque. Des peintres qui s’y étaient installés. Aujourd’hui il y a des ateliers modernes qui n’ont aucun intérêt.

    Giaccometti était dans une petite rue qui donne dans la rue d’Alésia. L’atelier est intact. Je l’ai visité parce qu’à un moment il y avait des ateliers à louer au-dessus. C’était très sommaire. Il n’y avait aucun confort. Il vivait là. Il peignait et sculptait là. Il dessinait sur les murs et les murs ont été démontés. Je les ai vus exposés souvent dans des expositions. J’ai donc failli habiter l’atelier au-dessus mais c’était vraiment trop vétuste, et impossible à chauffer. Et c’était loué cher, je n’aurais pas pu. Maintenant, au contraire, c’est un peu trop arrangé.

    L’autre jour il y avait une exposition à l’hôtel de ville où étaient exposés deux dessins de Giaccometti, l’un était une vue de la maison en face de son atelier, alors je suis repassé par là et j’ai vu que la maison n’avait pas changé. Une maison avec un petit jardin, et une vague colonne grecque qu’on aperçoit dans ses dessins, qui y est encore. Le paysage est sans grand intérêt mais les dessins sont très beaux. Il faut savoir que c’est de lui parce que ce n’est pas de sa facture la plus connue.

    — Tu l’as croisé quelque fois ?

    Je l’ai vu au Royal où il était souvent fourré. Je ne lui ai jamais parlé, il ne parlait pas beaucoup. Mais il avait l’air très abordable. Je n’ai pas osé.

    Entre 1930 et 1945 environ, il y avait André Lotte, un grand peintre, qui a eu des élèves. Gauguin y a habité, dans la villa Boulard. Je connaissais un peintre qui s’appelait Tchiernavski, en bas, pas connu, mais peut-être qu’un jour… Aussi un type qui s’appelait Roland Cailleau, un grand dessinateur.

    Maurice Clavel vivait rue Cresson, en face. Je l’avais rencontré en 1949 au moment où il faisait la traduction du Henri IV de Shakespeare, pour Villar. Après on a vu qu’on était voisin. Toujours excité, sous pression, mais très sympathique. Ses enfants l’empêchaient de travailler, il m’avait demandé si je pouvais lui prêter ma chambre pour quelques jours, puis finalement il a trouvé autre chose, ça ne s’est pas fait. Il était marié avec Silvia Monford. Ensuite il a épousé une autre comédienne, Nina Penado, je crois, dont il a eu des enfants.

    Dans la même maison, au 22, il y avait une femme qui s’appelait Paola, qui était extraordinaire, je l’ai bien connue. Elle était modèle à Montparnasse, elle posait pour les peintres. Elle n’était pas très belle mais elle avait une allure très Montparno, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle picolait beaucoup, alors elle était un peu rouge. Elle portait des robes invraisemblables, se maquillait les yeux en noir. Une véritable peinture expressionniste. Elle avait 14 chats, chez elle, un grand atelier. Je venais d’arriver dans le quartier, je la voyais partout, dans la rue, à l’épicerie. Je lui ai parlé car je voulais savoir qui elle était. On a discuté. On est devenu amis. Elle était arrivée d’Alger à 18 ans, avait posé pour les peintres. Elle avait été mariée avec un peintre connu. Elle a fait un peu de théâtre, a créé la Mexicaine dans une pièce d’Audiberti. Elle vivait dans son atelier qu’elle lavait à grande eau tous les matins. Une brosse à la main, elle lavait ça comme un bateau. Les chats étaient couchés sur le lit, ça lui faisait une couverture. Elle était très coquette. On frappait, elle disait : « qui est-ce ? attendez, attendez, je suis nue, j’arrive. »

    On attendait un petit moment, elle descendait ouvrir. Elle avait sur elle un peignoir, genre kimono, très coloré. Elle s’arrangeait toujours pour laisser glisser son peignoir. Et en effet, elle était complètement nue. « Oh pardon » disait-elle, et elle remontait son peignoir, faussement pudique. On discutait beaucoup, on y passait la journée entière quand elle était lancée. C’était les mille et une nuits. Il aurait fallu noter tout ce qu’elle disait. Il lui était arrivé des tas d’aventures, des choses extravagantes. Elle vivait de peu, n’avait pas de pensions, rien, pas de revenus. D’anciens amants l’entretenaient plus ou moins. Elle n’avait pas le téléphone chez elle, alors elle venait téléphoner chez moi. Vers 10 heures, parfois elle montait téléphoner. « J’appelle François », disait-elle.

    — François, je vous invite à déjeuner, nous irons à l’Oriental (Un restaurant et grand hôtel avenue du Général Leclerc qui a changé de nom depuis). L’autre disait : « oui, alors venez me chercher vers 11 heures. » « Conclus. » Second coup de téléphone : « Écoutez, ça va vous faire des frais, je vous invite chez moi, je vais vous faire à déjeuner. Venez vers une heure. » Elle attendait une demi-heure puis elle retéléphonait : « Écoutez, non, je n’ai pas le temps de faire la cuisine, votre idée était très bonne, on va déjeuner à l’Oriental. Mais je m’aperçois que je n’ai pas d’argent, est-ce que vous pouvez m’inviter ? « Oui » disait toujours l’autre. Et enfin, dernier coup de fil de Paola : « L’Oriental est fermé, déposez donc l’argent chez moi, cela me sera utile. Nous irons déjeuner une autre fois. »

    — Elle faisait des allers-retours entre chez elle et chez toi ?

    Non, elle restait chez moi entre les coups de fil… Quand j’allais chez elle, c’était pareil, ça n’arrêtait pas. Elle était marrante. Par moments elle était prise de crise érotique, alors elle dessinait sur ses murs des emblèmes phalliques. Après elle effaçait tout. Elle est morte à 80 ans, à peu près. Elle s’appelait Paola Baldoco. Elle avait épousé un monsieur Brémond. Mais Paulette Brémond, elle ne trouvait pas ça très chic, bien trop commun, donc elle se faisait appeler Pauline. Et après : Paola.

    Je me souviens d’un jeune homme qui venait la chercher à moto, ils allaient dans les bois. Elle avait 60 ans à l’époque… Un jour, en plein mois d’Août, elle passe chez moi. Elle voulait que j’aille avec elle au Bazar de l’Hôtel de Ville. « Faut que j’achète quelque chose, c’est indispensable, aujourd’hui. Je vais acheter une cheminée. » Je lui demande pourquoi c’est si urgent. Elle me dit : « j’ai invité des gens ce midi, je fais un coucous. Vous êtes invité d’ailleurs. » Donc on va chercher la cheminée, c’était assez cher, elle avait de l’argent ce jour-là. On ramène la cheminée. On monte la cheminée, il était midi. Je lui dis : « Et le couscous ? »

    — Tant pis, on le mangera ce soir. » Les gens sont arrivés, sont restés jusqu’au soir. Le couscous n’a pas eu le temps de cuire, on l’a mangé cru, épouvantable.

    Elle parlait de son oncle bagnard, qui avait dû tuer quelqu’un. « Un jour, il est rentré du bagne, toutes les jeunes filles d’Alger l’attendaient vêtues de blancs sur le port, et lui, qui ne m’avait jamais vue, il m’a reconnue : « c’est toi Paulette, ma nièce ! »» C’était biblique avec elle ! Elle enjolivait sûrement.

    Elle avait trouvé une acolyte, une jeune fille américaine, très sportive, grande, belle femme. La première épouse du sculpteur Zabbo, un Tchèque qui a épousé une quinzaine de femmes. Il a eu un enfant avec chaque femme. Une de ses filles a posé pour des publicités, puis elle a eu une crise mystique, s’est rendue dans un monastère, où elle a disparu. On ne sait pas ce qu’elle est devenue.

    Cette jeune américaine s’appelait Lili Cress. En 1945, elle avait 25 ans. Elle avait déjà un fils qui avait 5-6 ans. Elles avaient, Paola et Lili, un point commun, la boisson. Elles s’apportaient des bouteilles de whisky, allaient chez l’une ou chez l’autre, et c’étaient alors des cuites épouvantables. Paola résistait très bien, elle est morte aussi d’une cirrhose du foie, en ayant résisté au moins 40 ans, tandis que Lili, au bout de 10 ans, elle a commencé à être malade, à perdre ses dents, et son atelier, qui avait été magnifique, est devenue une ruine. Elle entassait les bouteilles, les ordures. Elle peignait des trucs abstraits, pas mal. Il y a eu une exposition une fois, rue de Seine. Mais Lili a sombré. Elle n’était pas consolée de sa séparation d’avec Zabbo. Elle avait de l’argent car elle était d’une famille très riche, américaine, Cressberg, riche banquier de Philadelphie, qui l’entretenait. Elle dépensait toute sa pension en alcool. À la fin elle allait dans le métro avec les clochards, pour mendier un litre de vin dégueulasse. Les deux femmes se fâchaient, pour rien, une marque de whisky, une conversation sur la peinture, et puis elles se raccommodaient finalement.

    Quand j’ai joué à la Huchette, en 1960, Lili est venue, elle poussait des cris dans la salle, elle était tellement enthousiaste. Elle découvrait Ionesco.

    Lili était devenue de plus en plus clocharde. Mais tous les ans elle louait une villa aux Baléares. Elle y passait 2 mois par an. Son fils était parti vivre dans les Pyrénées. Il y a 3-4 ans, elle est allée le voir, elle est tombée pendant une balade en montagne, on l’a retrouvée morte. Chagrin d’amour.

     

    Les collages de Jean, la peinture

    Souvenirs d'un comédien : Jean Pommier (2)

    Mon ami Michel Philippe a été directeur d’un centre culturel aux Antilles. En 1973, il y avait eu une grande exposition internationale, et il y avait des spectacles tout l’été. Il a monté des choses très intéressantes. Il avait besoin de gens pour dire des textes, dont certains qu’il avait écrits, et aussi pour faire des mises en scène. Donc, il m’a engagé comme assistant. J’y suis resté 6 mois. En même temps, j’avais emporté un carton de collages que j’avais montrés à Aubervilliers. Je les ai exposés, ça a très bien marché. Il n’y avait là-bas pratiquement aucune galerie, les touristes ne trouvaient rien à acheter. J’exposais mes collages dans un lieu qui se trouvait à côté du Club Méditerranée. Déçus de ne rien trouver à acheter, les Américains en vacances m’ont acheté des collages, croyant sans doute que c’était de l’art martiniquais. Tout est parti. Maintenant il y a du folklore en quantité, ce ne serait plus pareil.

    J’avais commencé à cette époque-là, les années 70, à faire des collages, pour m’amuser. C’est un hobby. J’ai toujours aimé la peinture. Le collage c’est plus facile, on voit plus vite le résultat. Et ça me permet de récupérer des choses. Au début j’avais toute une collection du Petit Journal illustré. Ça m’a bien amusé.

    J’ai toujours exposé dans des lieux bizarres. Une fois, chez une amie, Marie Gugheneim, dans la cave de sa petite maison, dans le XIVe. Fallait passer sous sa penderie, sous ses jupons, pour accéder à la pièce d’exposition, elle appelait ça : exposition sous jupons. J’ai exposé dans un gymnase, encore un endroit bizarre. Et sous l’église de la Madeleine ! Où il y a un restaurant. C’est un comédien qui était directeur, on y mangeait très bien pour peu cher. Les collages étaient exposés dans le restaurant qui était très grand, et dans d’autres salles. Donc, le restaurant fermait vers 15 heures, et après ça devenait vraiment une galerie. C’était très fréquenté. Je crois que ça n’existe plus. En fait, j’avais retiré assez vite mes collages parce que les vapeurs du restaurant n’arrangeaient pas les collages, qui avaient tendance à se décoller. L’endroit était immense, sympathique, il y avait un cours de théâtre. Vraiment immense, à s’y perdre. Communiquant avec les catacombes, peut-être ?

    À Avignon, derrière le marché qui est autour de l’église, j’ai exposé chez un ami, couturier là-bas. Il avait une galerie où j’ai exposé pendant le festival. C’est comme ça que j’ai commencé. J’ai vendu pas mal.

    Souvenirs d'un comédien : Jean Pommier (2)

    Jean spectateur

    Au début à mon arrivée à Paris, j’ai vu Dullin dans l’Avare, je l’ai trouvé extraordinaire. Les Mouches de Sartre, que j’avais beaucoup aimé. Après j’ai vu jouer Valentine Tessier, ma préférée. J’adorais les vieilles actrices, comme Yvonne de Bray, oui, tout d’abord j’allais souvent au théâtre pour les actrices. C’est par la suite que j’ai vu de grandes mises en scène, par Barrault, et toutes les pièces du Berliner ensemble. Là, j’ai vu ce que c’était que la mise en scène. Et puis Strehler. Les troupes italiennes. Un metteur en scène que j’aimais beaucoup c’était Raymond Rouleau, qui a fait des mises en scène très intimistes, très fouillée dans le jeu des acteurs, au théâtre de l’Œuvre. Il a fait aussi du cinéma. Il venait de Belgique. C’est une pièce de Buchner, qui l’a lancée.

    J’ai vu jouer Raimu dans le Bourgeois gentilhomme et Le Malade imaginaire, il était très bon, surtout dans le Bourgeois. J’aimais beaucoup aussi Jules Berry. Charles Dullin. Louis Jouvet. Et sa mise en scène de L’Ecole des femmes.

    Jean-Louis Barrault nous tenait par la main, mot à mot, c’était très fouillé. Jouvet, je n’ai jamais travaillé avec lui, mais je crois que c’était plus général, un peu comme Vilar qui ne disait pas grand-chose aux acteurs. Barrault faisait travailler jusqu’à ce qu’on arrive à ce qu’il voulait. Vilar disait : « si je ne te dis rien c’est que ça va. » Les mises en scène de Jouvet étaient éblouissantes. Comme acteur il était quelquefois génial, tous ses défauts le servaient, très différent au théâtre de ce qu’il faisait au cinéma où on lui demandait toujours la même chose. Au théâtre il était plus démesuré.

    Michel Simon, je ne l’ai jamais vu au théâtre. Au cinéma qu’est-ce qu’il était bien ! Pierre Brasseur, je l’ai vu très bien dans Le Diable et le bon Dieu. J’aime beaucoup Suzane Flon. Aussi bien que Madeleine Renaud dans L’Amante anglaise. Une actrice les dépassait toutes : Lucienne Bogaert. Elle fut la femme de Michel Simon. Elle fait la mère dans Les dames du bois de Boulogne.

    Quand Marguerite Moreno a créé La Folle de Chaillot, à 70 ans, elle avait un amant légionnaire qui venait la chercher à moto après le théâtre. Une actrice extraordinaire. Je l’ai vue aussi dans Le sexe faible de Bourdet.

    Hier j’étais au théâtre, un vrai asile de vieillard, je me disais « ils sont horriblement vieux mais ils sont peut-être moins vieux que moi. » Je voyais ces bonshommes autour de moi, certains dormaient. Le soir, il n’y a que des jeunes, les vieux ne sortent plus le soir. C’était La Chatte sur le toit brûlant, avec Georges Wilson. Il y a là un rôle magnifique pour un vieil homme. C’est rare. Les meilleures créations de Georges Wilson sont Matamor dans L’Illusion comique, et Le Roi Lear où il était absolument magnifique. Il y a peu de rôles de vieillards, à l’exception du Roi Lear, on peut dire de Georges Wilson a été un des meilleurs Roi Lear qu’on a pu voir, il l’a joué sans avoir l’âge du rôle mais il était remarquable…

     

    Propos recueillis par J-C L
    en Octobre 2000 & Juin 2001 
    Tiens n°10 

     


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