• Survols de quelques passions argentines

    Denis Schmite 

    Le concerto numéro vingt-trois de Mozart joué par Rubinstein…au décollage et au soleil couchant…c’est l’extase ! me dit avec ravissement la dame assise près du hublot en soulevant les écouteurs de ses oreilles. Il est vrai que l’on passait Mozart/Rubinstein quasiment en boucle et que c’était très beau. Un vol pour Buenos Aires avec un pilote argentin qui tient le manche, c’est l’extase aussi, ajouta-t-elle. C’était une dame de nature expansive, ou bien était-ce la légère angoisse due à la perspective du long vol que nous entreprenions qui la rendait telle. Elle m’expliqua qu’elle avait dû quitter son pays aux heures douloureuses, qu’elle travaillait à Genève dans une organisation internationale, qu’elle revenait passer quelques semaines dans sa famille, comme chaque année et qu’elle était heureuse. En Argentine, poursuivit-elle, nous avons les meilleurs pilotes du monde…Vous avez-vu pendant la guerre des Malouines, le Sheffield, ça n’a pas fait un pli (1)…Non seulement nous avons les meilleurs pilotes, mais aussi les meilleurs mécaniciens, les meilleurs ingénieurs, les meilleurs chirurgiens…Nous avons tous les meilleurs et pourtant c’est le bazar, rien ne fonctionne véritablement…Il suffirait que l’on veuille vraiment, mais voilà nous sommes des dilettantes, nous sommes des rêveurs…Nous sommes un peuple de poètes…

    Beaucoup plus tard, alors qu’une lumière crue et l’arôme du café chaud inondaient la cabine et que les passagers s’étiraient de tous leurs membres après une nuit de sommeil entrecoupé et comateux, un haut-parleur se mit à nasiller et à grincer, très fort : Bonjour ! Ici c’est le commandant !…Aujourd’hui…c’est un jour extraa-ordinaire ! Et pourquoi ?…Parce qu’il fait un temps splendide et que dans quelques minutes nous allons retrouver…notre meeerveilleuse patrie !

    Vous voyez ! Vous voyez ! C’est cela l’Argentine, me dit la dame avec une certaine fierté.

    Juste une remarque en passant. Les Argentins, en majorité d’une lointaine origine européenne, entretiennent, quand ils ont une certaine instruction, une profonde nostalgie de l’Europe et de sa culture, tant qu’ils sont en Argentine. Que le destin, souvent funeste, les force à quitter leur pays, à rejoindre l’Europe, et là ils s’abîment dans une terrible nostalgie de l’Argentine et de sa culture. Plus que tout autre peuple, les Argentins font de la nostalgie un art de vivre. Où qu’il se trouve et en dépit de son exubérance, il n’y a pas plus nostalgique qu’un Argentin. « Volver », est le vrai hymne argentin (2).

    Une autre fois. Même lieu pour la même destination.

    Vous me paraissez être drôlement énervé, dis-je à un monsieur qui s’asseyait à côté de moi, prestement.

    Il venait de se chamailler avec un voyageur brésilien, je crois, pour un problème de place dans le compartiment bagage, ce qui avait provoqué l’arbitrage aimable mais ferme du chef de cabine. Puis, il avait parcouru en quelques minutes une pile de journaux dont il s’était emparé à l’embarquement et il essayait maintenant de s’en débarrasser en les fourrant en boule dans le vide-poche placé devant lui. Ça rentrait mal.

    C’est toujours la même chose quand je reviens au pays, me répondit-il avant de réclamer à haute voix l’aide de l’hôtesse pour boucler sa ceinture et obtenir une boisson fraîche. C’est toujours comme ça, reprit-il un peu essoufflé, ça m’angoisse. Il m’expliqua alors qu’il vivait en France depuis vingt-cinq ans, qu’il revenait au pays tous les deux ou trois ans, et que dès son arrivée à Buenos Aires il aurait une masse de problèmes à régler et plein de gens à rencontrer, avant de se rendre chez lui à Santa Fe, sa ville d’origine, sa ville familiale plutôt, où il aurait encore une masse d’affaires à traiter, et que tout ça c’était idiot mais il n’y pouvait rien, ça l’angoissait. A cette époque-là, après le décollage on pouvait fumer, et lui il fumait d’abondance mais, comme il était très énervé, il tirait quelques bouffées et puis il écrasait la cigarette et peu après il en rallumait une autre. Nous discutâmes de l’Argentine bien sûr et puis de choses assez communes et au bout d’un moment nous nous absorbâmes chacun dans nos rêveries et nos lectures. Précisément, je me proposais d’attaquer un essai de taille raisonnable où il était question du Río de la Plata, cette bouche par laquelle l’Amérique du Sud semble respirer, bouche qu’ont baisé avidement des quantités d’immigrants venus de tous les coins du monde, mais surtout d’Europe. Le Río de la Plata, c’est vraiment un sujet intéressant, et ce à toutes les époques, même les plus douloureuses. Dès que j’eus tiré le livre de mon sac et que je commençai à le feuilleter, le visage de mon voisin parut changer brusquement de couleur. Je lui demandais s’il l’avait déjà lu ce livre, bien qu’il vint tout juste d’être édité, et il me répondit, tout ému, que c’était lui qui l’avait écrit.

    C’est la première fois que je rencontre un lecteur de cette façon, me déclara-t-il manifestement bouleversé, c’est la première fois.

    Un lecteur en devenir, lui fis-je remarquer avec un peu de malice.

    C’est ainsi que Juan José Saer (3) entreprit de me parler, avec abondance, une bonne partie de la nuit, non seulement du Río de la Plata, mais aussi de Buenos Aires, de la province d’Entre Rios et de celle de Santa Fe, en fait de toute l’Histoire de l’Argentine et d’à peu près tous ses endroits. Finalement, il me donna le téléphone de son éditeur à Buenos Aires afin que nous reprenions contact sur place. A l’arrivée, en récupérant ses bagages, il se retournait encore vers moi, son lecteur, tout pensif. Il n’en revenait pas, Saer, de cette coïncidence. Dans les jours qui suivirent, au fil des pages, je m’amusai beaucoup à retrouver toutes les anecdotes et toutes les images dont il m’avait abreuvé au cours de notre long voyage. Je n’ai pas appelé l’éditeur et je n’ai jamais revu Saer.

    Je ne crois pas au hasard, qui n’est à mon sens qu’une lacune de la connaissance, nous en avons beaucoup discuté de cela, le Maître en modernité et moi, mais je crois à la magie, je crois à la magie des rencontres, à la chaleur magique que dégage certaines femmes ou certains hommes. Par magie les chemins se croisent, se maintiennent parallèles quelques instants, puis se séparent. Il ne faut pas aller contre la magie, ni forcer le magicien. C’est là ma philosophie de la vie.

    Lorsqu’on descend des hauts plateaux boliviens et que l’on débouche de la quebrada de Humahuaca entre deux haies de cactus laineux, en fait en empruntant la route des convois d’argent partis des mines de Potosí, déjà en République Argentine, on bute sur une ville pas si petite que ça, d’un charme discret, plutôt austère même, San Salvador de Jujuy. Un vieux maître de oud (4), qui donne en location quelques chambres fort modestes à ceux qui ne font que passer, peut vous inviter à pénétrer dans la semi-obscurité d’un salon oriental tout encombré de coussins, de narghilés et d’instruments de musique qui lui sert à la fois de bureau et de lieu de vie. Tout en vous offrant un thé au miel dans un petit verre mordoré, il ne manquera pas alors de chercher fiévreusement, soulevant coussins, déplaçant narghilés et instruments de musique, puis les extirpant enfin de sous une pile de partitions poussiéreuses et de disques vinyle, deux ou trois photos jaunies et aux bords un peu pliés le montrant, lui, pas mal d’années plus tôt, en compagnie du général Juan Domingo Perón, vestiges d’une époque ambitieuse où il proposait, lui, sa personne pour le poste d’Intendente (5) de la ville de Jujuy, en République Argentine. Il vous parlera sans hésiter de sa jeunesse heureuse à Damas ou à Alep, de l’agitation des grands souks aux senteurs d’épices et de roses, du chant éclatant des muezzins de la mosquée Omeyyade, de la noblesse de port et d’esprit des seigneurs kurdes du nord, tous descendants de l’Emir saladin, de l’obstination majestueuse des grandes citadelles franques à dominer le rivage méditerranéen en dépit du temps écoulé, de la beauté et de la malice des femmes bédouines, de la douceur des soirées passées au bord de l’Oronte, à Hama par exemple dans la fraîcheur entretenue par les norias géantes, et surtout de sa passion pour la musique, compagne absolument fidèle de ses jours, qu’il aura en retour toujours pratiquée et enseignée. Enfin, avant votre départ, il vous entraînera sûrement jusqu’à la cathédrale toute proche, semblable aux gros mokkas bleus et blancs que tous les pâtissiers de l’Amérique latine proposent à l’occasion de tous les anniversaires et mariages de l’Amérique latine, pour y admirer la sublime chaire de vérité, véritable miracle du baroque indigène, chef-d’œuvre incroyable de l’école de Cuzco, où des angelots au teint mat volettent entre les feuilles d’or de la chrétienté coloniale.

    Magie des hommes et des rencontres. Profusion et confusion des lieux.

    En plein centre de Puerto Iguazú, petite ville de la province de Misiones, cœur de l’activité Jésuitique au siècle d’Or, province aux trois frontières, toujours en République Argentine, à proximité des chutes somptueuses découvertes par Alvar Núñez Cabeza de Vaca, Espagnol du siècle d’Or, peut-être l’homme le plus incroyable de son temps (6), le loueur de « lanchas » pour le Paraná, que j’avais rencontré lors de ma quête d’un logement pour deux ou trois nuit, m’attira chez lui afin de me présenter sa nombreuse famille et tester sur moi les effets d’un formidable discours qu’il venait de rédiger à destination des populations. Il vivait encore une période d’ambition et proposait sa personne au poste d’Intendente de la petite ville de Puerto Iguazú, en République Argentine. Il demanda à son épouse de lui apporter un cahier d’écolier, un cahier à spirale, et après avoir chaussé de petites lunettes rondes il prit la pause d’un tribun résolu et d’une voix puissante, peut-être exagérément modulée, commença la lecture de ce qu’il estimait être tous les possibles pour l’Argentine, à condition toutefois que cette dernière se plie aux exigences de la Révolution productive que désirait conduire le parti Justicialiste (7) récemment revenu au pouvoir ainsi qu’aux injonctions du Fonds Monétaire International. En gros, il s’agissait de remettre les Argentins au travail, de rompre la spirale infernale de l’hyperinflation en amarrant l’Austral au Dollar, chaque mois la monnaie perdait « officiellement » la moitié de sa valeur, de réduire les dépenses publiques, d’attirer les capitaux étrangers, de relancer l’investissement et de vendre ce qui pouvait être vendu du patrimoine national pour rembourser la dette extérieure, colossale, et peut-être, s’il restait encore quelque chose dans les caisses, de commencer à reconstituer les réserves en devises du pays. En fait, un plan bien libéral après des années d’ultranationalisme. Sous les applaudissements et les rires de ses jeunes enfants, il referma son cahier, replia ses lunettes et rechercha chez moi un supplément à l’approbation qu’il puisait déjà dans le regard admiratif de sa femme.

    Quelques années plus tard je traversai à nouveau les trois frontières et je repassai par Puerto Iguazú. La ville était dans un état désespérant. Les rues qui avaient perdu leur asphalte étaient totalement défoncées, tous les commerces étaient fermés et même la petite affaire de location de lanchas avait disparu. Tout était tristement désert. Les chutes elles-mêmes s’asséchaient. La Garganta del Diablo, la gorge du diable, ne déglutissaient plus que de pauvres crachats, ou presque, comme si on avait fermé depuis longtemps un robinet et qu’on le réouvrait sporadiquement. Les autres chutes ne délivraient plus qu’un filet d’eau. Il se disait que le Paraguay voisin entreprenait de grands travaux sur le fleuve Paraná ce qui en réduisait considérablement le débit et que, pour montrer sa puissance, la construction d’un second barrage géant, appelé à être le plus grand du monde, était envisagée, ce qui menacerait l’existence même des chutes découvertes par Alvar Núñez Cabeza de Vaca, vaillant Espagnol du siècle d’Or, l’un des hommes les plus remarquables de son temps.

    Juste une remarque en passant. Les dictateurs raffolent des barrages. Ils adorent les inaugurer. Déjà les Espagnols surnommaient Franco, Francisco la rana, Francisco la grenouille, parce qu’ils le voyaient très souvent au cinéma inaugurer un barrage. Stroessner avec Itaipu, Nasser avec Assouan, De Gaule avec l’usine marémotrice de La Rance, Kim il Sung avec Soupoung, le parti communiste chinois avec les Trois Gorges, tous ont utilisé le barrage comme un support de propagande majeur car, chef-œuvre technologique, il atteste de leur engagement forcené en faveur du développement économique de leur pays. Mais le barrage témoigne aussi et surtout de la puissance virile du dictateur qui asservit des fleuves géants, ou qui dompte des marées rugissantes, qui bouleverse les écosystèmes construit au fil des millénaires, qui inonde des villes immenses et quantité de villages, qui noie aussi l’Histoire et la mémoire, qui fertilise ce qui était stérile et industrialise ce qui était agricole, qui déplace les populations innombrables, près de deux millions de personnes en Chine pour les Trois Gorges, en un mot qui établit sa domination absolue sur la nature, sur les gens et sur le temps. Le barrage est un grand effaceur du temps passé. Toute mise en eau d’un barrage, ou toute mise en marche de ses gigantesques turbines, ralentit la vitesse de rotation de la terre, donc par son pouvoir le dictateur soumet la planète à sa volonté. Le barrage énergétique plonge le vieux dictateur dans un bain de jouvence moderniste. L’eau électrisante des barrages est la semence du dictateur qui se sent soudainement rajeuni.

    Le petit homme a pénétré sur la jolie place ombragée, à deux pas de la plus ancienne université d’Amérique latine (8), en poussant un chariot de supermarché surchargé et aussitôt, surgissant de tous les coins de la place, les gens se sont regroupés autour du petit homme et chacun a puisé dans le chariot un panneau en carton ou en contreplaqué avec un manche en bois. Puis ils ont formé un cercle autour de la statue du Libertador et, brandissant leur pancarte, ils ont commencé à marcher lentement et silencieusement. Sur chacun des panneaux était collé un très grand portrait photographique, portrait différent d’un panneau à l’autre, pas portraits de gens connus mais de personnes que l’on peut rencontrer tous les jours quand on se promène dans la rue, femmes et hommes plutôt jeunes en majorité avec quelques-uns nettement plus âgés quand même, soigneusement peignés ou bien habillés ou bien comme on est tous les jours quand on se promène dans la rue, certains souriants et d’autres non, en fonction bien sûr du caractère de la personne ou de la circonstance pour laquelle la photo avait été prise, agrandissements de cartes d’identité ou de scolarité ou de scène de bonheur familial ou quand on se promène dans la rue avec son fiancé ou sa fiancée. Les gens qui tenaient les pancartes, et qui marchaient silencieusement en rond, étaient comme les gens figurant sur lesdites pancartes, sans pour autant qu’ils cherchent à leur ressembler. Certains étaient jeunes et d’autres beaucoup plus âgées. Certains étaient bien peignés et bien habillés et d’autres étaient comme on est tous les jours quand on se promène dans la rue. Au bout de deux ou trois tours, un très vieux monsieur à barbichette et très bien habillé a donné le bras à une très vieille dame un peu forte avec les jambes enflées. Puis tous les deux ont quitté la ronde et sont allés s’asseoir sur l’un des bancs de la place. En tenant toujours leurs pancartes, en s’appuyant même un peu dessus car ils semblaient l’un et l’autre assez las, ils ont commencé à discuter tranquillement, calmement, comme on peut le faire tous les jours quand on se promène dans la rue et que l’on rencontre quelqu’un qu’on connaît. Pendant ce temps tous les autres continuaient à marcher autour de la statue du Libertador, lentement et silencieusement. Soudain, tous se sont mis d’accord et ils ont arrêté de tourner. Le petit homme est alors réapparu à un coin de la place en poussant toujours son chariot de supermarché mais vide cette fois-ci. Les gens se sont encore regroupés autour de lui et chacun a déposé sa pancarte dans le caddie. Puis ils se sont tous dispersés tranquillement, comme quand on se promène dans la rue, et le petit homme est reparti en poussant son chariot de supermarché à nouveau surchargé.

    Dans l’avion de nuit qui me ramenait de Corrientes, au bord du río Paraná, vers Buenos Aires, au bord du río de la Plata, mon voisin était un homme courtois et disert. Après avoir échangé quelques politesses et autres amabilités d’usage, il me confia qu’il vivait à Buenos Aires, qu’il était ingénieur, que son métier l’amenait à se déplacer souvent, que les affaires et les choses de la vie, sans être catastrophiques, n’allaient pas très bien pour lui pour autant. Il gagnait tout de même un peu d’argent, on peut même dire pas mal d’argent, car son entreprise tournait plutôt bien. Il était propriétaire de son appartement situé en plein cœur de Buenos Aires. Non, ce qui le préoccupait c’était le pays qui se trouvait au bord de la faillite et l’insécurité qui régnait partout, même en plein cœur de Buenos Aires, là où il habitait. Beaucoup de ses amis s’étaient procurés des armes pour défendre leurs familles et leurs biens, car on en est arrivé là Monsieur, disait-il, et lui-même s’apprêtait à en faire tout autant. Les politiques ne sont que des corrompus et des incapables. Ils ne font rien d’autre que de détourner de l’argent. Je me permis de lui faire remarquer que les gens pouvaient changer les politiques et que la situation semblait être beaucoup plus désespérée, il y avait peu encore, à l’époque de la dictature militaire. Là, il m’arrêta tout de suite. Sujet sensible. C’était l’anarchie, Monsieur, la subversion était partout, et les militaires l’ont combattue. Cette guerre contre la subversion les militaires l’ont faite salement, cela il le reconnaissait, mais il fallait la faire, impossible d’agir autrement, ajoutait-il. Les militaires ont fait les choses salement, certes, mais comment peut-on faire la guerre autrement, insistait-il. Nous nous tûmes l’un et l’autre. Par le hublot, je regardais Buenos Aires qui, juste en dessous, semblait prise dans un gigantesque filet de lumières qu’aurait lancé un céleste pêcheur d’âme, pêcheur de l’âme errante de Buenos Aires, jetée morceau par morceau sur le rivage de l’Amérique par les vagues grondantes et successives des migrants du monde, âme qui perlait par tous les pores de la méga-peau urbaine, le jour, et qui palpitait encore entre les mailles étincelantes, la nuit. Buenos Aires, Pauvre fille mal fagotée, le jour, princesse à la robe constellée de diamants, la nuit. Nostalgie. J’aurais dû regarder plus intensément par le hublot, par exemple pour rechercher les monuments et les lieux qui marquent la ville, l’avenue du 9 juillet et son énorme obélisque, la place de Mai et la cathédrale métropolitaine où repose José de San Martín, le théâtre Colón, et que sais-je encore, enfin ce que tout le monde connaît, mais cette nuit-là je n’avais ni l’esprit ni le cœur à cette quête. Il me suffisait de contempler le gigantesque filet de lumière ou la robe constellée de diamants de la belle princesse, c’est selon. Buenos Aires, pauvre fille nostalgique de l’Amérique, pauvre princesse mélancolique du Sud.

    Sur la Place de Mai, face à la Casa Rosada, presque sous le balcon duquel Eva Perón haranguait la multitude des « descamisados », Hebe de Bonafini (9), juchée sur une estrade improvisée, presque sous le ventre du cheval de bronze de Belgrano, rappelait à la petite foule des mères coiffées de foulards blancs, toutes mères douloureuses, toutes mères de la Passion, la longue liste des épreuves endurées, des défaites subies et des victoires arrachées. Elle leur décrivait aussi un autre possible pour l’Amérique latine, possible rendu pleinement nécessaire aujourd’hui. Considérant l’Histoire commune des nations de l’Amérique, invoquant leurs grandes figures, déplorant les souffrances et les humiliations partagées, condamnant la bêtise des gouvernants, la brutalité de leurs armées et de leurs polices, le cynisme et la cupidité des firmes transnationales, elle opposait la fraternité des peuples et les indispensables solidarités qu’il fallait tisser au niveau continental, bien au-delà des différences de couleurs de peau, de religions, de coutumes et de manières de parler le Castillan. Hebe parlait avec passion et aussi avec beaucoup de tendresse aux mères aux fichus blancs de la Place de Mai. Hebe parlait d’amour.

    Le dimanche, quand les choses ne vont pas trop mal, ce qui est plutôt rare ici, toute l’Argentine, du nord au sud, d’est en ouest, de Jujuy à Ushuaïa, de Mendoza à Mar del Plata, de Posadas à Comodoro Rivadavia, absolument toute l’Argentine, dispense l’odeur de l’asado. Dès qu’un argentin a suffisamment d’argent pour acheter de la viande, le dimanche il fait l’asado, et les morceaux de viande il les grille sur des broches en croix plutôt qu’au barbecue. L’Argentin crucifie la viande, c’est là sa passion, et l’authentique parfum de l’Argentine est celui de l’asado. Mais le peuple argentin est lui-même un peuple de crucifiés. Dépouillé de sa terre, des milliers et des milliers d’hectares de la Patagonie ayant été vendus à des entreprises transnationales pour le mouton, des vedettes d’Hollywood ou des starlettes de la chanson française pour les chevaux, dépossédé de ses ressources naturelles, les gisements de pétrole ont été cédé à des groupes internationaux, délesté de ses pauvres économies, les banques ont baissé leur rideau de fer un rude matin et dans tout le pays les gens ont tambouriné sur des casseroles pour protester, matraqué par les forces anti-émeutes et quelques fois mitraillé par la soldatesque. Le parfum de l’asado alors ne se répandait plus sur l’Argentine. Mais tout ce chaos, c’est Fernando Solanas, ce réalisateur-poète chanteur du grand Sud et de la nostalgie argentine, qui est le plus à même de le relater, ce qu’il a fait (10).

    Mais bien avant ces évènements, en compagnie d’un groupe d’Argentins en vacances, je suis allé rendre visite aux pingouins de la Punta Tumbo juste au-dessous de la Péninsule de Valdés, cet espèce de champignon qui a poussé tout de travers sur la côte américaine. Bizarrement, les Argentins raffolent des pingouins. Tout portait à croire que les chevaux auraient remporté leur suffrage, car il y a un gaucho qui sommeille dans tout Argentin, ou les vaches, dont ils adorent la viande, ou bien encore les lions de mer à la crinière épaisse que l’on trouve sur les rivages du Sud, pour leur indéniable virilité. Bien sûr qu’ils les aiment les chevaux, les vaches et les lions de mer, mais surtout ils les respectent profondément, tandis que lorsqu’ils voient un manchot de Magellan, même un petit, les Argentins poussent des cris de joie. « Un pingüino ! Un pingüino ! », s’exclament-ils avec ravissement. Tout d’abord, avec son plumage noir, son beau plastron blanc et sa barbichette tout aussi blanche, le manchot de Magellan offre une sorte d’élégance, certes un peu outrée, qui correspond parfaitement aux critères de beauté de l’Argentine. Ensuite sa démarche claudicante, comme après une chute de cheval, rend le manchot à la fois émouvant et sympathique. Enfin, le fait que des touristes pénètrent comme par effraction sur le territoire de nidification des manchots, lieu ô combien sacré, rappelle le viol opéré par les entreprises transnationales, les vedettes d’Hollywood et les starlettes de la chanson française du territoire de la patrie argentine, sol ô combien sacré. Il y a une sorte de fraternité qui s’est établie entre les pingouins et les Argentins. On peut dire que dans le cœur de chaque Argentin il y a un pingouin qui s’est établi. Les pingouins constituent l’une des passions de l’Argentine, et pas la moindre.

     

    Le HMS Sheffield, destroyer de la flotte britannique, a été coulé par un pilote argentin au moyen d’un seul et unique missile Exocet, d’origine française.

    « Volver » (le retour, revenir) est un tango composé et chanté par l’illustre Carlos Gardel, d’origine également française.

    Juan José Saer (1937-2005) est l’un des plus importants écrivains argentins contemporains bien qu’il ait passé plus de la moitié de sa vie en France. L’essai dont il est question a pour titre « El Río sin orillas », le fleuve sans rive (Julliard. 1992).

    Le luth oriental.

    Celui qui détient le pouvoir exécutif sur une ville, le maire en quelque sorte.

    Alvar Núñez Cabeza de Vaca (vers 1448- vers 1559), embarqué comme comptable-trésorier dans une expédition vers l’Amérique, quelques années après la chute de Mexico, il échoue sur la côte de Floride. Il traverse tout seul le continent nord-américain, de la Floride à la Californie, en 10 ans. Il commerce avec les Indiens, après avoir failli être mangé par eux, et il fait même le medecine-man. Les Espagnols le récupèrent dans le Nord du Mexique. Il est nommé pendant un temps gouverneur du Río de la Plata. Il décrit son expérience Nord Américaine à Charles Quint dans un petit livre intitulé La Relación (Relation de voyage. Acte Sud. 1979) où il fait œuvre d’ethnologue.

    Le parti justicialiste est la façade politique du mouvement peroniste.

    L’université de Córdoba fondée en 1612.

    Hebe de Bonafini (1928) est l’une des fondatrices de l’association des « Madres de la Plaza de Mayo ». A l’époque relatée elle est la Présidente des Mères. Ses deux fils et sa belle fille ont été assassinés sous la dictature militaire. Sa fille et elle-même ont été torturées. J’avais déjà rencontré Hebe à Paris où elle était venue expliquer son combat.

    Fernando Solanas (1936) a réalisé Memoria del saqueo (mémoire d’un saccage) en 2004, documentaire-essai sur la crise de 2001 en Argentine.


    Tags Tags :
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment



    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :