• Un pur poète, «un clou rouillé», Paul Valet, l’inaliénable

     Jean-Claude Leroy

     

     

     « Au moment où les modèles du sage et du saint me perturbaient jusqu’au mutisme, Paul Valet m’a redonné les couleurs du poète, la singularité de sa fonction. »
    Guy Benoit1

      

    Paul Valet à Vitry en 1963
     Au début du vingtième siècle, il grandit à Moscou et en quatre langues, dévore les romanciers russes, devient pianiste virtuose, donne des concerts en Russie et en Pologne, son talent d’instrumentiste promet beaucoup. Lycéen en 1917, il est aussi témoin des deux révolutions, celle de février et celle d’octobre. Il va aux meetings écouter Lénine, Trotsky, Zinoviev, Kamenev (« tous ceux qui seront supprimés durant la période stalinienne2 »). Les biens familiaux sont bientôt saisis par le nouveau régime – son père en éprouve d’ailleurs un certain soulagement, heureux de n’avoir ainsi plus de soucis (cette abnégation illustrant parfaitement, aux yeux de son fils, l’âme russe). Ils partent vivre en Pologne, d’où sa mère est originaire, mais le régime politique s’avère impossible, le jeune homme finira donc ses études en France, études de médecine en l’occurrence, et tombera amoureux de ce pays au point d’en prendre assez vite la nationalité. Appelé au service militaire, il est une forte tête, d’abord médecin-auxiliaire, le voici dégradé, il finit simple soldat. En 1936, il s’installe comme médecin généraliste à Vitry-sur-Seine, dans la banlieue ouvrière.

    Seul

    Pour retrouver le juste mot
    Il faut passer où nul ne passe

    Jours sans recours
    Nuits sans sursis
    Aubes sans réponse 3

     

    La guerre survient, il est envoyé dans le « trou de la Sarre » d’où il évacuera les blessés de son bataillon en juin 1940, après l’attaque allemande. Démobilisé, installé avec sa femme et son fils au Puy en Velay, il devient médecin à partir de 1941 des soldats alliés parachutés en Auvergne pour y préparer les premières caches d’armes. En lien avec un émissaire du général de Gaulle il implante en Haute-Loire et dans le Cantal le mouvement « Libération », durant toute la durée de la guerre il exerce diverses fonctions parmi les plus hautes dans la résistance. Sa tête est mise à prix par la milice. Le temps du maquis et de la clandestinité, de la vie sauvage et solitaire, est un temps qu’il a aimé, mais dont nul ne revient vraiment, sinon irrécupérable, d’autant que cette guerre signifiera aussi pour lui la disparition de ses parents et de sa sœur dans les chambres à gaz d’Auschwitz.

     

    Être debout sur la brèche du temps et regarder en bas. C’est plein d’hommes, pucerons et punaises. Et ça grouille, et ça se chatouille, et ça fourmille, et ça frétille, comme si de rien n’était. – Sublime est la tenue de la catastrophe quand tout oscille imperceptiblement avant de crouler. 4

     

    Comme la musique, ou la peinture, qu’il pratique également, l’écriture est chevillée très tôt en lui, c’est pourtant après cette longue saison souterraine de combat et d’âpreté que Georges Schwartz prend un nom d’auteur, Paul Valet, et entreprend véritablement d’écrire. Et c’est en 1947, alors qu’il a retrouvé son cabinet et son domicile de Vitry-sur-Seine, qu’il publie un premier recueil chez Guy Levis Mano, avec qui il s’est lié d’amitié. « Valet », comme serviteur de la parole, de la poésie 5, ou serviteur de Dieu 6. En dehors de toute église et tout dogme, il appelle, on dira qu’il crie. Il y a là le vécu et les profondeurs du risque, car on ne la lui fait pas. C’est une poésie franche, sans hésitations, sans apprêts, d’une écriture bouillante, qui se tient par sa brièveté, son flanc lapidaire, ses contradictions, ses blessures. Cependant, après une période féconde et des recueils chez GLM ou au Mercure de France salués par Pascal Pia, Maurice Nadeau ou encore Maurice Saillet, il reste de longues années sans plus rien écrire, traduisant plutôt le Requiem d’Anna Akhamatova et des poèmes du jeune Joseph Brodsky, futur prix Nobel.

     

    Je pense
    Donc je fuis

    Je tremble
    Pour ne pas m’incruster
    M’encrasser avec hargne

    Toute une vie mal partie
    Comme la suite
    D’un petit cri nouveau né

    Ramasseur d’immondices
    Éboueur impeccable
    J’irai loin dans le temps

    C’est l’Opaque qui nous tue
    Quand nos morts transparents
    Nous traversent sans nul bruit

    Pas d’aphorismes
    Mais PAROXYSMES
    perce-trouvailles

    Bulldozers. 7

     

    Peinture de Paul Valet (reproduite in "Paul Valet, soleils d'insoumission", éd. J-M Place, 2001)
    En 1970, alors qu’il a cessé son activité de médecin, des problèmes de santé d’ordre neurologique commencent à l’assaillir. Il devient insomniaque et souffre de vertige. Et voici l’écriture lui revient dans ce moment, même si le monde de l’édition semble l’avoir oublié. Il faudra l’attention et la vigilance d’un jeune poète, fondateur de la revue et des éditions Mai hors saison, Guy Benoit, pour le remettre en lumière. Par un numéro spécial de la revue et la publication d’un ensemble écrit en rapport avec ce séjour hospitalier : Solstices terrassés. Paul Valet a retrouvé la parole, elle ne le quittera plus. Mémoire seconde est publié en 1984 par le même Guy Benoit qui prépare un imposant Cahier Paul Valet pour les éditions Le Temps qu’il fait. Cependant, le poète de Vitry meurt en 1987, alors que Vertiges vient tout juste de paraître chez Granit. Homme discret mais chaleureux, il aura été aussi l’ami de Cioran, de Pascal Pia, de René Char et il laisse de nombreux inédits dont certains paraissent bientôt aux éditions Le Dilettante, José Corti ou Calligrammes.

     

    L’être saccage l’avoir

    * * *

    Dans chaque vaincu
    pointe le sacré

    * * *

    Dans chaque meurtrière
    saigne la lumière 8

     

    Paul Valet avec Guy Benoit, 1986.
    Il est certaines écritures qui ne savent contourner, elles attrapent le lecteur en son milieu. Depuis un endroit précis, pas forcément spatial, quelqu’un parle, et quoi qu’il dise, la « parole qui [le] porte », ne peut que porter jusqu’à nous. Ce corps-là sait trop d’où il réchappe, plus moyen de le faire dévier. Images existentielles, gémissements plus révoltés que plaintifs, c’est le grincement de l’être qui diffuse un peu de sens dans l’atmosphère, cette écriture pourrait être d’un maître qui prend plaisir à déconcerter, mais l’auteur a préféré qu’elle fût d’un Valet. Un serviteur de la poésie et de la connaissance, qui toutes deux se rejoignent en ses apprentissages spirituels, en ses engagements qui finissent par le partager, si bien qu’il en ressort comme divisé, et… diviseur. Rien de confortable, on le voit. Au demeurant, Jacques Lacarrière note dans un essai qu’il lui consacre 9 : « [Chez Paul Valet] raison et folie sont les deux visages semblables et opposés de la Pensée. »

     

    Ni grec ni juif ni gaulois ni chinois ni catholique ni protestant
    ni figue ni raison

    Rien du tout

    Un clou
    Un clou rouillé
    Un clou sauvage
    Un clou de sabotage
    Engagé volontaire
    Dans votre chambre à air 10

    Deux parutions récentes et complémentaires nous arrivent des éditions Le Dilettante et Gallimard, qui nous donnent l’occasion de lire ou relire Paul Valet, un poète radical qui sait parler au monde, à ceux qui aiment les grands remèdes pour les grands maux. Deux compilations qui reprennent à elles deux les textes essentiels d’une œuvre ramassée, percutante, utile, avec pour le volume du Dilettante un ensemble inédit : Translucide.

    * * *

    Paul Valet, Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ?, Le Dilettante, 2019. 17€
    Paul Valet, La parole qui me porte, Poésie/Gallimard, 2020. 7,50 €

    Sur le site des éditions Le Dilettante
    Sur le site des éditions Gallimard

     

    1) in Un sombre rayonnement, Cahier Paul Valet, Le temps qu’il fait, 1987.
    2) Entretien avec Paul Valet, mené par Guy Benoit in Cahier Paul Valet, op. cit.
    3) in La parole qui me porte, Mercure de France, 1965 & Poésie/Gallimard 2020.
    4) in Solstices terrassées, Mai hors saison, 1983, repris in Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ?, Le Dilettante, 2020
    5) Entretien avec Madeleine Chapsal, L’Express, 15 août 1963, repris in Cahier Paul Valet, op. cit.
    6) Entretien avec Paul Valet, mené par Guy Benoit in Cahier Paul Valet, op. cit.
    7) in Paroxysmes, Le Dilettante, 1988.
    8) in Mémoire seconde, Mai hors saison, 1984, repris in Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ?, Le Dilettante, 2020.
    9) Jacques Lacarrière, Paul Valet, Soleils d’insoumission, éditions J-M Place, 2001.
    10) in Sans muselière, GLM, 1949.


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