Absent de Beyrouth
À la mémoire de Daniel Riou
La dernière fois
que l'on s'est croisé,
dans les allées du centre
commercial Colombia,
il ouvrit grand le sac
qu'il tenait à la main
pour me montrer la chemise
colorée qu'il venait d'acheter,
elle irait bien
elle irait bien
avec son jean troué,
ses chaussures italiennes,
sa cravate ficelle, ses moustaches
en bataille et sa boucle d'oreille
argentée,
il se promettait de la porter
pour se rendre à Beyrouth
où il séjournait deux ou trois
fois l'an, y retrouvant
ses amis poètes
qui, une semaine plus tard,
ne le voyant pas débarquer
à l'aéroport international
Rafic Hariri, eurent
un mauvais pressentiment
et multiplièrent les coups
de téléphone à son domicile
et à l'université en espérant
entendre sa voix,
personne ne savait
où il se trouvait
à cet instant
et pas même
lui,
on le rechercha
vainement en ville,
jusqu'au jour où sa fille,
après avoir appelé
cliniques et hôpitaux,
apprit que l'on soignait
au CHU un malade dont on
ne connaissait pas le nom,
(un homme sans papier
retrouvé inanimé
sur les berges
du canal),
elle décida
de se rendre
sur place et constata
que le patient immobile,
sans voix, les yeux rivés
au plafond de la chambre,
était bien son père,
qui courait
au bord de l'eau
quand son cœur lâcha
prise, provoquant des dégâts
irréversibles dans un cerveau
privé d'oxygène pendant
de trop longues
minutes,
il était là
sans y être,
absent à lui-même
et aux autres
et y resterait
de longs mois
encore,
le temps que
dura le chemin
de croix de l'ami
qui loge désormais
dans la fragilité
de nos mémoires
au lieu de flâner
(comme il l'aurait souhaité)
dans les rues de Beyrouth
en compagnie des poètes
Abbas Beydoun et
Iskandar Habbache.
Jacques Josse (janvier 2024)