Dès qu'il y a une crise des consciences
Dès qu'il y a une crise des consciences, que la vie ne va plus de soi, que les dogmes philosophiques et religieux s'effondrent, on se tourne vers les sciences exactes. Chacun, alors, se sent prêt à faire sienne la phrase de Voltaire : « Quand nous ne pouvons nous aider du compas et des mathématiques, (...) il est certain que nous ne pouvons faire un pas. » La libido sciendi n'épargne plus personne, même pas ceux qui, comme les artistes, auraient pourtant tout intérêt à s'en affranchir.
Dans ces moments, l'art devient cosa mentale, ce qu'il n'était pas pour Giotto, Simone Martini ou Enguerrand Ouarton mais l'était déjà pour Vinci, Piero, Ucello, Brunelleschi, Alberti, Dürer et d'autres qui, tous, étudiaient les mathématiques, la physique, l'optique, la géométrie, l'astronomie. Léonard avait d'ailleurs pris soin d'avertir ses lecteurs : « Ne lise pas mes principes qui n'est pas mathématicien, » Piero écrivit un Traité des proportions ; Ucello passait ses nuits à étudier les règles de la perspective ; Michel-Ange, Vinci, Allori consacrèrent une partie de leur temps à des enquêtes anatomiques ; Dürer rédigea plusieurs traités techniques et envisagea de publier une Encyclopédie théorique de l'art.
Cette foi dans les sciences, si évidente chez les artistes de la Renaissance, s'émoussera quelque peu ensuite mais retrouvera son essor, bien que dans un tout autre esprit, dès le dix-huitième siècle et, par la suite, maints artistes du romantisme allemand, comme Gœthe et Novalis, rêvèrent d'allier poésie et science.
Au dix-neuvième, les Impressionnistes seront influencés par les découvertes du chimiste Chevreul. Seurat espérait découvrir un système « logique, scientifique et pictural » capable de traduire l'harmonie parfaite, et ses théories seront successivement reprises par les Cubistes, les Fauves, les Expressionnistes, les Futuristes, certains artistes du Bauhaus. Marcel Duchamp, de son côté, s'intéressera à la « section d'or » et à la chronophotographie.
La musique, tout au long du vingtième siècle, se référera aux lois mathématiques. Le dodécaphonisme, la musique sérielle, les musiques dites « expérimentale », « K électro-acoustique », « électronique », etc., se développent de telle sorte que « la manipulation d'instruments électroniques ou informatiques sophistiqués impose aux musiciens la nécessité de compléter leurs connaissances musicales traditionnelles par un nouveau savoir puisé dans le domaine scientifique. (…) Un tel phénomène favorise la naissance d'une nouvelle conception de la musique, profondément impliquée dans l'aventure scientifique et technologique de la société moderne. (...) La méthode scientifique, source de vérités objectives, devient alors la règle idéale de composition, la mathématique étant l'archétype le plus utilisé », (André-Pierre Boeswillwald, in Encyclopædia Universalis).
Les sirènes scientifiques charmeront aussi les écrivains, L'on ne saurait comprendre certaines œuvres surréalistes, celles du Nouveau Roman, l'écriture textuelle ou la critique formaliste si l'on n'y décèle pas les influences conjointes de la psychanalyse, de la linguistique, du structuralisme et, toujours, des mathématiques, Face à un public persuadé par le journalisme de vulgarisation qu'il ne saurait y avoir de progrès en art que si les créateurs sont surtout des « chercheurs », les écrivains se croient obligés de se livrer à des analyses, des exercices, des expérimentations, des spéculations. Queneau publiera donc ses Exercices de style. Perec sera porté au pinacle parce qu'il aura réussi la gageure d'écrire tout un livre sans employer la lettre e. Roubaud s'inspirera des structures du haïku ou des règles du jeu de go pour écrire quelques-uns de ses recueils ; l'un d'eux : Trente et un au cube, sera composé de trente et une pages, de trente et une lignes, de trente et une syllabes. Les « groupes de recherches » proliféreront : l'0ulipo, le Lettrisme, le Collège de Pataphysique, le Groupe de recherches esthétiques du CNRS. Des chapelles verront le jour au sein desquelles s’élaboreront théories et systèmes qui étonneront, choqueront ou séduiront mais, en tout cas, retiendront l'attention d'un public avide de nouveauté. Tous ces fabricateurs, faute de faire des œuvres, feront du bruit, ce qui, désormais, est bien la preuve la plus sûre qu'un artiste puisse donner de son existence et de sa valeur.
De nombreux auteurs réussiront de cette façon à acquérir la notoriété et l'admiration que les seules qualités esthétiques de leurs livres n'auraient jamais pu leur faire obtenir. À cet égard, et pour s'en tenir au domaine poétique, Paul Valéry, après Mallarmé, apparaît comme l'archétype de ces expérimentateurs dont les œuvres restent très en deçà des principes qui les ont guidées, Il est très certainement le poète dont l'intérêt pour les sciences et surtout pour les mathématiques, la propension à théoriser, à systématiser, à préférer le comment de l'œuvre à l'œuvre elle-même et la poïétique à la poésie, traduisent le plus clairement les impasses dans lesquelles la création artistique s'est fourvoyée et dont elle ne semble plus capable de sortir.
Jean-Paul Hameury
extrait de Des lumières aveuglantes
in Illusions et mensonges (Folle Avoine, 2001)
Site des éditions Folle Avoine