Libre beauté des libertés
au nom de ça
la sienne
ou celle des autres
la liberté de tous parmi ceux qui restent
on a pu jadis comme on peut aujourd’hui
user du pouvoir de tout faire
et se mettre plus à l’aise
surtout si l’on a les moyens de prendre à tous
et de ne pas se taire
aussi le combat pour la liberté
combat pour les libertés
me fait-il souvent rire
quand il sort de la bouche des prêcheurs incontinents
esclaves sous condition qui prononcent liberté
comme ils diraient impossible ou panacée
que pensent-ils de la liberté de violer son prochain ?
c’est au nom de la liberté que les libéraux suicident l’humanité
c’est au nom de la liberté que les tyrans tyrannisent
c’est au nom de la liberté
que tel pays envahit tel autre
que tel homme ou telle femme vend son corps au plus offrant
que l’on vend ses organes contre un sursis ridicule
au nom de la liberté que l’on abuse de sa force
mais il y a encore des imbéciles pour crier liberté
et l’imbécile que je suis a entendu des foules réclamer Ureya
quand elles exigeaient la justice, l’égalité, la fin de l’État policier
de la torture et de la corruption
et la chute du régime, le départ du raïs
et cette clameur a produit son effet
le temps que s’organisent autrement les mâchoires de l’oppression
le printemps pris dans la glace renvoie son sourire aux saisons mortes
plus près d’ici j’ai entendu un chômeur désœuvré
déclarer I am free à l’acorte directrice d’une agence pour l’emploi
un autre en Allemagne le 6 février 2001, ingénieur du nom de Werner Braüner, liquidait le directeur du bureau local de chômage qui venait de le radier
ou encore Djamal Chaab, chômeur en fin de droit qui prit la liberté de s’immoler le 13 février 2013 devant une agence Pôle emploi de Nantes, ville-métropole de l’ouest de la France, pays comptant au moins 10 000 souffrants libérés annuels par le suicide
car la liberté relative n’est pas la liberté
la liberté absolue se rêve arbitraire
la liberté c’est quand il n’y en a plus
alors la « liberté mon cul »
et j’entends des pantouflards héroïques
revendiquer la liberté sans savoir laquelle
j’ai alors la nausée pour ne pas rire de la liberté sans audace
liberté de bavardage
liberté de mœurs
qui fait confondre vertige et révolution
modernité et transgression
montagne à la mer et ville à la campagne
libre comme l’air
mais pas libre de choisir son heure
en attendant qu’il n’y en ait plus
sauf un poil de « liberté mon cul »
et ces mots creux qui font jolis
longtemps j’ai vécu enfermé
mais je m’en suis sorti
j’étais tout seul dedans
je suis tout seul dehors
l’espace le plus large oblige à se constituer
s’il n’y avait toutes ces obligations
je cesserai de parler de liberté
« sur mes cahiers d’écoliers » * ou ailleurs
pour libérer Grindel et ce « printemps qui a raison »
libération, respiration plutôt que liberté
le monde est un vaste zoo, la société
liberté de mourir en dehors des mots
liberté de travailler libéré du travail
liberté des secrets qui déterminent
liberté des silences accablés par le bruit
liberté de surveiller de dénoncer de condamner
– que peuvent les mots sans contexte ?
tous militants récitant mantra sur mantra
mensonges qui ne tiennent plus leur place
vérités qui s’endorment debout
cris du cœur au cœur des catastrophes
la figure du néant jurant sur le tableau des vanités
les désirs poussifs d’un ado saturé
le poignard de la plaie
la plaie dans la muraille opaque
« la victoire de l’esprit sur la certitude »
comme disait Georges Henein de l’anarchie
libre esprit n’est pas libertin
tout homme est libre de mettre fin
mais qui donc a voulu commencer ?
sans dieux peut-être mais cependant superstitieux
tu n’as pas choisi ta direction
tu les veux toutes à la fois
tu es le jouet des marqueurs de routes
libertés à défendre mais libertés de quoi ?
tu peux tout dire
tout penser
tout écraser
que faire de l’autre qui n’est pas moi
liberté de propriété ou droit de visite
que dis-tu de ce paysage dressé par mon stylo ?
le barreau de la cage regarde vers toi
– qui as-tu enfermé à ton tour ?
liberté de vivre sans flic à la fenêtre
sans mouchard mobile-phone
sans caméra de surveillance
sans la guerre à outrance
langue de bois des libertés
qui ne désigne pas l’ennemi ou les ennemis
liberté qui dérape sur ses lettres et ses oreilles
devenant libreté de se mourir et d’aimer
libreté d’inventionner sa vitale pâmoison
libreté de délivrer sa raison sa maison l’horizon
de renverser le temps à tête de Chacal
Anubis à côté des embaumeurs de mots
libreté de rendre et de voler
libreté d’entredépendre et d’outre-passer
libreté d’impression et de commotion
libreté infini dans un monde fini
libreté d’un regard sur un autre
la répétition d’un mot éreinte le sens
et jamais d’ailleurs un mot n’a eu un seul sens
et les tyrans ont su tordre le sens des mots
c’est pourquoi les poètes s’attaquent à la forme
pour mieux restituer, insuffler le sens
sa vigueur et sa noblesse
il est libre l’homme qui n’a rien
libre de ne pas exister
tandis qu’est esclave celui qui a tout
esclave de ne plus s’en sortir
se croit libre celui que l’ivresse a gagné
– pourquoi ne le serait-il pas ?
se croit libre le nouvel évadé
qui ne sait où aller
se croit libre celui qui croit
celui qui exalte la vie
celui qui adore et celui qui tue
– pourquoi ne le serait-il pas ?
bien que certain
mourir ne doit être une cruelle évidence
n’est libre que ce qui est mortel
liberté sans espoir ni désespoir
libre beauté des libertés
que cesse le cauchemar de ton nom
– est-ce la peur du bourreau qui fait naître à la vie ?
irresponsable mais conséquent
indéterminé mais fataliste
réaliste mais utopique
immanent et transcendant tout autant
c’est l’énigme de la liberté
de l’impossible condition
toute joie affleure dans la nuit
et tout malheur déchire le jour
où je reste le même
j’entends la liberté crier
n’écrivez plus mon nom
« sur la vitre des surprises » !
ni ailleurs où tout se produit
ne le prononcez plus
avec un accent de sacre
avec une odeur de poudre
je suis à bout de souffle
à bout de bouche à feu
la charité n’attend pas la justice
mais peut-on dire qu’elle l’interdit ?
la liberté comme l’air où tout baigne
le tambour trop battu abat ses cartes
et la musique perd ses mots
carrosse de slogans crevasse les chevaux
liberté-libreté des bonimenteurs
des anars rancis de Chateaudin
libreté des cheveux en bataille
libreté répétée jusqu’à dégueuler
jusqu’à se sauver devant les mots
je connais des armes mieux chargées
des mots de rien sortis surpris d’un tabac sans matière
toi, sorti de ta prison connais-tu ta prison ?
as-tu compté les barreaux ?
as-tu compté les bâtons ?
as-tu creusé ta peau ?
as-tu fermé les yeux ?
– dans quelle vision es-tu verrouillé ?
– es-tu sorti de ta prison ?
la clef de ta cellule te brûle encore les doigts
les doigts sont moins têtus que le cœur
peut-être désapprendre l’horizon d’avant
marcher longtemps tout seul
dans le silence de la distance qui ne sait où elle va
se faire une parole à soi
un cadeau comme un masque
qui donnera le change et l’amitié
être n’importe qui au théâtre de l’histoire
tous les noms présents dans les dynasties infinies
l’attention se porte à l’instant présent
– rien que le délire est politique
ne jamais prononcer jamais n’importe quand
le mot qui sauve
le mot qui aime
le mot qui mord
celui qui a faim
celui que tu me dois
bouchée bée
librement insufflé
le mot
le mot.
(janvier-février 2016)
* les citations sortent du poème Liberté de Paul Éluard, alias Eugène Grindel.