Lucien Lévy-Brulh : À propos d'une étude sur Guyau, de Dauriac
M. Dauriac étudie la philosophie du regretté Guyau, et plus particulièrement son esthétique, d’après ses œuvres posthumes et aussi d’après le livre de M. Fouillée : La Morale, l’Art et la Religion d’après J.M. Guyau. Il semble que M. Dauriac s’accorde plus aisément avec Guyau critique littéraire qu’avec Guyau moraliste et sociologiste. Il n’a rien à reprendre aux chapitres où Guyau parle, avec tant de finesse et d’originalité de l’œuvre de Victor Hugo, ou du roman psychologique : mais il n’accepte pas sans de graves réserves la définition du génie artistique comme puissance de sociabilité, et de l’émotion esthétique comme émotion de sympathie. La virtuosité même avec laquelle Guyau soutient sa thèse effraye un peu M. Dauriac, qui craint de se laisser séduire. Lorsqu’il en vient à considérer l’œuvre dans son ensemble, il rend ample justice à l’éclatant mérite de ce penseur si prématurément enlevé à la France, à l’originalité de ses idées, à son style brillant et “ailé”, à son imagination de poète, à sa noble passion pour les questions suprêmes, mais il ne voit pas sans inquiétude rejeter comme surannée toute métaphysique dogmatique, conseiller aux philosophes de traverser toutes les doctrines sans s’arrêter à aucune, et les mettre en garde contre toute certitude exclusive. Cette métaphysique “nomade” ne conduirait-elle pas vite au scepticisme, ou, ce qui n’en diffère guère, au dilettantisme ? De même L’Irréligion de l’Avenir, la Morale sans obligation ni sanction sont des tentatives terriblement osées. Qu’est-ce qu’une morale sans devoir ? “Après tout, dit M. Dauriac, de quoi s’agit-il ? Vous nous enlevez tout notre argent comptant : vous le faites avec une franchise aussi louable qu’audacieuse. Mais au bout du compte, et quand même, nous voilà dépouillés. Peu nous importe donc la beauté, l’éclat, la riche coloration du papier-monnaie offert en échange; puisqu’il n’est que du papier, et que toute monnaie a disparu, vous ne nous persuaderez point qu’il puisse être l’équivalent de cette monnaie même.” Ou la morale n’est plus, selon M. Dauriac, ou elle est ferme et assurée; moins encore que la métaphysique, elle ne saurait se contenter d’un “peut-être”.
in REVUE PHILOSOPHIQUE, 1892