mémoire flash
dans une rue de Châlon
un après-midi de 1979
je croise les yeux inconnus
d’une fille qui me dévisage
pendant une seconde
nous nous faisons l’amour
jusqu’au chagrin de la suivante
et je reprends bientôt, pouce levé,
la route vers Paris
avec la saveur du regret,
le sentiment d’avoir déjà
raté ma destinée
*
place Saint-Michel
un homme dangereux
déclare son désir
à mon oreille
d’avoir peur ou d’être timide
je m’aventure d’un rien
tête sur mes genoux
Patricia rêve
dans un sommeil opaque
à l’aube nous serons seuls
dans le crachin d’Amsterdam
*
après une marche dans la neige
et le passage de la frontière
nous goûtions l’étreinte
dans une chambre d’Haparanda
la porte s’est ouverte
une femme nous a trouvés
j’ai ri de son erreur
et sa surprise
dans ce lit moelleux
l’amour revenait à la paix
*
un hôtel rue Vavin
où je retrouve Lydie
adolescente stoïque
perdue dans un clin d’œil
le drap coupe la ligne
d’un mensonge délicieux
qu’elle a fait à sa mère
et je sais qu’elle restera
contre moi
longtemps ses seins généreux
empliront mes mains
son ventre blanc dictera
la vérité d’un jour
*
Lola a crié dans la rue
et la portière a claqué
ses pas dans l’escalier
ses cheveux emmêlés
« mais qu’est-ce qu’ils ont
tous ces frustrés…
et leur foutue religion ? ! »
et quand les larmes s’éteignent
elle veut que je vienne
là où le viol a eu lieu
*
déjà en retard
à ce tout premier
rendez-vous
à chacun son aller simple
quand les regards se collent
elle voudrait m’attendre
me supplie de la rejoindre
« jouis… si possible, jouis ! »
*
à l’hôtel Impérial,
avec Marie-Anne
en clandestins
nue, elle oublie que meurt la nuit
et fait l’amour avec stupeur
de la fenêtre j’aperçois
la vitrine d’un libraire et les voitures
qui patientent au feu rouge
je crois que c’était un dimanche
matin anodin comme un autre
c’est seulement plus tard
un jour d’un autre printemps
qu’elle décidera de ne plus jouir
de la vie
*
foyer de la Meslerie
dans la chambre
Brigitte a jeté au sol
le matelas étroit
pour mieux me prendre
et livrer ses cheveux
qui se détachent
dans les mains de Hodgkin
*
entre les mains de son amie
et mon sexe qu’elle recouvre
Isabelle navigue dans son lit
encore froid
sa bouche ne dit rien
et je parle à sa bouche
bruit de mots patients
que ses lèvres sélectionnent
*
rue de la Colombette
au restaurant Le Ver luisant
je l’embrasse par-dessus table
« nous avons aussi du dessert ! »
crie le garçon ébahi
Julie garde ses lèvres avec les miennes
lors d’une série de blitz passionnés
à la table voisine
deux hommes avancent leurs pièces sans un mot
le goût de ce baiser installe dans nos bouches
un peu d’eau de ce jour
prise à la source
*
Sarah me dit
tu vas être rouge
mes doigts fouillent
dans ce rouge
et elle sourit
c’est gai, dit-elle,
j’ai bien fait de venir
là-bas mes amants sont souvent des sacripants
puis elle ouvre un livre de Queneau
qu’elle dévore en silence
et mon étonnement de la voir
si aisément
ravie
*
ravie sous les arcades
par les soli du violoniste
elle vient bientôt vers moi
qui boit la lumière chaude
« je me demande qui vous êtes… »
dit l’étrangère
avant de me suivre
et nous perdre dans la chaleur
d’un labyrinthe
*
la femme dans le métro
écrit sur un carnet noir
son regard ne quitte pas la page
tandis que ses genoux blancs
traduisent les mots qu’elle ne dit pas
puis elle se lève soudain
le volant de la jupe se rabat
sur des mensonges
elle quitte la rame sans m’avoir vu
j’entends un cri déchirant qui m’assomme
c’est moi qui n’ai rien dit
*
une veillée où deux Bordelaises
me racontent le peintre Molinier
l’une d’elles vient du pays de K
c’est mon amour le plus secret
ô tourment capiteux !
à travers le feu de camp
jambes serrées sur mon cou
quand mon regard manque d’air
depuis les îles de Ré ou de Futuna
Karen Jindra, depuis ce temps
as-tu comme le ciel perdu ta beauté ?
*
la frustration
la fièvre
l’amertume
les femmes invisibles
qu’on dessine par pur désir
les mots définitifs
pour oublier l’effroi
le temps perdu
qui ne passe pas
la sève des rêves
arrachant les pages
de la mémoire
*
en plus de tous ses bienfaits
il y a aussi que
la solitude pousse au délire
un délire total
et désarmé
un désir total
de ne plus
que délirer