Depuis le soir du référendum, les commentateurs exposent à l’envi des explications qui rejoignent le plus souvent les avertissements d’avant scrutin. Le propos n’est pas ici de donner raison à tel ou tel vote mais seulement de s’étonner d’une interprétation pour le moins grossière. Je veux parler de la stigmatisation de la peur qui revient dans beaucoup de bouches autorisées. Comme si la peur était par essence injustifiée, comme si elle ne pouvait être légitime.

Mais d’ailleurs, en l’occurrence, qui a eu peur ? Les électeurs du non, si l’on en croit l’ensemble quasi unanime des experts s’exprimant dans les médias. La peur est un sentiment qui s’éprouve en présence d’un danger. Je dois dire que j’ai plutôt eu l’impression que la peur résidait, au moins cette fois-ci, dans le camp de ceux qui la pointaient chez l’autre. Celui qui vit au quotidien une situation de crise, soit une grosse part de la population salariée, précarisée, a-t-il encore les moyens d’avoir peur ?

La peur ou la crispation ne se trouvent-elles pas plutôt chez celui qui craint de perdre quelque chose ? Et plus importante serait la chose possédée, la fortune, le pouvoir, le confort, la paix, la jouissance, la noblesse, etc., plus la crispation serait patente et plus grande l’agressivité envers ceux qui pourraient en souligner le caractère illégitime.

Par ailleurs, chez celui qui est au contraire dépossédé, le sentiment qui règne n’est sans doute pas la peur, mais parfois la honte ou l’humiliation quand l’entourage ou la société semblent l’accuser du mauvais sort qui lui est fait, mais parfois l’indignation ou la colère quand l’isolement du dépossédé est rompu et qu’il a le loisir de se voir comme une victime sociale, un perdant d’une course truquée où les règles s’adaptent toujours à l’avantage des mêmes.

Le propos n’est pas ici d’établir le degré de lucidité des uns ou des autres, il s’agit plutôt de rétablir la signification de certains mots, car à force de « mentir l’autre », on détruit sa part la plus intime et on sème chez lui comme dans l’espace où il évolue, une confusion qui fait le lit des excès de pouvoir, des violences désespérées. Et il est évident que cette annulation des arguments adverses (en ne les prenant pas en compte dans le débat), cette négation de l’autre ont été délibérées. D’où ce sentiment de colère, d’indignation qui, à mon sens, a prévalu chez les électeurs du dimanche 29 mai d’autant plus qu’ils avaient étudié le texte et cherché à en comprendre les tenants et les aboutissants (toutes les études l’indiquent). Ce vote de refus a été vécu par les protagonistes, non pas comme une expression de la peur, ni comme un défoulement, mais à la fois comme un geste indigné face au mépris des tenants de la parole et des affaires, et une grande affirmation collective en faveur d’une Europe plus démocratique. L’avenir dira ou non si elle venait au bon moment.

L’intérêt extrême de la population pour l’enjeu de ce référendum (70 % de participation) devrait en tout cas éclairer les classes hautaines sur une « envie d’Europe » et non pas sur une « peur d’Europe » cantonnée à une frange nationaliste. Cette envie d’Europe est apparemment une envie exigeante qui sait ce qu’elle veut et surtout ce qu’elle ne veut pas. Dans cette exigence, je vois plutôt le signe d’une maturité citoyenne, telle qu’on aimerait l’observer chez ceux qui parlent en leurs noms.

Des intellectuels, des éditorialistes, des politiciens, des « élites », toujours enclins à jouer les donneurs de leçons, a-t-on raison d’attendre mieux que des jugements en forme de caricature ? Chacun qui veut réfléchir peut produire une réflexion, d’autant plus valablement s’il est formé pour cela, encore faut-il le vouloir plutôt que, aveuglément, défendre un pré carré où l’on s’est installé, dominateur et vindicatif.

J-C. Leroy
Le Lettre du CEAS, 17 juin 2005.

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