Je suis dans un rêve plus grand que le mien
si vaste qu'il se confond avec le monde
quelques traits fugaces du dessinateur auront suffi
pour tracer une route dans la nuit
où je marche sans autre destination que la mort
ombre parmi les ombres promises au même destin
sans pouvoir démasquer l'imposture
qui fait de la vie la nourriture du sommeil
j’aurais aimé un peu de réel
mais la réalité fait défaut en cette fin de siècle
où il faut pourtant faire comme si c'était vrai
tout cela
qui passe qui passe
alors je reste là avec le poids
et quelques autres astuces pour jouer avec la durée
et de la trompette
si je pouvais vous réveiller un jour
peut-être m'éveillerais-je aussi ?
mais on a tué l'homme
j'ai vu des épaules courbées des regards éteints
j'ai vu des meutes
avec des cris et des gestes pour exprimer le rien
dans la pauvreté la misère et l'alcool
jour après jour j'ai pu mesurer l'étendue de la chasse
là où le gibier de potence ne demandait qu'à vivre
à courir librement dans les bois
à hanter souterrainement les villes
pour construire le fond dérisoire de la vie
j'ai vu tellement de choses que je ne m'en souviens plus
pourtant d'anciennes caravanes traversent ma mémoire
quand je pousse devant moi le grand manteau
le froid a brisé sa carapace de gel
et j'ai trouvé dans la moelle un grain de blé
j'irai ensemencer des champs immenses
des champs pour l'azur et le rire
la moisson de l'unique sera mon abondance
pendant que vos lèvres sécheront au soleil
pour ne pas avoir su prononcer la parole
qui fait mûrir l'être dans les terres arides
la vie est de ce monde
elle n'est que de ce monde
avec ses fleurs exquises et son armoire à supplices
j'aurais pu vous parler d'exil
mais je suis là avec mon corps
avec cette pensée qui ne porte pas la marque d'un dieu inconnu
et qui pourtant ne m'appartient pas
attisant ma présence d'une inguérissable brûlure
je suis du côté de la poussière
parce qu'il ne restera rien d'autre quand j'aurai disparu
je suis du côté du vent
parce que précisément il déplace la poussière
d'un lieu à l'autre
comme je le fis si souvent avec ma vie
porteur d'une valise vide
et d'un vide encore plus profond dans ma tête
pour me donner le vertige devant le plein
pour trouver la force de résister aux certitudes
quand elles prennent leur position d'arrêt
sur les visages et sur les mains
sur I'œil tel qu'on le voit sur les cadavres
dans les mots qui retiennent la pensée
au fond des oubliettes
j'aurais pu fuir
pour aller où ?
il n'y a que le désert qui me tente
avec ses repères pour nulle part
et cette insoutenable présence à soi
qui vous inscrit dans l'instant
sans autre preuve que la confrontation au soleil
j'ai cherché dans la poésie cette petite flaque de lumière
qui tremblait dans l'eau du port de mon adolescence
et que je ne pouvais décrire qu'en ajoutant du langage
à sa simplicité pure
ainsi je l'ai perdue au fil des mots
mais je n'écrivais que par elle
et je donnais du sens à ma vie à partir de ce mystère insondable
qui vous lie une fois pour toutes à l'évanescence des choses
de même que la naissance est un hasard nécessaire
pour réunir dans un même complot l'absolu et le transitoire
j'aurais aimé parfois être autre chose qu'un homme
courir la steppe avec le loup
étendre mes tentacules au fond des océans
couper le ciel avec mes ailes et planer comme un dieu
qui n'aurait pas quitté le sol des yeux
amoureux de cette terre qui est fatalement la nostalgie de l'oiseau
puisqu'il y revient toujours et qu'il y a son nid
imaginer est plus facile que de se frotter à l'écorce
nu à nu dans le corps à corps
pour arracher un cri au silence
au fond d'une même solitude
pour partager cette coïncidence
d'être là ensemble au même moment
le monde quelques complices et moi
alors que nous aurions très bien pu ne pas y être
ne pas avoir été invités à la danse
je respire avec la vague
je m'exerce au ressac pour mieux affronter le rocher
qui campe sur ses positions
avec cette fragilité dans sa rudesse altière
avec un tel mystère recroquevillé sous un poids inutile
que je me sens son frère
à protéger ce cœur menacé d'épuisement
y a-t-il un lieu inviolable dans la chair ?
y a-t-il seulement dans mon corps un os exempt de moelle
pour donner de la résonance au vent
qui vient de la mer à travers mon souffle ?
l'écho ne prouve rien
mais il donne de l'élan aux rêves forestiers
même si dans un monde assiégé
et malgré le panache
toute quête est une fausse sortie
le temps nous abattra seulement un peu plus loin
cachant sa honte à couvert des arbres
où j'ai ramassé cet automne une vieille feuille jaunie
que j'ai emportée avec moi
et que je regarde de temps en temps
pour me prouver que cela fut un jour
dans son impensable soumission à la loi
qui lie le tout à sa partie
et qui ne délie que dans la mort
car la vie illusionne la vie avec ses ramifications extrêmes
elle vient à notre secours en nous lançant des cordes
avec lesquelles on se déplace horizontalement
d'émotion en émotion
de pensée en pensée
parfois cherchant à grimper
alors qu'il faudrait tirer pour faire tomber le ciel
le mettre à notre portée
et lui apprendre à modeler une nouvelle terre
avec nos mains studieuses
qui se souviennent encore du limon
plutôt que de jouer les marionnettes
au bal des pendus
au-dessus d'une trappe ouverte
qui révèle la froide mécanique de la sentence
même si nous n'y sommes pour rien
le néant ne pardonne pas à la naissance de lui opposer un visage
avec des yeux pour voir
des oreilles pour entendre
lui qui ne connaît pas l'espoir qui se lève au printemps
l'oiseau est encore rouge dans l'aurore
et j'ai du sang dans mes veines
qui me donne la force de reprendre le voyage
de pousser devant moi la charrette
malgré l'essieu grinçant et les cahots du chemin
l'ornière s'allume d'un feu obscur
où je reconnais ma vie
et son horizon immédiat qui brûle au bord des choses
avec ce craquement d'os et de nerfs
qui me rappelle à la fierté d'avoir un corps
d'être une chair à penser
j'avance d'un pas légèrement frotté pour faire jaillir l'étincelle
sans trop polir les surfaces
sans créer ces reflets qui renverraient la lumière
si durement acquise
vers des lieux qui n'existent pas
l'odeur du café chaud au fond d'une tasse
n'a pas à s'élever plus haut que mes narines
l'infini est en deçà du signe
dans l'espace rugueux où l'on se cogne
ne pas s'évader mais se confronter
mener le sourd combat dont on ne tire aucune gloire
contre ces envolées qui nous désignent comme cible
dans un ciel qui n'est pas à nous
l'âne qui va au sacrifice porte des reliques
­ — car la modernité est une image pieuse —
mais je veux vivre encore longtemps pour défier la déesse
avec mon balbutiement
et mon offrande de cailloux
puisque j'appartiens au chemin
qui est ma divinité incompréhensible
dans ce rêve plus grand que le mien
où je suis une voix parmi quelques autres
qui font la clameur d'une vie
et où je prends la note la plus basse
m'en tenant au chuchotement
pour mieux goûter la douceur des lèvres sur les lèvres
quand la forêt devient femme dans le vent
quand la femme devient vent
et que le vent n'est plus qu'un murmure sur ma bouche
la nuit me porte alors rageusement sur son dos
jusqu'à l'aurore qui est son miel
la ruche est une couronne défaite
pour saluer le nouveau jour
quelques traits du dessinateur auront suffi
et je marche sur la route
ne laissant derrière moi qu'une trace sèche.

 

Alain Roussel

(Avril 1995)­

Retour à l'accueil