Sur Guyau et NSi Nietzsche fut bien le lecteur génial du jeune philosophe Jean-Marie Guyau, ce dernier, en revanche, ne pouvait connaître les œuvres de son contemporain.(1) Contemporain mais aussi voisin de "Riviera" puisque Nietzsche, de 1883 à 1888, passa tous ses hivers à Nice, alors que les familles Fouillée et Guyau demeuraient à Menton. Alfred Fouillée, beau père de Guyau, rapporte : "Nietzsche (...) connut l'ESQUISSE D'UNE MORALE SANS OBLIGATION NI SANCTION et L’IRRÉLIGION DE L'AVENIR, livres qu'il avait peut-être achetés (...) à la librairie Visconti de Nice, où les intellectuels fréquentaient alors volontiers, feuilletant et emportant les volumes nouveaux."(2)

À l'heure actuelle ces deux volumes se trouvent encore dans la bibliothèque de Nietzsche, telle qu'elle est conservée. Ils sont particulièrement riches d'annotations, de traces de lecture, au même titre que les œuvres de Schopenhauer, LA PHILOSOPHIE DE L'ART de Taine et les œuvres complètes de Stuart Mill.(3)

À partir des renseignements donnés par Lichtenberg, et des copies que lui avait envoyées Mme Forster-Nietzsche (sœur de Nietzsche), Fouillée peut, le premier, assurer la publication, dans un numéro de la Revue philosophique, des jugements de Nietzsche sur Guyau. Ce fut peut-être, avant tout, l'occasion pour Fouillée de proclamer l'opposition qu'il voyait entre Nietzsche et Guyau. (4) 

Dans son livre NIETZSCHE ET L'IMMORALISME Fouillée présente la pensée de Guyau comme étant "vraie", et celle de Nietzsche comme étant "fausse", mais certaines restrictions vis à vis de l'éthique de Guyau nous laissent deviner de sa part une profonde et inavouable réticence. Et finalement, Fouillée se révèle être presque étranger, au fond, au système de Guyau, comme il l’est au système de Nietzsche. 

S'il remarque justement que les deux philosophes s'appuient sur le principe de vie dans "sa puissance la plus haute", "à pleins bords", il ne saisit pas que, cependant, c'est ainsi qu'ils évoluent ensemble "par-delà le bien et le mal" !  Et dans ce contexte, cet "altruisme" ou cette "volonté de puissance", qui provient de la plénitude de la vie, n'a rien à voir avec le bien et le mal tels que la morale traditionnelle les définit. Là, l'unique mesure est la plénitude de la vie, la fécondité et le plaisir qui les accompagne.

Mais, que signifie au juste ce concept si provocant de "volonté de puissance", si souvent mal interprété chez Nietzsche ? 

     "Personne n'a eu le courage de définir le genre typique du plaisir, de toute forme de “plaisir-bonheur" comme étant un sentiment de puissance : car le plaisir de la puissance passait pour immoral"(5)

"De même, le plaisir semble plus original que la souffrance : la souffrance n'est que conditionnée, elle apparaît comme une manifestation qui suit la volonté de plaisir, la volonté de s'accroître, de donner forme, c'est à dire de créer" (...). (6)

Le plaisir est sentiment de puissance, la volonté de plaisir est volonté de créer, la volonté de puissance est volonté de créer. En conséquence, la "volonté de puissance" est un "instinct créateur". (7)

"Quelle part du triomphe de l'artiste dans le sentiment de puissance (...) Et l'homme est redevenu le maître de la "matière" une nouvelle fois." (8)

"La volonté de puissance" est surtout la volonté de trouver une forme esthétique propre et, dans cette perspective, c'est avant tout un principe de style : "Partir de situations "esthétiques", de ces états où le monde apparaît plus plein, plus rond, plus parfait : l'idéal païen : là domine l'affirmation de soi (on cède). Le type le plus élevé : l'idéal classique - comme expression de tous les principaux instincts harmonieusement développés. Là se trouve le style le plus élevé : le grand style. Expression de la "volonté de puissance elle-même". (9)

Chez Guyau "l'altruisme" est de même un instinct de création. Ensuite Guyau signale explicitement la coexistence de deux principes. L'un, l'aspiration, correspond à une prise de possession, l'autre, l'expiration, correspond à la dépense de soi-même : "La vie a deux faces :par l'une elle est nutrition et assimilation, par l'autre production et fécondité. Plus elle acquiert, plus il faut qu'elle dépense. C'est la loi. La dépense n'est pas physiologiquement un mal, c'est l'un des termes de la vie. C'est l'expiration suivant l'inspiration." (10)

Nietzsche insiste fortement sur l'absorption, sur l'appropriation, sur l'accomplissement, tandis que Guyau met l'accent sur la dépense de la matière. Discréditer la "volonté de puissance" pour des raisons d'éthique, et l'opposer à "l'altruisme", est donc vain, puisque ces deux principes sont liés. Vain également dans la mesure où ce serait oublier qu'ils sont des principes esthétiques d'abord !

Nietzsche lui-même constate qu'il y a une unité entre la plénitude de l'amour et la plénitude de puissance : "C'est la richesse de la personne, la plénitude en soi, le débordement et le don, le bien-être instinctif et la capacité de se dire oui à soi-même qui fait les grands sacrifices et le grand amour : c'est à partir de ce soi-même fort et divin que croissent ces sentiments tout aussi bien que la volonté de devenir maître, l'esprit de dépassement et la certitude intérieure d'avoir un droit sur toute chose. Ces convictions qui sont, selon l'opinion générale, des convictions contradictoires, sont en fait, une et même conviction; et si on ne se sent pas solide et vaillant dans sa peau, alors on n'a rien à céder, on ne peut donner sa main et être une protection et un soutien (...)(11)

Sur Guyau et NDonc, au lieu d'exagérer la différence qui existe entre Nietzsche et Guyau comme Fouillée n'a cessé de le faire, il faudrait plutôt souligner l'étroite correspondance qui apparaît entre ces deux systèmes.

Il semble qu'avec Nietzsche et Guyau on ait l'occasion d'observer un phénomène assez surprenant. À la même époque, dans deux pays différents, nourris d'une même tradition intellectuelle, et en opposition à une même et persistante école, sont apparues deux philosophies comparables. Nietzsche et Guyau représentent la révolte du "classique" contre le romantisme et l'idéalisme philosophique exagérés de leur temps. Chez Nietzsche la polémique est menée à un niveau  plus violent, mais elle est centrée pareillement.

Les deux philosophes sont d'abord des épicuriens. Ainsi Nietzsche fait souvent référence à Épicure, et pour lui : "Dans l'empire romain, tout esprit digne de considération était épicurien"(12)  et : "(...) celui qui prévoit (...) que le destin lui permette de tisser un long fil, ferait bien de s'installer comme épicurien; tous les hommes qui se sont adonnés au travail de l'esprit l'ont fait jusqu'à présent : ce serait en effet la perte des pertes s'ils perdaient la finesse de leur hypersensibilité et s'ils recevaient en échange cette dure peau pleine de piquants de hérisson des stoïciens." (13) et plus loin : "C'est ainsi que se forme une inclination pour la connaissance quasi épicurienne qui aura la volonté de ne pas laisser s'échapper le point d'interrogation qui se situe en toute chose, qui ressent une répulsion vis-à-vis de grandes paroles et de grands gestes moralisants, un bon goût qui rejette toutes les oppositions lourdes et vulgaires(...)"(14)

Chez Guyau comme chez Nietzsche, cette base épicurienne fut développée et prolongée en une nouvelle philosophie de la vie dans laquelle le plaisir aurait son rôle à jouer. Mais Nietzsche et Guyau apportent tous deux une même "correction" spécifique à l'usage du plaisir épicurien. Chez Nietzsche "le plaisir accompagne, le plaisir n'est pas l'initiateur du mouvement".(15)  Chez Guyau "la jouissance, au lieu d'être une fin réfléchie de l'action, n'en est (...) qu'un attribut (...).(16)

Il apparaît que les deux philosophies se complètent. Nietzsche explicite bien souvent la philosophie de Guyau tandis que la lecture de Guyau rend la philosophie de Nietzsche plus facilement compréhensible. Ainsi Guyau a rédigé l'esthétique eudémoniste que Nietzsche n'a formulée que dans des aperçus dispersés.

C'est dans LA GÉNÉALOGIE DE LA MORALE qu'on découvre, par exemple, cette attaque contre l'esthétique de Kant : "Est beau, dit Kant, ce qui plaît sans intérêt.  Sans intérêt ! Il n'y a qu'à comparer cette définition avec cette autre qui, elle, a été faite par un véritable "spectateur" et artiste - celle de Stendhal qui définit le beau comme étant une promesse de bonheur. En tout cas, ce qui est rejeté et rayé ici, c'est justement ce que Kant désigne comme lié à l'état esthétique, d'une manière exclusive : le désintéressement. Qui a raison, Kant ou Stendhal ?  - Si, bien sûr, nos esthéticiens ne s'arrêtent pas à faire valoir, tout à la faveur de Kant, que "sans intérêt", sous l'effet de la magie de la beauté, il est possible de contempler même une statue de femme dévêtue, il nous est alors permis de rire un peu à leur dépens - les expériences des artistes sont dans le cadre de ce problème délicat, plus 'intéressantes' et, de toute manière, Pygmalion n'était pas nécessairement un 'homme inesthétique'" (17)

Pour sa part, Guyau traite ce problème d'une manière plus systématique dans ses PROBLÈMES DE L'ESTHÉTIQUE CONTEMPORAINE. Et sa conclusion n'est-elle pas déjà celle de Nietzsche quand il dit: "Ce qui est beau est désirable sous le même rapport" (18)  ?

C'est maintenant que se pose la question de l'influence de Guyau sur Nietzsche. Éventualité en général réfutée.(19) Cependant, si Nietzsche s'est adonné à une lecture intense des essais de Guyau, pourquoi ne s'en serait-il inspiré ? Dans le domaine de l'esthétique, par exemple. Comme les annotations de Nietzsche peuvent nous donner une bonne indication, prenons le temps d'étudier un échantillon de ses notes inscrites dans les marges de"ce livre subtil, mélancolique, hardi d'un Français, M. Guyau"(20). Il s'agit bien-sûr de l'ESQUISSE.(21)

 

TEXTE DE GUYAU

 

(mots soulignés par Nietzsche)

 

 

 

 

NOTÉ PAR

NIETZSCHE

 

 

 

 

 

La conscience de notre pouvoir intérieur et supérieur à laquelle nous verrons se réduire pratiquement le devoir. (22)

 

 

 

 

le sentiment de puissance

 

 

 

 

 

On peut en conclure que la souffrance n'est pas le mal le plus redoutable à l'homme, que l'inaction est souvent pire encore, qu'il y a de plus un plaisir particulier qui se dégage de la souffrance vaincue et en général de toute énergie déployée. (23)

 

 

 

 

 bien

 

 

 

 

 

Tous ces éléments, l'agréable, l'utile, le beau se retrouvent dans l'impression produite par la "raison pure" ou la "volonté pure". Si la pureté était poussée jusqu'au vide, il en résulterait l'indifférence sensible et intellectuelle. (24)

 

 

 

 

 bravo

 

 

 

 

 

L'art forme un moyen terme entre le subjectif et le réel; il travaille par des méthodes scientifiques à produire l'illusion, il se sert de la vérité pour tromper et charmer tout ensemble; l'esprit déploie toutes ses finesses pour attraper les yeux. Qui nous dit que la moralité n'est pas de la même façon un art, à la fois beau et utile ? Peut-être nous charme-t-elle aussi en nous trompant(25)

 

 

 

 

 bien

 moi

 

 

 

 

 

Toute action est une affirmation; c'est aussi une sorte de choix d'élection(26)

 

 

 

bravo !

 

 

 

 

 

Dans le cercle de la vie, le point visé se confond avec le point même d'où part le coup(27)

 

 

 

N.B.

 

 

 

 

 

Si on demande ce que c'est qu'accroîtrel'intensité de la vie, nous répondrons que c'est accroître le domaine de l'activité sous toutes ses formes. (28)

 

 

 

 

N.B.

 

 

 

 

 

Parfois on agit pour le plaisir d'agir, on vit pour vivre, ou pense pour penser. (29)

 

 

 

bien

 

 

 

 

 

Le plaisir, comme l'organe, procède de la fonction. (30)

 

 

 

très bien

 

 

 

 

 

Quand on ressent par exemple un plaisir artistique, on voudrait ne pas être seul à en jouir; On voudrait faire savoir à autrui qu'on existe, qu'on sent, qu'on souffre, qu'on aime. On voudrait déchirer le voile de l'individualité(31)

 

 

 

 ecco!

dépenser de la puissance

 

 

 

 

 

Il faut toutefois distinguer ici entre la jouissance de l'artiste, qui est toujours féconde, conséquemment généreuse, et celle de l'amateur d'art, qui peut être étroite et égoïste, parce qu'elle est toute stérile. (32)

 

 

 

 

oui !

 

 

 

 

 

Nous avons besoin de produire, d'imprimer la forme de notre activité sur le monde.

 

 

 

dépenser de la puissance

 

 

 

 

 

Le travail est le phénomène (...) où se réconcilient le mieux l'égoïsme et l'altruisme. Travailler, c'est produire, et produire c'est être à la fois utile à soi et aux autres(33)

 

 

 

 pourquoi ?

au

contraire !

 

 

 

 

 

Vie, c'est fécondité, et réciproquement la fécondité c'est la vie à pleins bords, c'est la véritable existence. Il y a une certaine générosité inséparable de l'existence, et sans laquelle on meurt, on se dessèche intérieurement. Il faut fleurir. (34)

 

 

 

 

 N.B.

 

 

 

 

 

De même que la puissance de l'activité crée une sorte d’ obli-gation naturelle ou d'impulsion impérative, de même l'intelligence a par elle-même un pouvoir moteur(35)

 

 

 

c'est essentiel :

on n'a pas remarqué jusqu'à maintenant la pression intérieure d'une force créatrice

 

 

 

 

 

Cet instinct, qui doit se retrouver jusque dans l'oiseau bâtissant son nid, et qui a éclaté avec une puissance extraordinaire chez certains tempéraments d'artistes, chez un peuple comme les Grecs, aurait pu sans doute, en se développant, donner lieu à une obligation esthétique, analogue à l'obligation morale. (36)

 

 

 

 

 

 bien

 

 

 

 

 

Il y a une lutte intérieure de la volonté contre les passions aussi captivante que toute autre, et où la victoire produit une joie infinie, bien comprise par notre Corneille. (37)

 

 

 

 bien

 

 

 

 

 

Et plus la morale sociale se ramènera à l'art d'employer avantageusement pour le bien de tous ce besoin de se risquer qu'éprouve toute vie individuelle un peu puissante. (38)

 

 

 

 bien

 

 

 

 

 

On peut parfois, sans être irrationnel, sacrifier la totalité de l'existence pour un de ces moments, comme on peut préférer un seul vers à tout un poème(39)

 

 

 

 oui

 

 

 

 

 

Perdus dans la marée montante des têtes humaines, les hommes de talent ou de génie s'habitueront donc à n'avoir besoin, pour se soutenir en leurs travaux, que de l'estime d'un petit nombre et de la leur propre(40)

 

 

 

 bien

 

 

 

 

 

Supposons par exemple un artiste qui sent en lui le génie et qui s'est trouvé condamné toute sa vie à un travail manuel; ce sentiment d'une existence perdue, d'une tâche non remplie, d'un idéal non réalisé, le poursuivra, obsédera la sensibilité à peu près de la même manière quela conscience d'une défaillance morale. (41)

 

 

 

 

ou ma propre existence à Bâle

 

 

 

 

 

Nous sommes ouverts de toutes parts, de toutes parts envahissants et envahis. (42)

 

 

 

oui !

 

 

 

 

 

 

Les annotations que Nietzsche a inscrites dans les marges de L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR n'ont pas encore été publiées dans une  étude en langue française - vraisemblablement parce que le volume a été si rogné par la reliure que les notes sont en majeure partie indéchiffrables. Dans le chapitre sur l'art et la religion, il y a beaucoup de passages soulignés mais peu de remarques. Voici quelques exemples significatifs :

 

Quel peuple plus poète et moins religieux que les Grecs. (43)

 

 

! !

 

 

 

 

Plus les religions dogmatiques s'affaiblissent, plus il faut que l'art se fortifie et s'élève. (44)

 

 

!

 

 

 

 

Pour oublier, l'homme le plus grossier n'a que le sommeil de l'ivresse. A un degré plus élevé, on trouve l'art et l'adoration. Ce sont les deux formes de l'oubli les plus légères et les plus suaves(45)

 

 

 

joli

 

 

 

 

Les préoccupations de l'art ou de la métaphysique doivent dominer la vie humaine, non l'absorber.(46)

 

 

 

 

 

 

 

De tous les sentiments esthétiques, le sentiment de la nature a l'avantage d'être celui qui, poussé même à l'excès, ne dérange pas l'équilibre des facultés mentales et de la santé physique. C'est le seul qui soit absolument d'accord avec l'hygiène (...) De l'air, de la lumière ! Je ne sais si les Grecs n'avaient pas raison de philosopher en plein air, dans les jardins et sous les arbres. Un rayon de soleil fait quelquefois mieux comprendre le monde qu'une méditation éternelle dans un cabinet gris devant les livres ouverts. (47)

 

 

 

 

 

 

!

 

 

 

 

(...) ce caractère pessimiste de l'art, surtout de l'art moderne (...) : plus l'artiste sera habile (...) plus il sera porté à chercher les côtés douloureux ou risibles de la vie, par cela même qu'il veut produire la pitié ou l'éclat de rire, l'existence sera à ses yeux un drame ou une comédie(48)

 

 

 

 

N

 

 

 

 

Devant la nature, l'émotion esthétique rafraîchit et délasse au lieu de fatiguer, le sourire des choses n'a jamais rien qui ressemble à une grimace; il pénètre jusqu'à l'âme comme la lumière jusqu'au fond des yeux, et si la nature a ses tristesses, il s'y mêle toujours quelque chose d'infini qui élargit le cœur (...)  (49)

 

 

 

 ! ! !
horripilant

 

 

 

 

En revanche, les annotations de Nietzsche sur la page IX de L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR, laquelle contient la définition du beau par Guyau, sont bien plus informatives :

 

(...) le beau (...) peut se définir une perception ou une action qui stimule la vie sous ses trois formes à la fois ( .......... ) et qui

 

 

 

N

produit le plaisir par la conscience immédiate de cettestimulation générale.

 

 

 

!

 

 

 

 

 

               

 

Voici le point où, à mon avis, on peut admettre avec certitude une influence de Guyau sur Nietzsche. Dans LE CRÉPUSCULE DES IDOLES, de 1888, Nietzsche définit l'art comme une force stimulante pour la vie      ( Stimulans zum Leben ).

"Si l'on a exclu de l'art le but du sermon moral ou des efforts pour améliorer l'homme, il n'en résulte pas du tout que l'art est vain, sans but, dépourvu de sens - en bref, l'art pour l'art - (...) "Plutôt pas de but qu'un but moral" - c'est ainsi que parle la passion. En revanche, un psychologue demande : Que fait tout art ? Ne loue-t-il pas ? Ne glorifie-t-il pas ? ne sélectionne-t-il pas ? Ne dévoile-t-il pas ? Avec tout cela, il renforce ouaffaiblit certains jugements de valeur (...). Ceci est-il secondaire ? Un hasard ?  Quelque chose auquel l'instinct de l'artiste n'aurait aucune part ? La condition de tout cela n'est-elle pas que l'artiste ait la capacité de créer ? (...)

N'est-ce pas son instinct le plus enfoui qui va vers l'art ou plutôt vers le sens de la vie ? Vers le désir de la vie ? - L'art est une grande force stimulante, stimulante pour la vie : comment peut-on le comprendre comme vain, dépourvu de but, comme de l'art pour l'art ? " (50)

 

Le mot "Stimulans" est assez rare dans la langue allemande, et Nietzsche ne l'emploie dans aucun de ses autres textes. (51)  Et le fait que Nietzsche l’ait, dans un premier temps, souligné, et qu'ensuite il l'ait employé exactement dans le même sens, est un élément qui parle en faveur de la thèse de l'influence directe.

Il en résulte que, contrairement à ce qui a été affirmé, à savoir que Nietzsche n'aurait pas été influencé par Guyau, une empreinte, ne serait-ce que dans le domaine de l'esthétique, est repérable :

 

 Guyau : 

  1. Le sentiment esthétique se confond avec la vie arrivée à la conscience d'elle-même, de son intensité et de son harmonie intérieure : le beau peut se définir une perception ou une action qui stimule la vie sous ses trois formes à la fois (sensibilité, intelligence, volonté) et qui produit le plaisir par la conscience immédiate de cette stimulation générale. (52)


Nietzsche :

  1.  Si ces comparaisons laissent encore des doutes chez le lecteur, peut-être, en guise de conclusion, un dernier parallèle, d'une autre nature, paraîtra-t-il plus valable. (53)


 Des VERS D'UN PHILOSOPHE de Guyau et du GAY SAVOIR de Nietzsche, j'extrais ces textes d'essence méditerranéenne, deux textes poétiques très ressemblants dans leur esprit.

Nietzsche, qui écrivait des poèmes philosophiques, a lu avec beaucoup d'intérêt VERS D'UN PHILOSOPHE et LA MORALE D'ÉPICURE du même Guyau. C'est du moins ce que j'ai tout droit de penser quand je constate l'intérêt exprès de Nietzsche pour Épicure. Guyau, le premier, dans son ouvrage paru en 1878, a ressenti "le caractère d'Épicure d'une manière tout autre que personne" et cela d'une façon si originale et si convaincante que Nietzsche a pu le suivre.

En mélangeant les impressions que les VERS D'UN PHILOSOPHE et LA MORALE D'ÉPICURE ont causé sur lui, Nietzsche identifie donc ici Guyau avec Épicure, et finalement, plein d'admiration, il s'imagine à côté de cet Épicure-Guyau, en évoquant les même sensations, la même atmosphère lumineuse de la côte sud, et surtout le même regard heureux et émerveillé contemplant la mer.

 

Guyau :

Le dos au soleil, ainsi qu'un lézard,

J'aime à me coucher sur la terre rouge.

De chaque brin d'herbe une chanson part.

Fuyant effarés pour peu que je bouge,

Mille insectes bruns sautent au hasard.

 

Le sol chaud paraît remuer et vivre;

L'air transparent tremble et miroite aux yeux;

La tête me tourne, et j'ai peine à suivre

Ma pensée au vol : comme le vin vieux,

En nous réchauffant le soleil enivre.

 

Oh ! que de clarté ! je sens sur mon front

Planer rayonnant le ciel sans une ombre.

Puis, à l'horizon, là-bas, tout au fond,

C'est l'immense mer dont l'azur plus sombre

Semble un autre ciel, encore plus profond. (54)

 

et Nietzsche :

 

Épicure - oui, je suis fier de ressentir autrement le caractère d'Épicure, d'une manière tout autre que personne peut être, et avec tout ce que j'ai lu et entendu de lui, de jouir du bonheur d'un après-midi antique - je vois son œil regarder par-dessus une mer étendue et blanche, par-delà les falaises de la côte, sur lesquelles repose le soleil, pendant que des insectes petits et gros jouent dans sa lumière, certain et calme comme cette lumière et cet œil lui-même. Un tel bonheur, seul un être connaissant une souffrance continuelle a pu le créer, le bonheur d'un œil devant lequel la mer de l'existence s'est apaisée, et qui ne peut plus se lasser de la contemplation de cet épiderme marin, bariolé, tendre et frémissant : il n'y a jamais eu avant une telle modestie de la volupté. (55)

Ilse Walther-Dulk

(Traduit de l’Allemand par Marianne Dautrey)

 in revue Sociétés n°58 (1997)

NOTES :

 

(1) : N'oublions pas que la première traduction de Nietzsche en langue française date de 1898.
(2) : Alfred Fouillée, "LES JUGEMENTS DE NIETZSCHE SUR GUYAU D'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS" (Revue philosophique 1901)
(3) : Dans le registre de cette bibliothèque les livres sont présentés selon la quantité de passages soulignés et d'annotations. Les ouvrages de Guyau comme ceux également cités sont affublés de trois petites étoiles, ce qui indique le plus grand nombre de traces de lecture.
(4) : "Les jugements de Nietzsche sur Guyau offrent le plus grand intérêt, car ils nous montrent à quel point divergent en sens opposés, malgré les évidentes similitudes que gardent parfois leurs doctrines, deux esprits partis d'une même conception fondamentale, celle de la vie intense et extensive"Alfred Fouillée, "LES JUGEMENTS DE NIETZSCHE SUR GUYAU D'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS" (Revue philosophique 1901)
(5) : Nietzsche, ŒUVRES (Werke in 3 Bânden, Herausgegeb. Von Karl Schelchta, Munchen 196O) T.III/p 756.
(6) : Nietzsche, ŒUVRES (Schlechta), T.III/p 693.
(7) : Ibid., p.455.
(8) : Ibid., T.III/p. 696.
(9) : Ibid., T.III/p. 669.
(10) : Guyau, ESQUISSE D'UNE MORALE SANS OBIGATION NI SANCTION (Paris 1885) p 101.
(11) : Nietzsche, ŒUVRES (Schechta), T.III, p. 589
(12) : Nietzsche, ŒUVRES (Schechta), T.II, p.1230.
(13) : Ibid., p.180.
(14) : Ibid., p.250.
(15) : Nietzsche, ŒUVRES (Schlechta), T.III, p.750.
(16) : Guyau, ESQUISSE D'UNE MORALE...,  p.91.
(17) : Nietzsche, ŒUVRES (Schlechta), T.II, p.846.
(18) : Guyau, LES PROBLÈMES DE L'ESTHÉTIQUE CONTEMPORAINE (PARIS 1884), p 27.
(19) : par exemple Williams, W.D, in NIETZSCHE AND THE FRENCH (Oxford 1952)
(20) : Nietzsche, ŒUVRES ( Werke in 3 Bänden, Herausgegeb. on Karl Schlechta, Munchen 1960) T16/ p 148-151
(21) : Guyau (Bergmann), T.II, p279-303.
(22) : Guyau, ESQUISSE... p.61.
(23) : Ibid., p.61.
(24) : Ibid., p.70.
(25) : Ibid., p.70.
(26) : Ibid., p.77.
(27) : Ibid., p.87.
(28) : Ibid., p.89.
(29) : Ibid., p.90.
(30) : Ibid;, p.91.
(31) : Ibid.,p.98.
(32) : Ibid., p.98.
(33) : Ibid., p.99.
(34) : Ibid., p.101.
(35) : Ibid., p.107.
(36) : Ibid., p.126.
(37) : Ibid., p.146.
(38) : Idem, p 151.
(39) : Idem, p 155.
(40) : Idem, p 216.
(41) : Idem, p 221.
(42) : Ibid., p 246.
(43) :  Guyau, L'IRRÉLIGION...p 360.
(44) : Ibid., p 362.
(45) : Ibid., p 362.
(46) : Ibid., p 362.
(47) : Ibid., p 362.
(48) : Ibid., p 362.
(49) : Ibid., p 370.
(50) : Nietzsche, ŒUVRES (Schlechta), III / p 1004.
(51) : Sauf dans LA NAISSANCE DE LA TRAGÉDIE (p. 169) où Nietzsche parle d'une musique propre à exciter, qui agit comme stimulant (Stimulanzmittel) d'une nervosité usée" mais le terme Stimulanzmittel a ici le sens négatif d'une drogue.
(52) : Guyau, L'IRRÉLIGION..., p IX.
(53) : Nietzsche, ŒUVRES (Schlechta), T III / p 692.
(54) : Guyau, VERS D'UN PHILOSOPHE / p 157.
(55) : Nietzsche, œuvres (Schlechta), T II / p 68.

 

 

 

Retour à l'accueil