
Jacques Reumeau,
entretien avec Jean-Louis Cerisier
Comment avez-vous rencontré J. Reumeau ?
En 1974, je suis allé pour la première fois dans sa chambre au grand séminaire. Tout de suite nous sommes devenus amis. J’allais lui rendre visite régulièrement, toutes les semaines, lui apportant mes derniers travaux. J’ai soumis toute ma production au jugement de J. Reumeau qui était très content de se placer en maître. […] Ça n’avait rien de rigoureux mais ça nous faisait plaisir à tous les deux.
Comment se présentait-il ?
Il était bourré d’énergie. Il était complètement décalé par rapport à la vie normale, c’est-à-dire qu’il se levait tard. Il fallait se présenter chez lui vers 14/15h. Par contre on pouvait y aller jusqu’à minuit, une ou deux heures du matin. Il était là, il y avait de l’ambiance. Il y avait toujours du monde. Il logeait des gens de passage ou des gens qu’il avait rencontrés dans des cafés. A partir de là s’est constitué un réseau de gens plus ou moins vagabonds, asociaux qui avaient son adresse et qui venaient le revoir. C’était une période où les gens bougeaient beaucoup. L’auto-stop marchait bien. Une espèce de rêve de voyages qui faisait que les gens avaient toujours envie d’aller voir ailleurs.
Quelles étaient ses occupations, ses modèles ?
Odilon Redon, sur sa table de chevet. Il devait aussi regarder des peintures de Chagall. Il s’intéressait à la sorcellerie. […] Il y avait des livres chez lui, quelques-uns, mais pas nombreux (Proust…), c’étaient des références. Mais, sincèrement, je pense qu’il ne les lisait pas. Quand on connaît le personnage, on ne le voit pas lire Proust… Il parlait toujours d’Antonin Artaud, très probablement parce que quelqu’un lui avait dit qu’il lui faisait penser à Artaud. Mais J. Reumeau, je ne sais pas, mais je crois qu’il lisait peu. C’est vrai qu’on le voyait toujours au jardin de la Perrine avec un livre, mais ce qu’il recherchait beaucoup plus c’était le contact avec les gens qui passaient. Ce qu’il y a, c’est qu’il adorait s’imprégner du point de vue des gens sur les écrivains, parce que J. Reumeau avait une écoute…
Reinavel* parle beaucoup de la culture de la parole en Mayenne et dit que lorsque vous alliez chez Trouillard, il vous racontait une histoire abracadabrante sur le tableau qu’il était en train de peindre, qui n’avait rien à voir avec ce qui était représenté. Il se construisait des histoires, il les disait. Cette culture de la parole, on la retrouve chez J. Reumeau, même si J. Reumeau, lui, rêve de la culture livresque parce qu’il se dit que la reconnaissance passe par là, par l’écriture, par le livre. Mais dans le fond, ils sont issus, l’un comme l’autre, de ce monde de la tradition orale, provinciale, des histoires que l’on raconte.
Votre intérêt pour sa peinture ?
C’est sa peinture qui m’a rapproché de lui. Et de l’art en général. Dans l’intérêt que je porte à l’art, tout passe par lui. […] Maintenant j’ai un point de vue beaucoup plus ouvert, mais ma curiosité continue d’aller vers ces œuvres qui surgissent chez les autodidactes — comme l’était J. Reumeau — alors qu’elles n’ont pas de raison de surgir puisque chez ces gens-là il n’y a pas eu la formation, l’ouverture du regard, et donc je trouve que le mystère de la création est tout à fait présent chez eux.
Est-ce volontairement qu’il n’a pas suivi de formation artistique ou est-ce parce qu’il n’en a pas eu l’occasion ?
Je dirai les deux. C’est-à-dire qu’il navigue toujours dans la nécessité qu’il sent d’avoir des ancrages près de certaines personnes qui vont lui apporter certaines clés techniques. Il a puisé chez ces gens. Lorsque vous voyez l’œuvre de Barbâtre, il est clair que certaines périodes de J. Reumeau sont calquées sur ce que faisait Barbâtre. On voit surgir à un moment chez J. Reumeau des boîtes de conserves. Pourquoi ? A ce moment-là Barbâtre faisait une recherche qui s’orientait vers les natures mortes, et J. Reumeau reprend ça tout de suite mais ce qui sort chez lui c’est différent donc c’est quand même intéressant.
S’il a choisi la voie plastique pour s’exprimer c’est peut-être parce que ça permet d’être toujours en mouvement. La manière dont il peignait dans les années 74/75, le chevalet planté au milieu de son bazar, pas beaucoup d’espace pour se déplacer autour, il plaçait sa feuille de papier kraft et puis ça partait tout en discutant, tout en bougeant. Donc, c’était un mouvement perpétuel. Il y avait du monde, et les mouvements étaient très circulaires. En gros, sa vie était mouvement. Il avait du mal à se poser, à être assis dans un fauteuil, sauf quand il était abattu.
Ça ne le gênait pas de peindre devant des gens ?
À ce moment-là, non. Plus tard, il s’est retrouvé beaucoup plus seul pour créer.
Les œuvres qui vous ont le plus marqué ?
Son bestiaire est extrêmement important et en relation avec d’autres créateurs qui font porter aux animaux tout l’indicible. Il donne une vie propre aux animaux. Contrairement à M.Hubert** qui considère que l’animal est animal, pour J. Reumeau c’est l’univers de la confusion. Il y a une bête dans l’homme et il y a de l’humain dans la bête.
C’est toute la genèse de son œuvre qui continue de m’interroger. Il y a aussi cette période des vases et des pots de fleurs qui me plaît beaucoup, je la trouve très belle.
Il parlait de son legs au musée ?
Oui, ça, c’est de longue date. Ça le travaillait déjà en 1974. Il pensait que c’était le lieu de reconnaissance institutionnelle, parce que au bout du compte, il souhaitait être reconnu. Il s’est rendu compte tardivement que sa reconnaissance ne serait que posthume. Mais il avait des inquiétudes. Il m’a fait promettre que j’allais parler de son œuvre. L’article que j’ai écrit pour 303, c’était pour honorer cette promesse. […] Il se demandait s’il n’allait pas tomber dans un total oubli. C’est la chose qui l’angoissait le plus, parce que c’eût été alors comme s’il n’avait existé, et pour quelqu’un qui avait toujours eu un problème d’identité, c’était une grande inquiétude.
Propos recueillis par Estelle Soleillant,
Paris le 2/2/ 2000.
in Tiens n°8 (2000).
* Reinavel (pseud. de Loïs Levanier), peintre originaire de Laval où il a vécu dans la proximité de H.Trouillard. Il a également fréquenté Tatin et Reumeau. Il poursuit à Paris sa carrière de peintre et d’écrivain.
** Cénéré Hubert : Ancien forgeron qui a mis son savoir faire au service de la création d’une œuvre originale constituée principalement d’un bestiaire, réalisé en fer forgé ou peint sur métal repoussé, qui orne les portails de sa maison et de son terrain à St Ouen des Toits (53). Cf : J-L Cerisier : « Mondes insolites et travaux artistiques : La Mayenne à l’œuvre » in 303, n°57, 1998.