La photo se révèle comme une nécessité, une obsession. Si je ne photographie pas pendant plusieurs jours, j'ai une sensation de vide. Et puis, le laboratoire me manque au point que lorsque mon « œil » n’est pas encore prêt à embrasser un sujet, je recherche dans mes archives, pour le simple plaisir du tirage. Le tirage représente la moitié de la création. C’est le moment du corps à corps avec la matière. Il s’agit de définir l'ambiance — plus clair, plus lumineux, plus gris selon — mais aussi de donner une âme au sujet. Et là, tout commence à se jouer, la vision d’une possible satisfaction ou bien la déception, sensations avec lesquelles il faudra s'agripper. Souvent le premier tirage donne le ton de la journée et il s’avère difficile de se recaler différemment lorsque le miroir ne nous renvoie pas ce que nous voulions lui faire dire. Puis, vient le temps du repiquage, la dernière touche du peintre, celle qui permettra d'orienter le trajet de l’œil, qui donnera une autre présence et renforcera la puissance du sujet. Une photo non repiquée est une photo triste. Pour orienter l’œil il faut supprimer les impuretés, les points de brillance, tous les éléments qui détournent de ce que le photographe a voulu exprimer et ce dans quoi il veut entraîner le « regardeur ». Lorsque j'ai commencé le travail du CANAPÉ, ce fut une véritable prise de corps avec l'objet. Il me fallait être au plus près de la peau, de sa peau, de notre peau, révéler ses formes insidieuses, aussi le travail de repiquage s'enchaînait-il comme une obsession. Tant qu’une photo présentait une impureté, elle perdait toute la valeur originelle que je portais en moi. Un autre temps fort du photographe est celui de la planche contact. À chaque fois que l'on déclenche, on croit faire un truc génial et la planche peut créer la déception ou bien révéler « LA photo », la seule qui provoquera l'euphorie, l'urgence. Et puis, il y a la photo de l’année, celle qui décèle une perfection telle que l'on y revient : elle apaise. Mais bien avant tout cela, il y a le choix du sujet, celui qui captive « l’œil ». Je suis toujours en prise avec le corps il me parle. Il peut être tantôt apaisant, tantôt angoissant, au rythme de nos évolutions. Il est un révélateur de nos états. Lorsque je n'avais pas de modèle, je suis devenu mon premier modèle et à travers l’objectif, j’y ai vu ma chair. La chair, le corps, la femme, tout un paysage humain qu’il me fallait dévoiler. C’est mon univers, mon obsession qui fait mon univers. Travailler avec un modèle est difficile. Le corps, c’est fragile, pudique. Il faut donc créer la distance et la confiance, être suffisamment proche pour trouver la forme le relief du corps : les os, les muscles, le grain de la peau, les poils. Enfin arrive l’exposition, moment crucial où les regards du monde visent « l’œil » créateur. La photo devient à son tour un déclencheur, chacun réagit en fonction de sa propre histoire ; les pulsions primaires ressurgissent, la sexualité est en cause. Face au CANAPÉ, personne n'a peur : c’est un jeu, une farce, un détournement. Si je fais trente photos d’arbres avec des branches qui s'entremêlent, qui rentre ? qui sort ? La vraie face des choses, c'est le corps : il effraie, il angoisse. Les Nus effraient. Regarder un Nu peut mettre en position de voyeur, d'amateur de pornographie, et la peur d’être vu par d'autres (ou par soi-même) émerge. Les regards cherchent à se justifier et il m’arrive d’entendre au cours d'expositions : « Je regarde juste pour me renseigner. » Seules les personnes âgées semblent échapper à la culpabilité. Elles ne sont pas choquées et parlent facilement de simplicité, de beauté, de douceur, comme libérées. Elles se rappellent les temps de la chair, et ce sont de nombreux souvenirs qui s’évoquent.

Jean-David MOREAU
(Revue Sémaphore n°4, 1998)

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