René Char à Maurice Blanchard…
Quand bien même les exégètes de l’un feraient semblant de l’ignorer, l’amitié que se portaient René Char et Maurice Blanchard fut des plus étroites. Pour illustration ces quelques lettres (inédites) de Char extraites d’une correspondance fournie, choisies parmi celles écrites durant les années 1942-1945 où les deux poètes résistants échangent notamment leurs poèmes nouveaux nés, chacun s’activant par ailleurs au service de l’armée secrète. De son poste de directeur dans une usine d’aéronautique (Junkers), Maurice Blanchard renseigne les patriotes, freine la production, tandis que le capitaine Alexandre, alias René Char, organise le maquis autour de Céreste, où il vit, et devient le responsable de l’unification de la section atterrissage parachutage de la Région 2 (sud-Est).
Le 7 février 1939
Mon cher ami,
Merci de m’avoir envoyé le Nietzsche dont la
lecture redoublée m’a permis de nommer sûrement
ce que je n’avais fait qu’entrevoir chez
les grands grecs jusqu’ici. Encore que je nesois pas tout à fait d’accord sur quelques points
dont nous aurons l’occasion de parler. J’ai vu
et lu chez G.L.M. votre livre auquel ne manque
plus le fil dans le dos. Ce que j’aime et éprouve
surtout chez vous à son extrême tension c’est
la perfection féconde de l’audace dans le fait
accompli, l’agressivité de la fraîcheur et de la
conscience qui fait table rase de cette faiblesse
que l’on a trop souvent confondue avec la
sensibilité dont elle n’est à mon sens que le
champignon, pas davantage. Je ne parle pas
de la part d’invention qui est absolument sans
concurrence. Je suis content pour vous et pour
moi de la majorité de ce livre.
Je passerai chez G.L.M. samedi. Vous y verrai-
Je ? Je l’espère fort.
De tout cœur à vous.
Céreste le 10 juin 42
Mon cher ami, la nouvelle que vous alliez
peut-être venir travailler en zone libre m’a
agité d’un grand espoir : celui enfin de vous
voir. Si cela a lieu comme je l’espère je vous
prie de me faire signe sans tarder. Ne pourriez-
vous pas vous arrêter qqs jours auprès
de nous à Céreste, La maison vous est ouverte
ainsi qu’aux vôtres tout le temps que vous
pourrez nous consacrer. Avez-vous écrit ? Vous
savez combien j’aime vos poèmes. Ils me manquent
beaucoup. De mon côté je me refuse à
publier quoi que ce soit ici où la niaiserie est
égale sinon supérieure à celle qui sévit à Paris.
Prenons patience. De tout cœur à vous.
8 septembre 42
Mon cher ami, je suis content pour vous (et pour
lui !) et Madame Blanchard que votre fils soit
sur le point de naviguer. Veuillez lui dire de ma
part que ma maison lui est, quand il le voudra,
ouverte — couvert et chambre — En outre
qu’il me traite en grand frère et n’hésite pas à
avoir recours à moi en quelque circonstance
que ce soit. C’est, j’espère, accepté…
Toujours bien impatient de vous revoir. De toutcœur votre…
P.S. J’ai lu récemment un n° de l’an dernier de
"la Main à plume". C’est minable. Est-ce amélioré ?
12-9-42
Mon cher ami, votre fils a eu la gentillesse de
m’envoyer la revue «Néo» où j’ai heureusement
trouvé à l’écart des sempiternels ectoplasmes
et champignonnières de mots chauves
vos textes dans lesquels je me suis plu à vous
reconnaître pleinement. La pièce d’Arp, le mal
du pays de Magritte et l’illustration de Vulliamy
foutent également le camp de ce naufrage
pointure 42.
Grand et bon merci pour «les Pelouses fenduesd’Aphrodite». J’aime ce poème et votre pensée.
Je le place dans l’exemplaire de «C’est la
fête…» qui ne me quitte pas. J’écris à votre fils
et me re-présente à lui.
Tout affectueusement votre…René Char
11 Nov 42
Mon cher ami, j’ai lu et relu vos cartes. Peu
d’hommes peuvent m’alléger et m’enrichir
comme vous le faites lorsque vous voulez bien
vous pencher sur ma somme d’efforts, l’essentiel
de ma vie, et prononcer ces mots d’or
qui rendent tout à coup les lignes que je trace
dignes des yeux les meilleurs. Il est heureux pour
moi que vous existiez. Ceci n’est pas un éloge,
une preuve de bien-être de ma part mais
l’énoncé d’une source collective où la main
rêvée, très parfaite, prolongement d’une tête
irréprochable, précieuse entre toutes. Voici je
crois le grand cyclone vulnéraire. À bientôt
d’autres poèmes.
Votre René Char.
Jeudi 26 novembre 1942
Nouvelles de Russie excellentes.
Mais que font les Américains en Tunisie
Évidemment, ce n’est pas en ma qualité
de Français que je puis dire cela,
un Américain pourrait me répondre :
« Vous ne vous êtes pas regardé ?
— Mais nous sommes si pressés, my dear !»
Écrit à Char hier. Char c’est l’Amitié. Je
n’ai pas d’autre ami, j’ai quelques relations,
très lointaines. C’est ma faute si je n’ai pas
d’amis, je le sais bien, ma femme pourrait
s’épargner la peine de me le dire.
Maurice Blanchard
In Danser sur la corde
Éd. L’Ether Vague (1994)
24-12-42.
Mon cher ami, nos vœux vous entourent vous
et les vôtres, particulièrement affectueux. Merci
de votre pensée. Je suis impatient de recevoir
votre petit livre. Est-ce celui dont j’ai ici le
manuscrit : Les pelouses fendues d’Aphrodite ?
Merci de tout cœur d’avoir pensé à me faire
participer à la collection. Je ne peux malheureusement
pas pour des raisons d’unité de
mon prochain bouquin publier quelque chose
maintenant. Les poèmes que je vous ai envoyés
en font tous partie et le texte pour la revue de Mariën*
lui sert de préface (augmenté). Ensuite
j’ai la superstition de ne rien faire éditer avant
la clarté revenue… Dans la zone sud je me suis
tenu soigneusement à l’écart de l’orgie poétique
qui sévissait dans les casse-noisettes: Fontaine,
Poésie 42, etc. Vous voyez que je suis resté le
vieux grognon bien connu!
Toute mon affection.
* Marcel Marïen (1920-) Poète surréaliste belge, à son
retour de captivité, en 1941, il fonde les Éditions de L’aiguille
aimantée.
Lundi 14 décembre 1942
Arnaud est revenu hier soir. Il m’annonce
qu’il va publier Les Pelouses en format réduit
et que peut-être cette semaine, il viendra
m’apporter quelques exemplaires.
Il doit publier aussi les Aphorismes * de
Char qui lui ont été donnés par Parisot**.
Il y aura aussi un texte de Breton,
qui est en Amérique***.
Quand j’ai compris qu’il allait publier sans
accord exprès des auteurs, je lui ai suggéré de
les informer, d’une manière ou d’une autre.
Il agit parfois avec désinvolture, ce qui n’a
aucune importance tant qu’il ne s’agit que de
moi, mais tout le monde n’a pas mon
indifférence, heureusement !
* Probablement Partage formel.
** Henri Parisot (1908-1979). Dirige alors les
éditions Les 4 vents, la collection L’Âge d’or,
Il est éditeur des Surréalistes.
*** Il s’agit du poème intitulé « Pleine marge ».
Mercredi 13 janvier 1943
Jupiter est en ce moment en opposition
avec le soleil et, à l’inverse du soleil, il est au
plus haut dans le ciel. Et je me souviens de
ma dernière promenade avec Char, fin juillet
ou commencement août 1939, alors que
nous descendions l’avenue du parc
Montsouris vers minuit. Mars cuivreux, en
opposition avec le soleil, était devant nous,
aussi bas que le soleil d’hiver à midi ; mais
gros comme une punaise, car il fut à cette
époque à son minimum de distance. Char me
demanda ce que c’était que cet astre, je lui
répondis que c’était une planète, il me dit
qu’il le voyait, mais je ne voulus pas prononcer
ce nom de Mars, on sentait la guerre très
proche et une crainte de prononcer ce nom
infect me serra la gorge.
Maurice Blanchard
In Danser sur la corde
Éd. L’Ether Vague (1994)
27 — 1 — 43
Mon cher ami, je suis impatient de lire votre
livre. Quand me parviendra-t-il ? Depuis le
temps que je brasse des montagnes les épaules
ont fini par me peser et j’aspire à la vue de mes
rares amis, à leur voix, à leurs poèmes. Tout
de même l’hiver n’est pas demeuré inactif il
nous a rapprochés l’un de l’autre, par la bande
lointaine, j’ose dire.
Je m’anéantis dans le travail, les poèmes. On
verra. Comment va Mme Blanchard ? Vos fils ?
Vite écrivez-moi un petit mot, c’est comme si
j’apercevais soudain l’un de vos costumes sur
ma table, vous dormant ou travaillant dans la
chambre à côté.
Affectueusement.
20 mars 1943
Mon cher ami,
J’ai enfin reçu de Chabrun "les pelouses
d’Aphrodite"… Dès leur premier contact vos
poèmes ont sauté sur mon œil comme une
famille de renards dans le dos de la colline.
Avant d’entrer plus profondément dans vos
labours je tenais à vous dire cher Blanchard que
vous tenez à pleine main la corde de la tonnante
cloche. Vous marchez et d’aigres et merveilleuses
fleurs enrobées dans le soufre le plus
pur réduisent votre sillage. Rien ne s’oublie: une
aiguille étincelante court dans la trame de
votre vision et cela fait le veston que je porte
quand je suis heureux. Merci d’être de ce
monde et d’aucun autre, de ce monde dans
lequel on ne verra bientôt plus que nous, lors
du grand jugement des vérités. Le temps que
cette lettre vous parvienne et vous aurez vu
certainement Georgette qui est à Paris depuis
3 jours. Elle vous dira mon existence de poings
mordus et de silence anxieux. J’ai, malgré la
lutte si noire et l’immobilité si noire, j’ai pu
travailler et les poèmes issus de ces années
infernales sont nombreux.
Ici les rangs des civils se clairsèment de plus en
plus. Les chemins de fer sont de larmes enragées.
À bientôt, vous me manquez, en toute affection.
Votre René.
Je pense à vos fils, à Madame Blanchard, à
vous-même. Ah comme je serais rassuré si je
vous sentais plus proche de nos bois, de ce
Lubéron où aucun sphinx encore ne pose
d’énigme, où chaque pierre est un toit dévoué.
Ne m’oubliez pas.
Le 7 avril 1943
Mon cher ami, la nouvelle que ma femme a été
parmi vous et les vôtres m’a fait plaisir. Il n’y
a que moi qui traîne en route, et pourtant l’appel
de l’amitié est ma constante sirène d’alerte
dans le vide boisé de mes montagnes vauclusiennes!
Les nerfs sont à bout, seule la rage les
recouvre, mousse d’amiante imputrescible. J’ai
montré à des jeunes gens qui veulent bien s’intéresser
proprement à la poésie votre petit livre
qui les a enchantés. Il a été le noyau de conversations
heureuses et fécondes. Il paraît que
Noël Arnaud a annoncé à ses éditions un livre
de moi à paraître. Ce garçon manque de tact.
Je ne le connais pas et il se flatte d’être en
correspondance suivie avec moi. Tout cela a
peu d’importance; tout de même à l’occasion
rappelez-le à l’ordre. Mon cher Blanchard,
que le printemps nous apporte le remplissage
des poches que nous portons sur les fesses et
la circulation, les yeux libres. Tenez le coup avec
la santé. Je pense à vos fils.
À bientôt, écrivez-moi et croyez je vous en
prie à toute mon affection.
P.S. Qu’est devenu le fond des éditions G.L.M. ?
Est-ce que les livres qui le constituent ont continué
à se vendre en l’absence du pauvre Lévis-Mano ?
11 avril 43
Mon cher ami,
vous arrivez toujours à point nommé pour
raviver mon courage, faire pousser sur mon
espoir devenu gris ces lampes de petites fleurs
rouges dont votre voix est remplie… Votre voix
tendre et minutieuse, verticale, comme l’épreuve
d’une forge. Je vous attends toujours mon cher
Blanchard, dans une sécurité absolue et une
impatience piaffante: l’homme et le poète n’ont
pas l’ombre d’un homme et d’un poète, ils se
suffisent à eux seuls, en vous pour moi. L’essentiel
est atteint, que je vous écoute ou que je
vous évoque. Cela est rare. La vieille comète
qui m’habite l’a durement appris au cours de
ses voyages d’usure et me l’a inculqué. Je sais
aimer aujourd’hui et reconnaître mes frères, car
je ne récolte pas à tous vents.
Il est indispensable de nous voir bientôt, comme
j’ai dû déjà vous l’écrire. Les nourritures dont
nos carniers sont garnis doivent d’abord passer
par nos bouches avant d’échouer dans
des livres. Je sens cela. Je vous verrai. Tout
coïncidera. Je voudrais bien que vous lisiez
mon complet travail, surtout les 54 aphorismes
de "Partage formel" où j'ai mis toute mon
"expérience" (folle de nom et forte de sagesse !)
mais peut-être qu'ici encore la relativité
demeure entièrement valable et agissante. Je
tire au diable et je culbute Dieu déjà crevé
dans la matière de l'homme. Il ne serait déjà
pas si mal… puisque le bout de mes pieds
lorsque je marche les touche à tout bout de
champs, ce vieux néant habillé en page.
Gardez pour vous seul mes poèmes encore
en épis. En voici un qui grince un peu..
De toute mon affection votre René Char.
Le 20 avril 43
Mon cher ami, je suis ennuyé que vous ayez
cru devoir prendre la peine de vous expliquer
longuement sur le très petit incident Arnaud.
Je n'en demandais pas tant! Et tout cela est sans
la moindre importance. Beaucoup de jeunes
gens sont atteints du même mal qu'Arnaud! Il
faut les excuser : un coup de gant de crin de
temps à autre et tout rentre dans l'ordre. Au
sujet de G.L.M. j'étais simplement quelque peu
curieux de savoir ce que son fond était devenu.
J'espère que ce malheureux aura pu tirer indirectement
un peu parti de son travail passé. À son dépens,
que ce soient ses parents ou collaborateurs
qui en bénéficient me semble juste.
Je pense souvent à Bonon [?] que j'aimais
bien… Son amitié faite de franchise et d'élan
du cœur était d'une qualité rare. Dire qu'il est
mort pour ça ! Le Vaucluse connaît à son tour
sa danse triomphante. L'abcès dévore tous les
tissus qui l'entourent, l'ombre s'étend chaque
jour un peu plus sur le visage de certains, sans
qu'on sache ce qui motive cette presque privation
de lumière ; des êtres innocents comme
le thym des montagnes sont soudain proie des
répugnantes algues vertes : les noyés du salpêtre !
Il me tarde de connaître tous vos poèmes,
votre plaquette m'a donné un appétit féroce.
Le beau poème, le dernier en date, que vous
m'avez envoyé est-il achevé ? Il me plaît forcémentque
nous l'habitions ensemble.
J'ai reçu une demande de textes pour une
anthologie composée par F. Dumont. Faut-il collaborer ?
Ça se passe chez Calmann-Lévy aryanisé.
J'ai répondu en demandant quelques
explications avant de m'engager. J'aimerais
avoir votre opinion. Il y a des abreuvoirs encore
mal fréquentés en 1943. Ce n'est pas de l'orgueil
chez moi mais je me sens un dégoût
panique à la pensée de voisiner avec certains
salauds dans un ouvrage de poésie. Oui, cher
Blanchard, le vieux surréalisme même vêtu en
épouvantail cause une gêne drôle à voir aux
chameaux des années sombres, chameaux
au bec de fauvette. Ah comme le sens de l'universalité
de la poésie manque à ces visqueux
cendriers ! Heureusement. Raison nous avons,
non pas parce que nous avons été ou restons
surréalistes, mais bien parce que nous sommes
les pionniers d'un continent interdit et splendidement
récalcitrant, la contre-terre. On
enrhume dans notre mine, on crève à l'intérieur
de notre diamant. Notre voix fait jouir les
arbres, éclater les cailloux, grandir les enfants
et vivre les femmes. Alors comprenez que nous
soyons indésirables ! qu'on cherche à nous
refaire le coup de Galilée!… Mais patience,
l'heure de la rigueur et de la vraie voyance
exprimée monte au cadran des années. Qu'un
seul minuscule grillon chante dans cette large
horloge et tout est sauvé ! Blanchard, nous
avons raison. Le mouvement qui jaillit de nous
et illumine chaque objet que l'homme cesse
alors de supporter et de subir pour le pénétrer
et le décrire est un mouvement à la fois cosmique
et humain. "Le poème est l'amour réalisé
du désir demeuré désir" ("Partage formel")
À bientôt, écrivez-moi. Pardon de ce gribouillage,
je suis constamment interrompu par
les jeux d'une petite fille à mes côtés. À vous
de toute mon affection.
Céreste 16 juin 43
Mon cher ami,
Je ne vous ai pas écrit ces temps derniers parce
que j'ai été assez gêné dans la disposition de
mon temps; ce pacifique animal bleu de Lubéron
a été pris d'une rage soudaine. C'était
très effrayant de voir cette bête mordre le bâton
et écume…
Où en êtes-vous avec Damoclès ? Je pense à
vous et suis près de vous. Je voudrais bien
connaître votre dernier poème. Je me suis finalement
mis d'accord avec F. Dumont au sujet
de cette anthologie de la poésie. J'ai obtenu
que le surréalisme remplisse tout un volume sans
le désagrément de la compagnie des boutonscul
dont la grappe s'est donnée le nom de
poésie contemporaine ! Ce sera le tome II. Je
serais tranquillisé sur le travail de ce Dumont
si j'apprenais que vous conduirez sa main et
non par exemple cette fouine d’Hugnet*. Tant
beaucoup que cela vous coûte étreignez ce
garçon. L'entreprise peut être réussie, si une
vraie rigueur, une ardente objectivité interviennent
dans le choix des textes et la présentation
du volume. Je suis trop loin pour tenir le
gouvernail, même le toucher. Mon cher Blanchard
il faut vous dévouer… que le pain
approche le plus possible du doré avec
Blanche-Miel danseuse d'intérieur !
Le gourou de la galère poisse les mains, la
nausée poisse le cœur et le cœur la sonde des
journées. J'étouffe. À vous très affectueusement.
* Bien sûr, derrière Hugnet je vois se profiler
l'ombre d'Éluard ; ce qui ne me contrarierait
pas si j'étais sûr qu'Éluard, trop aujourd'hui
"parisien", trop soucieux de sa publicité personnelle,
déploie ses ailes, seulement ses ailes
et survole objectivement, impartialement friches
et labours sans lâcher les gaz des petits singes
qu'il commande et qu'il parfume! Voyez un
peu, je vous prie.
27 juin 43
Mon cher ami, avant tout autre sentiment,
depuis votre avant dernière lettre, celui de
votre sécurité m'importait plus particulièrement,
aussi l'annonce du sursis que vous dites
avoir obtenu m'ôte-t-il un poids au cœur non
négligeable !
Votre poème, aux rameaux chargés de
bouleversantes métaphores, est comme un vol
d'abeilles orientales (l’expression est je crois de
Breton) qui s'affairent sur les apparences de
bronze de la création, achevant ainsi l'apparition
du seul trésor sensible: le baiser de l'objet
au sujet, cet essentiel ineffable, il me plaît
sur un rythme qui se découvre frère de la
connaissance accélérée de l'irruption prochaine.
Étoiles limoneuses, votre tour est venu
de tenir l'épée. Ils sont tant, mais vous êtes
nombreuses! Embourbez-le d'abord pour plus
de sûreté, ensuite soyez d'acier féroce! (Prière
parménidienne) Cher Blanchard, je me réjouis
fort de vous voir renouer avec ce Dumont dont
je ne pense rien pour l'instant. Quoique s'il
trouve avantage dans la compagnie de l'étron
symbolique Hugnet cela prouve qu'il est un
peu court de cervelle. Si cette entreprise doit
encore tourner à la musiquette dame Tartine ou
aux confettis je t'adore, je me retire purement
et simplement. En outre il nous faut un travail
objectif ancré sur la seule qualité des textes et
non plus l'encens des minaudiers fourbus. C'est
aussi votre avis, Blanchard. Ce Dumont doit se
décoller de ce papier à mouche dangereux
sinon nous tombons encore dans le genre
"Petite anthologie poétique du surréalisme"
de bêtasse mémoire. Dieu, qu'il est difficile
d'obtenir la bonne foi et le désintéressement,
l'intelligence et le sentiment unis sur le même
radeau de naufragé! Le bas de la bouche d'Éluard
le trahit, passée la quarantaine.
Je vous enverrai prochainement un poème
que je suis en train d'achever.
De tout cœur votre René.
P.S. ma femme ira à Paris le 15 juillet, vous la
verrez.
Le 19 juillet 43
Mon cher ami
Georgette sera à Paris heureuse : elle vous
portera ma constante amitié et me rapportera
la vôtre. Je trouve le temps diaboliquement
long et aride. Toujours au seuil du bond, il
faut en rester là... Pourtant la machine d'acier
grignote les orteils et les durillons du monstre
humide et vaseux. Cher Blanchard j'ai terminé
"Seuls demeurent", l'ensemble de mes poèmes
des années 39-43. Georgette les emporte dans
sa valise, ils doivent être présentés à Gallimard
par Parisot mais le résultat est douteux
car je possède dans cette maison de solides inimitiés…
Les éditeurs ne m'aiment guère!
La tentative est conseillée par Parisot. Je me
laisse faire ? Quel que soit son résultat je n'en suis
pas autrement touché, grandi ou humilié!
[…]
Toute mon affection.
Jeudi 22 juillet 1943
Les deux gangsters* se sont rencontrés
pour la sixième fois depuis la bagarre, mais,
pour la première fois, leur communiqué
oublie de crier la victoire finale. Il dit sèchement
qu’on a examiné la situation militaire.
On s’en doutait. Les rédacteurs de communiqués
sont de pauvres types sans imagination.
J’aurais écrit qu’il fut question de la pluie et
du beau temps.
Char se fourvoie dans les pattes de la
N.R.F., il le regrettera**. Ces salauds-là, avec
leur museau de serpillière, sont habiles en
toutes sortes de vacheries.
Maurice Blanchard
In Danser sur la corde
Éd. L’Ether Vague (1994)
* Hitler et Mussolini.
** Voir le 26 juillet 1943. Le fait est qu’à cette date,
Char n’avait jamais encore publié chez Gallimard, ni
même dans la N.R.F., et qu’il faudra attendre 1945 et la
parution de Seuls demeurent pour que son nom apparaisse
sur la couverture blanche. Rappelons que Char n’a pas
fait paraître un seul texte de 1939 à 1944.
5 Août 43
Mon cher ami, j'ai lu avec grand plaisir votre
lettre et suis d'accord avec vous. Croyez que
si la N.R.F. par extraordinaire m'édite mon
livre ce ne sera pas avec la peau de l'auteur
dans le marché. Non. Les mœurs de ces gens
me sont connues et je n'ai pas l'intention de me
laisser plonger dans la baignoire où les nouveaux
messieurs de 39-40-41-42-43 ont pissé
leurs reins pourris… Je sais de bonne source
que je ne suis pas le seul avec ces sentiments
et qu'une forte offensive se dessine. À la
moindre réserve je claque la porte, allez tranquille.
Blanchard vous aurez vu Georgette,
elle m'annonce sa venue chez vous. C'est à moi
qu'il tarde de vous serrer la main. Nous ne
sommes plus jeunes et l'amitié ne se satisfait plus
d'un gîte de lièvre. Je vous verrai avant 44,
n'est-ce pas ?
Noël Arnaud se proposait d’atterrir ici comme
une fleur, mais sa présence me gênait présentement,
aussi l'ai-je repoussé dans le car.
Avez-vous pu enfin arrimer Dumont-Pelé? Ces
éditions Balzac-Lévy faisandent. Regret d'avoir
marché pour une fois.
Écrivez à votre Char.
Jeudi 9 septembre 1943
J’ai pris vingt fois ma feuille blanche
aujourd’hui. Je suis plus blanc que ma feuille.
Je me souviendrai toujours du dernier hiver,
quand j’écrivais à Char : « Le poème a encore
écrit un blanchard ! »
Maurice Blanchard
In Danser sur la corde
Éd. L’Ether Vague (1994)
14 sept 43
Mon cher ami,
J'attends Georgette Char et sa mère demain
soir. Il me tarde de l'entendre me parler de
vous; au contact de l'affectivité, l'imagination
sans rapport avec le réel devient vite insuffisante.
Aussi je me réjouis de la représentation
qu'elle me donnera de votre présence.
J'ai été ennuyé ici, d'abord avec mes coupes
de bois dont ma femme vous aura certainement
dit un mot, ensuite avec un crabe sciatique
qui a pris la barre vertébrale et trifouille dans
mes reins m'obligeant à de sérieux allongements.
Le numéro de revue que vous m'annonciez
sera le bienvenu, j'espère que ces
parvenus se seront rachetés des jeux de suites
des numéros précédents. Un beau soir, j'ai été
il y aura bientôt un mois appelé au téléphone
par N. Arnaud qui passait par Céreste le lendemain.
Je n'ai pu le recevoir car je suis sans
cesse en déplacement pour mon travail et le lendemain
je filais en carriole à 15 Kms de mon
port d'attache. On me rate généralement
quand on me surprend à l'improviste ! Avez-vous
travaillé ? Êtes-vous satisfait ? Poèmes
nouveaux en chantier ?
J'ai dû montrer le poing un peu au danseur
mondain littéraire F. Dumont dont les lettres
souriaient de toutes leurs dents mais évitaient
soigneusement de répondre à mes questions.
Je n'aime pas le genre admiratif et suave. Je
souhaite que ce jeune toton s'améliore, j'en
doute. C'est ennuyeux de grogner toujours,
la méfiance n'est pas mon fort ni la diplomatie
thérapeutique… Je préfère tourner le dos
doucement. Comment vont vos fils, madame
Blanchard ? Je songe aux salauds qui sont
venus vous cambrioler pour la seconde fois, des
types dans le genre Lupin sans doute, des
amateurs de math, peut-être ? Écrivez à votre
ami qui pense bien à vous et vous envoie toute
son affection.
Vendredi 17 septembre 1943
Char ne m’écrit plus. Sa femme a dû lui
rapporter des cancans, ou bien c’est Dumont
qui a manigancé une saloperie, ou encore
Parisot. Celui-ci m’a toujours fait l’effet d’un
sournois couillon. Le monde littéraire est
infréquentable. Ils ne vivent, ces gens-là, que
dans des brouilles et des raccommodages à
n’en plus finir.
Maurice Blanchard
In Danser sur la corde
Éd. L’Ether Vague (1994)
Le 21 nov 43
Mon très cher ami,
J'ai beaucoup tardé à vous envoyer de mes
nouvelles. J'ai été durant deux mois assez vivement
malade (je le suis encore mais étant alléen haute
montagne soigner mes poumons), je
suis un peu plus tranquille à présent. le jour de
notre revoir n'est plus très éloigné, mais vous
allez m'écrire, mon cher Maurice car je suis
inquiet de vous, pour les vôtres dans ce Paris
constamment sous la menace des bombes et
autres départs forcés. Et la poésie, je reviens
à ma demande souvent formulée = Réunissez
vos poèmes en un volume. Le genre plaquette
appelle, malgré la grâce, des réserves.
Vous me répondiez que ce n'est pas toujours
commode et que moi le premier! Gallimard a
retenu "Seuls demeurent" pour ses éditions.
Je ne suis pas impatient de voir paraître ce
livre. Cher ami soyez sans inquiétude. J'ai le
bon œil.
Écrivez, très affectueusement vôtre.
Je n'ai jamais reçu le n° de La Main à
plume que vous m'annonciez il y a 2 mois.
adresse : Mme Veuve Marie Pons. Céreste.
23 janvier 1945
Mon très cher ami
J'ai honte de vous avoir laissé si longtemps
sans nouvelles. Cependant à ma décharge il
y a ces continuelles obligations militaires qui
me fixent 25 jours par mois dans les Alpes si
bien qu'aucun projet civil sérieux n'émane de
moi en ce moment. Je désire, je souhaite,
je me propose… Que devenez-vous ? Je pense
depuis longtemps déjà que le moment est venu
pour vous de rassembler vos poèmes en un livre
conséquent. Le genre plaquette me satisfait de
moins en moins. Décidez-vous. Il y a cette maison
d’édition Robert Godet qui a une jolie frimousse.
Je vous en prie, Maurice, ne laissez
pas tomber le verbe rare. Vos poèmes font
besoin et ce n'est pas bien de votre part de vous
refuser à envisager la question sérieusement.
Je me tiens loin de Paris, de ses cocardes, de
ses âneries, de ses fusillades trempées dans
l'encre, suite inévitable des autres, les vraies.
Somme toute je me trouve très heureux, moi
l'antimilitariste sous la forme militaire actuelle!
Je vis sous la lune dans les chemins glacés, en
compagnie de camarades aimés pour la plupart ;
j’enseigne à devenir efficace… Écrivez-moi
mon cher ami. Faites part à madame
Blanchard et à vos grands fils des vœux
affectueux que je forme pour eux et croyez
à ma vive et fidèle amitié.
René Char - L'Isle sur Sorgue. Vaucluse.
Samedi 14 avril 1945
Cinquante-cinq ans aujourd’hui. Quand
donc cela sera-t-il fini ! Magnifique journée,
soleil de juin, et pourtant, en moi, une
brume pesteuse à couper au couteau.
Char m’a envoyé un exemplaire de Seuls
demeurent. C’est une grande œuvre. En
voici encore un qui résist much, little obey
aux schèmes de la célébrité à bas prix.
Tous les libido-dominandards du papier
noirci ont glissé dans la poésie de la Résistance,
c’est-à-dire la facilité, vers l’anti-poésie.
Ils ne pardonnent pas à ceux qui méprisent
ces moyens de lutteur de foire. Alors,
c’est la Terreur dans les lettres* ; ils font le
vide sur la place et cabriolent au milieu des
abrutis. Ils leur font croire qu’il n’y a qu’eux
au ciel de la Poésie.
* Sous-titre de l’essai de Jean Paulhan
Les fleurs de Tarbes (1941).
L’isle, Vendredi (13 septembre 1955)
Mon très cher ami,
Votre poème La voie royale est d’une beauté
qui me bouleverse. Vous m’avez habitué à de
puissantes merveilles; ici c’est encore plus haut
et plus fort, comme un lumineux déchirement
dans l’écorce humaine. Ah ! que cela vous
tienne, Blanchard, et que vous travailliez longtemps
pour nous et tous ces inconnus qui vous
aiment et vous aimeront dans les temps à venir.
C’est avec une gravité énorme que je vous dis
cela. Je vous embrasse.
In Tiens n°12 (nov. 2004)
* * *
21 mai 43
Mon cher ami, votre lettre m’a navré. Je me représente d’ici la vie à l’intérieur de ce noyau infernal qu’est devenu Paris depuis la guerre. Cher magnan de Blanchard, trouez ce cocon et venez jusqu’aux bruyères de Céreste, jusqu’au bon sable d’un vieux torrent de Neptune aux traits gesticulants du Far West ! Enfin auprès de votre ami qui vous attend les bras ouverts. N’attendez pas juillet que malgré son beau nom est maléfique sous sa pèlerine verte ! Vous avez raison d’avancer vos poèmes. Seuls ont raison ceux qui dressent des colonnes de pépites sur l’éboulement et les fièvres des paludes. Je vous répète que le poème que vous m’avez envoyé est très beau, un vrai grand cratère pour le feu qui nous aime.
Je vous envoie toute ma pensée.
René Char
28 février 1947 (?)
Je vous écris et je vais vous voir. J’ai retardé cette lettre que je suis – combien – heureux de vous revoir car je pensais arriver avant elle rue de Copenhague mais il faut bien s’avouer que nos pas maîtrisés et ivrognes n’obéissent plus que dans une mesure infime à nos désirs et à nos volontés, les impérieuses conneries demeurant toujours en fin de comte maîtresse du champ de bataille et de l’espérance foutue.
Les Sonnets dont je connaissais la plupart étincellent [?] opaquement et vous avez réussi un joli tour de force. Je garderai votre petit livre tout prêt de mes yeux pour les exigences de la lumière. Mais vos poèmes à vous, à quand l’impression et la lecture ?
Cher Maurice, ne vous frappez pas pour la petite guerre sordide dont vous me donnez les échos. « L’honneur des poètes » est de passer à contre-vent pour vérifier la logique et non de ronronner avec des larmes.
La mouche qui pique Éluard trouvera son papier bientôt – je préférerais la fenêtre – Je parlerai à Éluard que je ne comprends pas en l’occurrence. (je suppose que cela est lié aux exploits de « La main à plume », gens trop souvent encombrants, pas très scrupuleux.)
La guerre aura bientôt dévoré tous ses os, je suppose, ce qui nous permettra de vanter le régime végétarien.
Je ne vous oublie pas.
Je suis de tout cœur votre
René Char
12 nov. 1949
Mon bien cher ami,
Vagne d’Empédocle me transmet vos textes. Merci d’être toujours identiquement le poète que j’aime. « Rivières » et « le poil de Gloster » (2e version) passeront dans le numéro de janvier – celui de décembre est sous presse – Je suis heureux de votre présence au sommaire de cette revue qui va clopinant mais sans sale cuisine ni complaisance.
Ne soyez pas trop atteint par l’incompréhension à votre endroit des « indicateurs de poésie ». Le moment viendra où, leur presse-purée étant hors d’usage, eux le seront aussi, on verra alors, Blanchard, que vous existez mieux et plus profondément que les affiches prétendues poétiques dont les murs de ce temps sont couverts. Si la chance fait le talent, elle lui crève aussi les yeux. Les voyants eux sont à l’abri de cette grotesque aventure.
René Char
le 24 avril ( ?) 1956
Mon bien cher ami,
Je pense beaucoup à vous, à vos poèmes, à votre vie. Comment vous le dire ? J’aimerais que le bonheur (un bonheur frais comme la rosée et fort comme le sang) passe et reste sur vous, en remerciement de ce que vous donnez au présent et au futur : de grands cadeaux, Blanchard, vivants comme des étoiles réelles, frémissants comme la main même. à bientôt. Fraternellement vôtre.
René Char