Spirales
Il y a à Paris un tout petit philosophe barbu comme un instituteur socialiste, mais très fort penseur lui le philosophe, auquel je rends périodiquement visite, et ce depuis mon enfance, car il ne cesse de m’intriguer ce philosophe tout comme m’a intrigué bien plus tard dans sa chute l’Icare de Breughel. C’est là toute la magie des maîtres anciens, d’Antonello, de Piero, de Giorgione et de quelques autres encore, pour l’Italie mais aussi en Europe du nord, de Van der Weyden, de Van Eyck, de Petrus Christus, de Memling, qui, par delà les siècles, continuent de nous poser question au travers de leurs œuvres. L’esprit moderne est chez eux sans doute, dans ce questionnement permanent qui rejette la facilité de l’époque, la leur et la notre. Le moins que l’on puisse dire c’est que le philosophe en méditation contient ses parts d’ombre et de lumière. Ce qui m’absorbe, ce qui me captive dans ce tout petit tableau, c’est que Rembrandt me semble avoir représenté, bien avant Freud, la topographie complète du psychisme humain. Ainsi, avec le philosophe en méditation, il me semble que l’on pourrait parler de topique rembranienne comme on désigne sous le nom de première et de seconde topiques les théories successives du père de la psychanalyse concernant les différents lieux, systèmes et mécanismes qui interagissent pour constituer la personnalité de tout un chacun, système inconscient-subconscient-conscient, dans un premier temps, puis ça-surmoi-moi, dans un second temps. Il pourrait donc être considéré comme une représentation, un schéma voire un modèle, pour le moins une très belle image poétique, de la mécanique psychique avec tous ses rouages, ses poulies, ses clapets, ses chaînes, ses boîtes noires et tout ce que l’on trouve en général dans les machineries d’avant la cybernétique, machineries complexes pour le profane que je suis. Rembrandt donne à voir le philosophe, personne physique, assis sur une chaise et les mains jointes, entrain de réfléchir tête et yeux baissés, de méditer dans son cabinet, et la méditation elle même, non pas en tant qu’objet, fruit ou produit d’un travail intellectuel, son résultat, mais bien le travail intellectuel entrain de s’accomplir, celui du psychisme du philosophe en pleine action, psychisme qui renferme ses zones d’ombre et de lumière comme chez tout un chacun. Là encore, mais peut-être ici pour la première fois dans l’histoire de l’Art, ou tout du moins la première fois avec une pareille finesse, le peintre se livre à un jeu subtil sur l’intérieur et l’extérieur, intérieur et extérieur du philosophe, son corps et son esprit, intérieur et extérieur de ce cabinet si particulier, intérieur et extérieur du tableau. Ce ne sont là que suppositions, certainement pas des affirmations, sur ce qu’aurait pu véritablement souhaiter donner à voir Rembrandt car les voies de la création sont le plus souvent bien mystérieuses, même pour l’artiste. Souvent, ce dernier n’a pas d’idée claire sur ce qu’il a cherché à représenter, donc pas d’intention véritable. Son désir est brut. On pourrait parler d’un syncrétisme primitif de l’idée et ça sort un peu tout seul, comme ça, dans un jet, car c’est bien de cela dont il s’agit, un jet. L’artiste jette sur le papier, sur la toile, sur la partition ce qu’il a muri en lui, sans savoir exactement ce que c’est, une forme encore indéfini, une palette de couleurs ou une grappe de notes subconscientes. Il y a un désir brut, on l’a dit, suivi de l’accouchement d’une forme aux contours indéterminés, une masse à façonner en fonction des règles de composition, picturales ou musicales, de l’époque. S’il est une chose que sait toujours l’artiste c’est à quel moment il doit s’arrêter ou à partir de quel point il est allé trop loin. Par exemple, quand on regarde travailler Per Kirkeby on peut voir apparaître puis disparaître des dizaines de tableaux sur la même toile, tous totalement différents et tous très beaux, au fil des heures, voire des jours et même des mois, et des couches plus ou moins denses de couleurs qui sont appliquées, comme si l’artiste procédait par tâtonnement, par essais et erreurs, et puis subitement il s’arrête et déclare que son tableau est terminé. Pourquoi l’est-il à ce stade plutôt qu’à un autre ? Seuls sa muse et lui le savent. Que vous suggériez à un artiste une possible interprétation de ce qu’il a fait ou que vous exprimiez votre ressenti devant sa production et il vous répondra Ah oui ! Je n’y avais pas pensé ou bien encore Effectivement ! Ce doit être cela et le plus souvent Je ne sais pas. C’est venu comme ça. Pas tous les artistes, bien entendu, surtout pas les artistes minimalistes, pour lesquels l’idée est reine, ou les artistes conceptuels, qui reconnaissent non seulement le primat de l’idée mais pour lesquels aussi l’œuvre n’est que le prétexte ou mieux le support d’un discours. Je revois Olivier Debré, une manière de géographe-cartographe de l’esprit, lui aussi, qui prélevait les couleurs de la nature pour les déposer sur le champ morose de son âme bordé de déchirures anciennes, cicatrices vieilles mais encore rougeoyantes, Debré accompagnant, un peu contraint, un groupe de visiteurs dans une exposition qui lui était consacrée. A toutes les questions ou presque qui lui étaient posées concernant ses intentions par rapport à telle ou telle de ses toiles, Debré répondait Je ne sais pas du tout ou bien C’est venu comme ça pour finalement se tourner vers son ami et poète Bernard Noël Mais tu sais, toi ! Tu comprends bien, tu sais mieux que moi, pour conclure enfin Explique-leur toi car tu l’exprimes bien, en tout cas beaucoup mieux que moi. L’une de mes connaissances, un ami dirait le Maître en modernité, un peintre qui se revendique de l’abstraction lyrique, c’est-à-dire d’une abstraction essentiellement née de l’émotion, affirme qu’il ne sait pas d’où lui viennent les compositions qu’il mûrit pourtant très longtemps en pensée. Il refuse catégoriquement que l’on qualifie sa peinture de métaphysique et il veut croire, sans en être parfaitement sûr, que ses formes le plus souvent obscures existent dans la nature, dans les grouillements bacillaires des boîtes de Petri, des magmas bouillonnants, des enveloppements de nuages autour de montagnes, des ruissellements d’eaux caverneuses, des brumes dans des aurores sylvestres, mais rien n’est certain. Ainsi étaient et sont encore les abstraits, incertains sur les origines de leurs sensations et sur les ressorts de leur art. L’écriture peut suivre le même processus, quand on est dans un projet littéraire, et pas dans une relation épistolaire avec l’administration ou assimilée, évidemment. On peut jeter sur le papier une masse informe d’idées et de mots que l’on va sculpter en ajoutant et en retranchant de la matière, progressivement, et puis lisser, et puis polir, jusqu’à ce que l’on obtienne un texte qui nous satisfasse ou tout du moins qui s’approche au plus près du ressenti, de ce que l’on pense vouloir exprimer. Pour la musique, par nature le plus abstrait de tous les arts, c’est beaucoup plus raisonné. Si à l’origine, il y a fréquemment résurgence de fragments d’inconscient, l’artiste ne doit pas se laisser aller, dans un état de semi-extase, à multiplier les mesures, ce qui peut être fait à l’infini, mais il doit, selon les propos d’un compositeur-philosophe, se concentrer sur sa matière et creuser son idée primordiale. La musique savante est affaire de gens savants, tout du moins c’est ce que beaucoup voudraient se persuader. Les artistes conceptuels ne sont pas, comme on le croit trop souvent, un produit du siècle passé finissant mais on peut dire que le Moyen-Âge tardif et le début de la Renaissance en foisonnaient littéralement. Ainsi, et ce ne sont là que quelques exemples, La flagellation de Piero de la Francesca ou Les Ambassadeurs de Hans Holbein doivent être considérées avant tout comme des images alimentant un discours, l’une sur la théologie et la diplomatie, qui prône le nécessaire rapprochement entre les Eglises d’Orient et d’Occident face à un monde non chrétien déjà considéré comme agressif, l’autre sur la vanité de l’ensemble des choses humaines et surtout du savoir. Dans la peinture des maîtres anciens, nombreuses sont les dimensions cachées ou enroulées sur elles-mêmes comme celles surnuméraires postulées par certaines théories physiques audacieuses. Tout se passe comme si le désir d’abstraction avait introduit une profonde confusion dans les esprits, comme si ce désir n’était qu’une fenêtre d’inconscience percée dans un mur d’hyper-lucidité dont les pierres seraient des concepts. En fait l’abstraction creuse plus profondément dans le psychisme, au-delà de toute rationalité, au-delà de toute maîtrise d’un sens premier, dans le non directement dicible. Rembrandt, lui, savait ce qu’il voulait représenter, un vieux sage au milieu de sa réflexion, philosophe ou non, peut-être l’érudit et anachorète Jérôme, mais il paraît difficile aujourd’hui de le questionner sur toute l’étendue de ses intentions. Le philosophe en méditation est une image sombre, d’une part parce que le cabinet est plongé dans l’ombre et, d’autre part, parce que la matière a travaillé, les pigments ont vieilli. Il y a pourtant deux sources de lumière dans ce cabinet. La première, sur la gauche, est une grande fenêtre à croisée, qui jette un éclairage jaunâtre, ou d’un doré blafard, couleur chère à Rembrandt, sur le philosophe et sa table de travail, lumière que l’on croirait surnaturelle et qui se dilue dans les ténèbres de la pièce. La seconde, sur la droite, n’est qu’à peine ou pas immédiatement perceptible. Elle provient d’un petit foyer tisonné par une personne, probablement une servante, que l’on devine plus qu’on ne voit, mais cette imprécision n’est peut-être tout simplement due qu’au noircissement des pigments. En définitive, c’est un peu comme si l’on entrapercevait de la lumière au bout d’un tunnel, une lueur à l’autre extrémité d’un cylindre, ce qui donne à l’image comme une légère concavité, déformant quelque peu le volume de l’atelier, accentuant le caractère surréel de son architecture. Le lien entre l’extérieur et l’intérieur du tableau se fait évidemment par le tunnel d’ombre et la lumière vaporeuse tout au bout est un aspirateur du regard. Le cabinet du philosophe, son atelier de pensée, par conséquent l’image de Rembrandt, est divisé en deux par un escalier monumental en spirale qui prend naissance pratiquement au pied du philosophe et qui se perd dans ce qui doit être le plafond. C’est comme un « S » gigantesque qui s’inscrit dans le cercle de lumière blafarde. Cet escalier paraît séparer de manière irrévocable les deux sources de lumière, la fenêtre et le foyer, ainsi que les deux personnages, le philosophe et sa domestique. C’est à la fois un élément de séparation, de cloisonnement, une frontière presque infranchissable, et aussi un axe surgi de l’obscurité et qui se dissout dans le néant, qui soutient l’ensemble, l’image de Rembrandt, la scène à laquelle il nous fait assister et la méditation du philosophe. Face à cette architecture ainsi tourmentée par l’escalier, qui impose une torsion à tous les plans et qui fausse tous les angles, je devine déjà un peu les structures fantastiques du Piranèse des prisons, et dans ce trou creusé dans l’obscurité un peu les découpes de Gordon Matta-Clark, géométries métaphysiques dans des volumes en démolition. Il y a donc plusieurs mondes dans le tableau de Rembrandt. Celui de gauche, celui du philosophe, personnage éclairé par la fenêtre à croisée, point de contact avec le présent et la vie qui se vit derrière, probablement un peu plus bas dans la rue, mais aussi par le livre ouvert, sur la table devant la fenêtre, point de contact avec l’Histoire, donc avec ce qui a été vécu, avec le récit, avec le savoir, avec la pensée des autres. Celui de droite, celui de la servante, femme des cavernes, surgi d’un temps d’avant le livre, et que ne parvient pas à préciser tout à fait la trop faible lueur d’un foyer non platonicien puisqu’il ne projette aucune image sur le mur épais. Celui du bas, celui de la cave fermée comme un tombeau, monde des secrets profondément enfouis. Celui du haut, celui ou mène l’escalier à spirale ascensionnelle, monde d’un accès difficile, peut-être périlleux, si l’on en juge par la raideur de l’escalier en total déséquilibre, monde des aspirations et des possibles découvertes mais aussi monde du complet inconnu. Et puis, tout en haut de l’escalier on sent comme une présence, tapie dans l’obscurité, troublante, nécessairement angoissante puisque invisible, présence attestée sur quelques gravures postérieures s’inspirant de ce tableau, projection du graveur ou réalité d’avant le noircissement des pigments et vernis. Il pourrait y avoir aussi dans tout cela une manière de crucifixion déconstruite, éclatée, ou allégorique ou conceptuelle bien avant la lettre, avec un bon et un mauvais larron, l’homme de foi et le païen, le philosophe et son domestique, une présence divine, celle tapie dans l’obscurité de l’escalier, sous la noire patine, ou l’escalier lui-même, croix torsadée, vrillée, mouvement plus que forme réelle, en fait d’aspiration vers le haut, construction de l’esprit davantage qu’humaine puisque presque rien ne la soutient véritablement, puisqu’il n’y a pas de tige axiale, de tige-pivot, autour de laquelle s’enroulerait la bande des marches, et qu’elle soutient le tout, l’architecture, le tableau, l’histoire contée, une présence possiblement infernale, le souterrain invisible mais dont l’inquiétante porte basse porte témoignage de l’existence, porte à laquelle le philosophe tourne chrétiennement le dos, la lumière de l’esprit-logos diffusée par la fenêtre. Cette fenêtre à croisée pourrait ainsi être l’Eglise, porte-voix de la parole de Dieu, incrustatrice de la vraie foi dans les cœurs, dispensatrice d’espérance, dissipatrice des ténèbres spirituels en même temps que de ceux du cabinet, révélatrice du chemin conduisant vers le haut, le salut, la méditation du vieux philosophe devenant soumission au dogme, déclaration de foi, de prière. C’est ici que Jérôme revient, tout nimbé d’or qu’il est, telle une image pieuse et précieuse issue du Trecento, ce saint que Rembrandt revisitera quelques années plus tard avec la même composition que son philosophe méditant, en la resserrant et en l’inversant, avec une présence encore plus massive de l’escalier et toujours un gros livre ouvert sur la table de travail. L’or pâle de la lumière ou de la nuée est l’expression du sacré chez Rembrandt, l’intervention du divin, celle qui dilue les traits du Christ quand il converse avec les pèlerins à Emaüs, pluie séminale de Zeus sur la couche de Danaé. Pluralité des mondes et théorie du salut, peut-être, probablement, mais pas seulement. Il pourrait y avoir prémonition d’une structuration psychique spécifique, donc d’une hétérogénéité de la personne ou tout du moins d’un défaut d’harmonie de son appareil mental, donc relativisation de la perfection humaine, donc contestation par l’intérieur de son libre arbitre, ce qui ne sera théorisé que bien des siècles plus tard, et c’est à partir de ce point que j’évoquerai donc la topique rembranienne, ce qui ne veut pas dire pour autant que je ferai de Rembrandt le père de la psychanalyse et de Freud son simple disciple. La fenêtre et le livre s’apparentent alors au domaine du conscient mais pas à tout coup à celui du réel car pour approcher ce dernier, si tant est que le réel soit humainement appréhendable, il faudrait pour le moins fermer le livre et ouvrir grand la fenêtre pour se pencher vers la rue, sortir de cet intérieur confiné en abandonnant le cabinet. Le philosophe ne fait ni l’un ni l’autre puisqu’il médite la tête baissée, c’est-à-dire plongé en lui même. Le monde souterrain, verrouillé par la porte basse, véritable système de défense du moi, c’est bien évidemment l’inconscient ou le Ça, réservoir du désir présumé impur et qu’il faut par conséquent maintenir au secret, des pulsions et des tentations inavouables, déversoir des vieux traumas, des terreurs et des angoisses infantiles, des gangrènes possibles du Moi. Le philosophe est une personne, donc un Moi, et le Moi-philosophe a besoin que l’on veille sur lui, que quelqu’un entretienne la veilleuse de sa morale fragile, qu’une lumière, même faible, lui indique la direction de ce qui est juste et droit, le préserve du vertige né des vacillements de sa conscience, de l’étourdissement né de son absence au monde. La porte et la servante, simples éléments accessoires de l’image en première approche, puisque à peine discernables dans la quasi-obscurité de la pièce, se font les gardiens du Moi, ses défenseurs, l’un barrant l’accès du désir et des traumas à la conscience, l’autre entretenant la flamme brûlante du sentiment de culpabilité, superbes matérialisations du Surmoi. Et puis, la possible, la probable, présence au sommet de l’escalier est-elle à mettre au rang des défenseurs ou à celui des potentiels agresseurs du Moi, ou bien n’est-ce qu’un observateur de la scène, une intrusion de l’extérieur du tableau au même titre que le visiteur du musée ? L’escalier est pratiquement une émanation, une sécrétion, du philosophe, comme une formation ectoplasmique qui à la fois se condenserait et s’étirerait à ses pieds, puisque la pâle lumière de la fenêtre le fait pour ainsi dire partir de lui et que c’est sur cette amorce de la spirale que semble se concentrer l’énergie mentale du philosophe, que c’est sur elle que ses yeux paraissent être rivés. L’amorce de la spirale est aussi une invitation, invitation au voyage intérieur, incitation au gravissement des premières marches qui conduiront à la connaissance véritable, c’est-à-dire vers des champs intellectuels non encore défrichés, des contrées de l’esprit non encore explorées et plongées pour l’heure dans une profonde opacité. La spirale, je l’ai déjà dit, davantage qu’une forme est un mouvement, mouvement ascensionnel chez Rembrandt et pour ce tableau, car il en existe d’autres, chez Rembrandt encore, ou chez Rubens par exemple, des descendantes, spirales figurées par les enlacements autour de la croix dans les déportements, l’un des thèmes récurrents de la peinture baroque et même d’avant et encore d’après aussi, où la dépouille du Christ allégée de l’esprit rejoint la terre comme une feuille desséchée qui chute de sa branche en tournoyant, ou dans les grandes œuvres du Greco, lorsque les chérubins soulèvent le ciel comme un tapis, l’entrouvrent voluptueusement mais dans un tumulte ahurissant, éclats de longues trompettes calmes, froissements silencieux de draps de nuages soyeux, murmures muets de saints en conversation, tandis qu’en dessous on procède aux funérailles, dans le plus profond recueillement, en réprimant jusqu’au moindre frémissement, de chevaliers en armures damasquinées, afin de permettre aux bienheureux et aux archanges de visiter les humains. Désordre d’un ciel sottement anthropomorphe, béat, et encombré, surplombant une terre sage, pacifiée par l’expérience de la vie brève et l’espoir du salut dans l’au-delà. Mouvement spiralé qui exprime aussi la non linéarité du raisonnement, de la réflexion érudite ou bien ici de la méditation, mais qui demeure ascensionnel car le raisonnement, la réflexion ou la méditation font immanquablement progresser, élèvent à un état supérieur non seulement de connaissance mais aussi et surtout d’humanité, mais pas dans un élan unique et ininterrompu. Il y a des détours, des digressions, des confrontations d’arguments, des soupesages de pour et de contre, des marches et des degrés qui parfois se superposent, des paliers ou des stagnations de la logique, des assèchements temporaires de l’intelligence, des apories qui forcent à revenir sur ses pas, des régressions, puis des relances, des redémarrages accélérés, des rebondissements, enfin des envolées. La spirale traduit l’affrontement des forces centripètes et centrifuges qui s’exercent sur la pensée, qui tour à tour la dilatent ou la compriment, qui l’enroulent et la développent autour de l’axe invisible de la logique, de l’intelligence et de la sensibilité. Pour être simple, le mouvement exprimé par la spirale caractérise le raisonnement dialectique et le mouvement spiralé est celui qui traduit le mieux le processus de modernité, tout du moins c’est ce que je veux croire. J’ai parlé ailleurs de ce qui pourrait être la toute première amorce de la spirale, enfin pour moi, Bruges, Michel-Ange, la Madone, mais qu’est-ce qu’une spirale véritablement ? Fernando Pessoa, un homme qui se défiait des définitions abstraites, disait que « c’est un serpent sans serpent, qui s’enroule verticalement autour de rien ». Pour Pessoa, ce qui est filtré par nos sens n’est pas la réalité. Il faut dire avec ses mots et ses images en courant le risque de ne pas être compris. Seule l’expression littéraire, le vrai savoir dire, permet de rendre la vie réelle et la sort de sa trivialité. Il appartient à chacun d’entre nous de définir sa spirale. Mais cette idée du serpent fait apparaître l’image d’une spirale négative, celle du serpent de la déchéance que l’on trouve chez Masacio, Cranach et bien d’autres. Sans nul doute un qui avait parfaitement en tête Rembrandt et son philosophe méditatif, c’est l’architecte Frank Lloyd Wright lorsqu’il a dessiné le plan du musée Guggenheim de Central Park. A l’extérieur, c’est comme une sorte de théâtre d’Epidaure, mais comprimé, mais vue de côté et par en dessous, retourné comme une chaussette sale, esprit du « grand bol » suggéré par Henri Miller dans son Colosse de Maroussi, mais déposé sur un plateau de béton teinté aux formes courbes, tout en rupture avec la verticalité mégalomaniaque et les angles prédateurs des buildings de Manhattan, lingam dérisoire de l’Amérique. A l’intérieur, c’est comme un axe de lumière autour duquel s’enroule une spirale pour ainsi dire organique, la rampe développée sur six niveaux que bordent les alvéoles d’exposition et qui dessert de vastes galeries latérales. Il y a une véritable proposition initiatique faite par Wright à celui qui remonte la rampe du Guggenheim, une sorte de préparation spirituelle au culte que l’on voue ici à Apollon musagète, purification préalable par immersion dans un cylindre de lumière d’origine zénithale, un peu comme si Wright avait fait transporter le temple oraculaire et solaire de Delphes à deux pas du grand réservoir de Central Park et des boutiques luxueuses de Madison, trésors dérisoires de l’Amérique. Un qui a parfaitement compris cette proposition et qui l’a détournée c’est le vidéaste Matthew Barney, un grand adepte de l’hybridation homme-machine, Barney, et de l’hybridation tout court. Les mutants et les cyborgs peuplent son monde fait de mythologie égyptienne, de rites shintoïstes, de légendes celtiques, d’industrie automobile d’antan, de pêche à la baleine, de magicien-performer prodige et de joueur de football doté de rotules en plastique. Dans l’un des épisodes de son cycle fameux du Cremaster, il cherche à briser le rite, à rompre le cérémonial, en en instaurant un autre infiniment plus acrobatique, l’escalade périlleuse de la rampe par l’extérieur, c’est-à-dire par l’intérieur de l’axe invisible de la spirale, en s’efforçant d’éviter les coups de griffes d’une femme-léopard aux jambes de verre, épreuve seule autorisant l’élévation dans la hiérarchie maçonnique. Mais l’ascension douce, lente, pour ainsi dire majestueuse, par la rampe, vers l’énorme soleil de la coupole, a sans nul doute beaucoup plus à voir avec le vol ébloui d’Icare qui, bien sûr, ne pouvait être autre que spiralé. Ici rapport tant dialectique que symbiotique de la fonction et de la forme, culte solaire et de la beauté, ivresse d’Icare. Mais, l’énergie de la spirale, elle-même axe tournoyant du monde tournant sur son axe invisible en même temps que dynamique de la modernité, c’est une œuvre au nom énigmatique qui nous la fait percevoir, ressentir, éprouver le mieux, intentionnellement c’est certain mais probablement en second lieu, Le problème du fond et de la forme dans l’architecture du baroque (seul le tombeau sera tien sans partage), imposante sculpture-installation aux marges du minimalisme et de l’art conceptuel, voire du ready-made duchampien, conçue et réalisée par Reinhard Mucha. Physiquement, on se trouve confronté à un hybride de vaisseau spatial et de baraquement de chantier, à la forme approximative de tambour posé sur un cercle de parpaings. Le cylindre, ou plus exactement le dodécaèdre, est constitué de produits manufacturés, cloisons métalliques, plaque de formica, échelles en aluminium, tubes de néon, tous éléments strictement fonctionnels utilisés d’ailleurs pour leur fonctionnalité par l’institution qui présente occasionnellement, trop rarement, cette installation. Donc au premier regard, rien de bien attirant. Jean Genet disait que lorsque l’on aborde l’Art « il faut se mettre en état de naïveté » c’est-à-dire ne pas censurer ses impressions brutes, c’est gros, c’est rouge, c’est pas beau, c’est beau, mais après il faut exercer ce que Sol Lewitt appellera plus tard son « regard mental », c’est-à-dire aller bien au-delà de l’œuvre objet-matériel, ici se dégager de l’image somme toute banale renvoyée par l’utilisation de matériaux prolétaires, comme nous y invite le titre de l’œuvre de façon très directe du reste. En effet, malgré son austérité apparente, elle réunit tous les principes de l’art baroque, absolument tous, tant du point de vue esthétique que du point de vue sociopolitique et c’est bien là l’idée qui est artistique, bien plus que l’objet dans son apparence évidemment. Le baroque c’est le débordement intégral, la submersion des sens, le primat de l’impression, la sortie de tous les cadres, le décloisonnement de toutes les pratiques, leur mélange, leur mixage, leur empiètement l’une sur l’autre, la profusion ornementale, l’excès, la dispersion, la confusion, la luxuriance, la saturation de l’espace et en même temps l’explosion de ses limites, l’expansion dans toutes les directions, pour les classiques la pure injure faite au bon goût, pour les autres la tentative de séduction historiquement la plus aboutie, un absolu, le spectacle intégral, l’art total. Mais tout art qui se veut total est un art par nature totalitaire, en dépit de ses aspects profondément novateurs, puisqu’il ne permet aucune respiration, qu’il ne laisse aucune ouverture, aucun espace libre pour la pensée autonome. Le baroque est un art ultraréactionnaire, l’art de la Contre-Réforme, un art antihumaniste et morbide car il ne suffit pas de couvrir le corps des suppliciés d’ors et de perles, de sculpter leur image dans le marbre de Carrare le plus pur, de les baigner dans le chant ondoyant et séraphique des castrats, pour faire oublier le caractère effroyable de leur supplice. Son objectif c’est l’étouffement, l’écrasement, la soumission inconditionnelle au dogme. Le baroque est probablement le premier à poser, ou plutôt le premier qui amène à se poser, puisque lui-même n’est rien d’autres qu’un flot d’images négatrices absolues d’interrogation, la question fondamentale qui tourmentera tous les siècles qui ont suivi son éclosion, question paradoxalement moderne puisque défiant le temps : qu’est-ce qu’une œuvre d’art et à quoi peut-elle bien servir ? Ce sont les fondements du baroque et cette question que met en scène Mucha, mise en scène car c’est bien de théâtre dont il s’agit. Tout d’abord, il utilise les matériaux les plus triviaux, des matériaux qui considérés isolément ne portent aucune charge émotionnelle, et avec eux il remplit totalement l’espace en les disposant d’une manière qui annihile leur fonction traditionnelle. Il les détourne complètement de leur usage et par la même provoque chez l’observateur un égarement, un effarement. Il confond, mélange, confronte, maltraite les domaines et les pratiques en proposant une œuvre indéfinissable, architecturale par le traitement des volumes et l’agencement des matériaux, sculpturale par son modelage rigoureux et l’impossibilité d’y pénétrer, picturale par le soin apporté à la composition. Il brise tous les critères d’esthétisme, brutalise, voire injurie, les goûts et les sens, bricole une machine dont le fonctionnement échappe à toute compréhension possible. Il fait œuvre de subversion en tournant résolument le dos aux idéologues dominants qui ne réclament pour les peuples que du spectacle. Mucha provoque l’artiste, son spectateur, son client, l’institution muséale qui l’héberge. Pour l’artiste il récuse le statut d’artisan génial orgueilleux de son savoir-faire et pétri de sensibilité. Au spectateur, il retire tous les cadres de référence qui le rassuraient. Au client, il refuse le bel objet décoratif à poser ou à accrocher dans son salon. Quant au musée, il le ridiculise en décrétant œuvre d’art un assemblage d’ustensiles qui servent à le construire ou à l’aménager. En résumé, Mucha s’attaque de front à l’art bourgeois et à la richesse du baroque. Dans l’art bourgeois et le baroque spectaculaire, il n’entrevoit qu’un vide désespérant, un gouffre sans fond, un abysse, puisque l’un et l’autre ne reposent que sur l’apparence, déclarent le primat de la forme et de ce fait refusent qu’émerge un fond. A bien y réfléchir, le monument de Mucha pourrait bien être le tombeau de l’esthétisme et de la prétention bourgeoise. Pour Reinhard Mucha, artiste conceptuel s’il en est, l’Art n’est plus une question de forme mais de fonction. Il a une mission celle de questionner la société, microcosme des acteurs de l’Art, en tout premier lieu, quant à leur raison d’être, leur finalité, et la société en générale, le macrocosme en second lieu, quant à ses valeurs culturelles, politiques et autres. En cela, Mucha prolonge et dépasse la réflexion de Wright qui faisait découler la forme de la fonction. Tous les ingrédients de la postmodernité entrent dans la composition de cette sculpture-installation, hybridation, transdisciplinarité, primat de la technologie et j’en passe, et pourtant il ne s’agit pas d’une œuvre postmoderne, tout du moins pas par rapport à la question du baroque. Engendré par la Contre-Réforme, on l’a déjà dit, le baroque a, dans un premier temps, saturé tout l’espace artistique puis est progressivement tombé dans un demi-sommeil avec des phases paradoxales de Rococo, sorte de clinquant dégagé de tout caractère purement religieux, sorte de pornographie architecturale à l’usage de la haute bourgeoisie de ces époques et des troupeaux touristiques contemporains. A la fin du vingtième siècle, il a été totalement réhabilité par les postmodernes, dérangés par l’esthétique froide et dépassionnée, selon eux, du modernisme et désorientés par la radicalité artistique et politique des avant-gardes. La volonté des postmodernes était de démolir, pour ne pas employer le concept derridien de déconstruire, ce bloc modernisme/avant-garde, trop strict, trop dogmatique, trop idéologique et trop savant à leur goût, édifice dont l’Humanisme et les Lumières avaient posé les fondations, en organisant le retour du baroque en architecture notamment, avec des gens comme Frank O’Gery par exemple, et en musique aussi. Reinhard Mucha, lui, se livre à une critique systématique du baroque à finalité réactionnaire, réaction dans un premier temps à la Réforme et dans un second temps à la modernité, tout en rendant hommage au mouvement, à la dynamique, à l’énergie qu’il partage avec la modernité et c’est ici que revient l’escalier de Rembrandt, la spirale, car Le problème du fond et de la forme dans l’architecture du baroque n’est, en dernière analyse, rien d’autre qu’une spirale. Mucha a cerclé son dodécaèdre de trois rangées de tubes à néon et a disposé deux par deux, en oblique et sur deux étages, c’est-à-dire entre les cercles de néons, huit escabeaux d’aluminium. Les escabeaux impriment à l’ensemble de la sculpture un mouvement de torsion, mouvement énergique et énergétique, renforcé par la lumière, énergie électrique, des cercles de néons. Il est question de mort aussi et peut-être bien de quelque chose qui aurait à voir avec l’Allemagne et son histoire. Sur l’une des faces du dodécaèdre est accroché un grand panneau de formica tout noir, écran qui ne renvoie aucune image, miroir qui ne reflète rien, plaque funéraire ne portant aucune inscription. La reconstruction allemande propre, nette, rapide, efficace et sans âme, s’est opérée froidement en foulant les cendres de dizaines de millions de personnes, sur les ruines fumantes de L’Europe et de l’humanisme et par conséquent sur le tombeau précipitamment scellé de la modernité. Reinhard Mucha dit quelque chose là-dessus, il ne faut pas en douter. Plus rien de sensible et de vraiment sensé ne pourra plus être réalisé et, comme le disait, je crois, Samuel Becket « L’humanisme est devenu le pet du monde… après Auschwitz ». Donc Rembrandt, Wright et Mucha développeraient à peu près la même idée à propos de la modernité mais ils offrent trois manières différentes d’expérimenter son mouvement ascensionnel, par projection psychique chez Rembrandt, en le parcourant physiquement et dans le recueillement chez Wright, en le reconstruisant intellectuellement à partir d’un concept chez Mucha. Arrivé à un moment, il faut bien parler de Vladimir Tatlin, cet inspirateur involontaire du constructivisme car plus inspiré lui-même par le futurisme italien, la courbe plutôt que la ligne, et de son projet de monument à la Troisième Internationale avec lequel fonction et forme sont mises au service d’un objectif unique, la révolution sociale mondiale. C’était une époque de réconciliation de l’Homme avec l’utopie et pourtant l’Art se devait d’être utilitaire et l’artiste un simple ouvrier chargé d’exprimer la pensée des masses. Ainsi, le monument ne pouvait être commémoratif, c’est-à-dire simple exaltation d’un passé sans lui voué à l’oubli, mais à l’inverse introductif, c’est-à-dire pierre angulaire d’un avenir à construire. « Un monument doit vivre la vie politique et sociale de la ville », indique Nicolaï Pounine, commentateur du projet de Tatlin, « Il doit être utile et dynamique ». C’est le contenu, la fonction, qui organise la forme et à ce titre l’objet de Tatlin est réellement bizarre et compliqué. Il résulte, pourrait-on dire, d’un croisement de la tour de Babel, de la tour de Pise et de la tour Eiffel. Il doit être construit avec des matériaux modernes, le fer et le verre, dont la confrontation « donne un rythme pur et plein ». Certaine partie du monument seront en mouvement. Ce qui a présidé à la conception de cet objet ce sont deux principes simples mais tout à fait avant-gardistes. Réaliser la synthèse de l’Art et du fonctionnel, en premier lieu. Réaliser la synthèse des principes architecturaux, sculpturaux et picturaux, en second lieu. Tatlin, à l’origine peintre d’icônes, veut projeter « les éléments picturaux dans l’espace » car, selon lui, « il ne saurait y avoir de peinture sans compréhension spatiale ». Ainsi, la tour devrait être couronnée d’un projecteur envoyant dans les nuages des lettres de lumière regroupées en slogans révolutionnaires. L’édifice est un assemblage de volumes, cube, pyramide, cylindre, chacun destinée à abriter une activité de l’Internationale, législative, exécutive, informative, soutenu par des axes verticaux et enveloppés d’une spirale. Le tout devait avoir quatre-cents mètres de haut et chaque volume devait accomplir un tour sur lui-même, en un an pour le cube, en un mois pour la pyramide située au milieu de l’édifice, en un jour pour le cylindre tout en haut. Pour l’épiderme du bâtiment, la spirale, forme classique donc forme susceptible a priori d’être rejetée par l’artiste nouveau, a été cependant retenue car c’est la spirale qui exprime le mieux l’esprit socialiste. La spirale est « mouvement, précipitation, course », précise Pounine, elle « est tendue comme la volonté créatrice et le muscle contracté par le marteau ». Et puis la spirale, aspiration vers le haut, formalise parfaitement la libération de l’humanité car « elle fuit la terre », dit Pounine, terre que les sociétés bourgeoises ne cherchent qu’à contrôler, organiser et gérer, c’est-à-dire exploiter. En un mot, on pourrait dire que la spirale symbolise la modernité de libération cher à Immanuel Wallenstein. Comme ceux de nombre d’architectes utopistes, tel Etienne-Louis Boullée et son Cénotaphe à Newton, le projet de Vladimir Tatlin n’a pas vu le jour. Il n’en reste que quelques dessins et photographies de maquettes, mais ce projet était beau et continue à meubler les imaginaires de quelques-uns. Qu’il le veuille ou non, et l’ancienne génération serait plutôt sur le non-vouloir, la nouvelle se tenant plutôt du côté du vouloir, l’artiste est aspiré par la politique comme par un maelström, ou un trou noir, dit à peu près Robert Smithson, un autre très grand transpositeur de la spirale. L’artiste vit dans un monde en crise et dans un environnement fracturé, décoloré, attiédi. L’esprit humain et la terre subissent une érosion continue. Tout est sujet à modification, dégradation, décomposition. Tout est sujet à évolution entropique et c’est donc l’entropie qui constitue le fondement de l’Art, tout du moins de l’Art tel que le conçoit Robert Smithson. Dans un premier temps, ce que veut Smithson, comme tous les artistes du Land Art du reste, c’est sortir l’Art de l’institution, musées ou galeries, car l’institution est pour l’œuvre d’art un peu comme un hôpital ou une prison. Dans l’institution, l’œuvre d’art subit, selon les mots de Smihson, une espèce de « convalescence esthétique » ou « d’emprisonnement culturel », et à force d’être analysé, décortiqué, expliqué, justifié, « l’Art devient une métaphysique hermétique et imbécile », ajoute-t-il. L’Art doit être confronté au monde naturel, au monde physique. L’Art doit rentrer dans un rapport dialectique avec le monde. Robert Smithson, sans être un scientifique, est passionné par les sciences. Dans ses œuvres, il fait continument référence à des textes relatifs à la géologie, à la chimie, à la biologie, à la physique, aux mathématiques. Ce qui intéresse Smithson dans les sciences c’est leur rapport avec la fiction et qu’elles permettent, notamment les mathématiques modernes, de nouvelles abstractions. Il n’est pas possible de connaître les choses en elles-mêmes mais les catégories scientifiques permettent dans une certaine mesure de les comprendre. Les catégories sont des fictions scientifiques. « La vraie fiction extirpe la fausse réalité » dit-il et d’expliquer « la religion est tant imprégnée de rationnel que je suis passé à la science ». Et puis, les fictions d’aujourd’hui sont probablement les réalités de demain. L’Art doit s’autonomiser par rapport au réel et les artistes ne peuvent que se rapprocher des scientifiques quand leurs théories rejoignent la fiction. Smithson a bien entendu été fasciné par les théories de la relativité en ce qu’elles renversent les certitudes temporelles et métriques. Et puis, il y a l’entropie. Ce terme désigne et résume le second principe, la seconde loi, d’une discipline de la physique apparue vers le milieu du dix-neuvième siècle en accompagnement du développement de la machine à vapeur, la thermodynamique, qui visait, à l’origine, à définir et à mesurer les effets de la chaleur, de l’énergie, sur un système donnée. En gros, la thermodynamique se résume à deux principes, le principe de conservation selon lequel depuis que l’univers existe il n’y a jamais eu de création ni de disparition d’énergie, c’est le fameux « Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme » de Lavoisier, et l’entropie. Selon ce dernier principe, dès qu’elle est émise la chaleur se disperse et du fait de cette dispersion elle ne sert plus à rien. Elle devient indisponible car elle a perdu sa concentration. La dispersion de la chaleur signifie qu’elle se déplace partiellement du corps le plus chaud vers le corps le plus froid, de la région la plus chaude vers la région la plus froide, pour conduire l’ensemble à un terme moyen, un équilibre tiède. La perte de concentration doit être envisagée comme un désordre puisque ce qui était efficace, la vapeur qui permettait à une machine de tourner, perd toute son efficacité en se dispersant. Paradoxalement, l’équilibre, et on peut même parler d’équilibre parfait car hyper-stable, car irréversible, la chaleur ne pouvant jamais revenir en arrière, revenir du corps froid devenu tiède vers le corps initialement chaud, la chaleur ne pouvant pas se concentrer à nouveau, est aussi un désordre. Tout système, y compris le plus global, l’univers, est soumis à l’entropie, c’est-à-dire qu’il tend toujours vers l’équilibre, qu’il change d’état, qu’il passe de l’ordre au désordre. La vie crée de l’entropie. La vie tend encore et toujours vers l’équilibre, tend vers la mort qui peut se définir comme une perte d’ordre, une perte de concentration, une transformation d’énergie irréversible. C’est ainsi que la thermodynamique est devenue la science des grands systèmes en équilibre. Einstein en son temps, et ce n’est pas là une mince référence, disait que le second principe de la thermodynamique, l’entropie, était la loi la plus importante de la physique. Pour en revenir à Robert Smithson, ce n’est ni un pessimiste, bien qu’il constate la dégradation irrémédiable de la nature dans sa tentative de la rapprocher de l’Art, ni un écologiste et ce point lui a été beaucoup reproché par nombre de ses collègues land-artistes, parce que souvent il sculptait la nature à coup de bulldozer. Il faut du reste noter que, passionné de préhistoire et adepte de l’emboîtage des âges les uns dans les autres par des jeux de miroir, son dispositif favori, Smithson considère les bulldozers et les pelleteuses comme des animaux préhistoriques. « J’aime qu’une catastrophe tranquille s’installe » est sa déclaration programmatique. Artiste constructeur, Smithson est obnubilé par la déconstruction. Artiste américain, lorsqu’il parcourt les paysages et qu’il traverse les villes du nord de l’Amérique, il est saisi d’un sentiment, non pas de saturation et de débordement comme un quelconque baroqueux, mais de décentrement. Tout d’abord, il constate la dénaturation des paysages et leur dédifférenciation du fait de l’urbanisation galopante, incontrôlée et uniformisée. Partout on n’est ni franchement dans la nature ni franchement dans la ville. Tout se mélange. Ici, les villes sans histoire et sans âme, ne se sont pas développées consciencieusement, méticuleusement, en spirale d’or autour d’un vide primordial comme ce fut le cas pour les villes d’Europe, on en a déjà parlé, mais elles paraissent être éclaboussées de vide. Faute d’inscription dans le temps, faute de temps tout simplement, elles sont dépourvues de centre et de sens. Leur espace est disloqué comme l’est celui des paysages du fait de l’extension des périphéries. La périphérie est partout. Villes et paysages du nord de l’Amérique apparaissent comme constellés des éclats provenant d’un miroir brisé, brisures de verre qui reflèteraient des détritus de nature abandonnés dans les terrains vagues de la civilisation postindustrielle. Terrains vagues et vagues territoires. Et cette déconstruction, cette désorganisation, cette dislocation de l’espace, son morcellement, sa désagrégation, Robert Smithson, artiste conceptuel et artiste du territoire, veut y participer lui aussi. Il l’accélère, la démultiplie, en posant des miroirs partout, sur les rivages, dans les forêts et ailleurs, en effectuant des prélèvements de matériaux, roches, terres, végétaux, en prenant des photographies de ses installations ou des vues aériennes des lieux de ses prélèvements, ou bien encore en cartographiant des portions de territoire du nord de l’Amérique. En offrant à l’autre, au spectateur, ces différents reflets du monde, Smithson démultiplie les approches possibles du regard, démultiplie les angles de vision. C’est une nouvelle peinture de paysage à laquelle il se livre et qu’il propose mais il la propose après avoir brisé tout l’appareil de référence spatio-temporel. Ces « non-sites » comme il les appelle renvoient toujours aux sites mais pour le spectateur auxquels ils sont proposés ce ne sont qu’une fiction. Le non-site est par rapport au site ce que l’antimatière est à la matière, c’est un site inversé comme l’antimatière est une matière inversée, c’est donc une fiction. Et puis enfin il y a la spirale, sa spirale, la jetée en forme de spirale, la Spiral Jetty, qu’il a jeté sur le Grand lac salé de l’Utah. Un beau jour Robert Smithson a loué un bout de terrain en bordure du lac pour une durée de vingt ans et il a acheté à un entrepreneur de travaux publics vingt tonnes de gravats, gravats qui constitueront la matière première et primaire de son grand œuvre et qu’il façonnera à coups de bulldozers et de pelleteuses. Cinq-cents mètres de longs, cinq mètres de large, une spirale qui s’enroule sur la gauche et sur elle-même, et c’est ce développement non-expansif, cette rétractation, qui fait de la spirale de Smithson une œuvre de mort. Ce n’est pas une spirale ascensionnelle, comme celle de Rembrandt et de Wright, comme celle de Tatlin et de Mucha, ce n’est pas une tour de Babel grimpant à l’assaut du ciel, mais c’est plutôt l’un des maelströms d’Edgar Alan Poe, car cette spirale se referme, se recroqueville, se replie en son centre, paraît être en mesure d’aspirer tout ce qui passe à sa portée et de l’entraîner vers le fond du lac après l’avoir brisé. C’est une spirale entropique posée dans un espace entropique, le Grand lac salé de l’Utah, portion d’un territoire entropique, celui des Etats-Unis du nord de l’Amérique. C’est l’entropie qui règne en maîtresse ici. Le lac est presque totalement cristallisé. Ses rares eaux sont teintées de rouge en raison de la décomposition des micro-organismes qui les habitent. Ses abords sont irrémédiablement souillés par l’activité des prospecteurs de pétrole, activité certes passée mais outrancière, mais dégradante, mais outrageante. La jetée, édifiée en un lieu aussi incongru, aussi abîmé, participe à la désorganisation de l’ensemble, la parachève peut-être, participe au désordre du lieu, au processus entropique. Smithson dit aussi qu’il a capturé une galaxie et qu’il l’a posée sur le Grand lac salé de l’Utah mais il ne pouvait s’agir bien sûr ni d’une galaxie lenticulaire, ni d’une galaxie elliptique, encore moins d’une galaxie irrégulière. L’objet de son choix, de son prélèvement céleste, ne pouvait être qu’une galaxie spirale dans les bras de laquelle naissent et se développent, comme dans une pouponnière, des milliards d’étoiles, les cristaux de sel qui se déposent ou se forment dans un processus lui même spiralé. Spirale faites de milliards de spirales, le tout à l’image de ses innombrables composants, sculpture fractale. Ainsi Robert Smithson a réalisé une sculpture d’étoiles. A peu près à la même époque, John Cage, ce compositeur du hasard, du silence et de l’intemporel, écrira une partition également faite d’étoiles, des études pour violon, en décalquant des cartes du ciel, de la voie lactée, et en questionnant les hexagrammes d’un livre de divination chinois, le livre des mutations, le Yi Qing. Mais la galaxie de Smithson se referme et quand on la parcourt, quand on pénètre son espace, quand en partant de la berge du lac on marche sur la jetée, on est irrémédiablement entraîné vers son centre, c’est-à-dire vers une extrémité qui en aucune façon ne pourra être prolongée, en un mot vers la fin. C’est à un repli de la matière sur elle-même auquel on assiste et auquel on participe, à une contraction, à un effondrement, à la formation d’un trou noir, incommensurable aspirateur quantique du tout, dissolvant absolu de l’espace et du temps. Robert Smithson s’est livré à une représentation plastique et visuelle de l’espace-temps. Dans son film sur la Spiral Jetty, on le voit courir sur la jetée, c’est-à-dire non seulement parcourir l’espace de la spirale mais aussi le temps, espace et temps fossilisés. Smithson a toujours affectionné le cinéma car quand on regarde au travers d’une caméra ou quand on assiste à la projection d’un film on est éloigné de la réalité. Le cinéma, comme le non-site, est un éloignement émotionnel de la réalité et donc une plongée dans la fiction. Le film est pris d’un hélicoptère, avec dans un coin le temps qui s’écoule, et Smithson qui court en contre-bas est vu de dos et il ne se retourne jamais vers la caméra. Il y a donc un éloignement de Smithson qui est entré lui-même dans la fiction. On l’entend constamment, sur un ton métronomique, donné son orientation, sud-sud-ouest, sud-ouest-ouest, ouest-nord-ouest, nord-ouest-nord, tout en énumérant les matériaux qu’il voit, roche-boue-cristaux-eau, toujours les mêmes évidemment, roche-boue-cristaux-eau. Smithson se situe dans l’espace fictionnel et dans l’univers et il se livre aussi à un jeu sur les échelles, échelle humaine et échelle astronomique. Ce qu’il parcourt en fait en courant sur sa jetée c’est la flèche du temps, c’est-à-dire un temps qui en s’écoulant accompagne une entropie grandissante. Quand il arrive au bout de la jetée, tout au centre de la spirale, Smithson ne peut évidemment aller plus loin. Le centre de la spirale correspond à l’entropie maximale et c’est le point où la flèche du temps s’arrête et où Smithson s’arrête aussi. L’hélicoptère s’éloigne de lui et on voit toujours dans un coin de l’image le temps qui continue à s’écouler. La flèche du temps pour l’oeuvre de Smithson s’est arrêtée mais le temps global continue à courir. Il y a quantité de temps dans le film, temps de la conception et de la réalisation de la sculpture, temps du parcours par Smithson de celle-ci, temps du survol par l’hélicoptère, temps des Amériques ou plutôt leur préhistoire car artiste rattaché au courant postmoderne de l’Art, Robert Smithson ne s’est pas pour autant coupé du passé. Tels les grands pétroglyphes du Pérou et du nord chilien, possibles traits d’union entre la terre et les étoiles, sa Spiral jetty ne peut vraiment être lue que du ciel et il s’agit bien ici d’une lecture car la vision aérienne annule le volume pour ne conserver que le signe, le glyphe, mystérieux point d’interrogation qui s’évapore de la terre américaine comme il s’échappait déjà de la bouche des princes et des dieux aztèques sur les rouleaux des infiniment précieux et trop rares codex conservés dans les très grandes bibliothèques du monde. Et pourtant, pour Smithson l’Art doit être dialectique, c’est-à-dire résultant de la collision d’idées contradictoires, et non pas métaphysiques, c’est-à-dire concret et non abstrait, c’est-à-dire réinscrit et perçu dans le monde physique avec toutes les contradictions que ce dernier lui apporte, et non plus prétexte à un discours mystique et savant. L’Art doit être ressenti et non plus expliqué, et c’est en cela, en ce rejet du trop-plein de paroles, que Robert Smithson ne se présente pas complètement en artiste postmoderne, qu’il se distingue des autres artistes conceptuels. Il y a un rapport dialectique entre la nature et l’œuvre, la nature n’étant pas le sujet mais le support et le matériau de l’œuvre, l’œuvre se modifiant dans le temps sous l’action agressive des éléments de la nature, lumières, températures, pluies, crues et vents. Il y a également un rapport dialectique entre l’extérieur et l’intérieur, inattendu retour de Rembrandt par l’escalier spiralé, méditation de son philosophe, mouvement dialectique entre le site et le non-site, entre l’œuvre in situ éphémère et inaccessible au public et son témoignage protéiforme, fragments de matières, roche-boue-cristaux-eau, traces photographiques et filmiques, relevés cartographiques orientés, sud-sud-ouest, sud-ouest-ouest, échantillons du monde offerts à ce même public au sein de l’institution.
Denis Schmite