Hildegarde von BingenChapitre : AUTOUR de la Parole et de la Musique d’Hildegarde von Bingen

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Je me tus enfin ayant amplement gaspillé tout mon combustible intérieur, ayant brûlé de tout mon feu, victime d’une extinction en quelque sorte…enfin, pour le moment !

A la bonne heure ! s’esclaffa le Maître en modernité tout hilare, je vous retrouve complètement ! Des références théologiques à n’en plus finir, vos bondieuseries, des propos politiques radicaux, vos provocations anti-bourgeoises, une pincée de poésie par-ci par-là tout de même, c’est complètement vous tout ça ! Vous êtes un mystique en fait, que ce soit en matière de religion ou de politique !

Ce n’est pas moi qui ai commencé ! répliquai-je du bout des lèvres, d’un ton et avec un air légèrement pincés, vous m’avez amplement poussé dans ces extrémités. C’est vous qui avez souhaité aborder l’étrange christianité d’Hildegarde von Bingen à partir de ses images cosmiques, ses visions, si je peux me permettre, alors il vous faut assumer pleinement ce que vous avez vous-même enclenché.

Oui, bien sûr, mais effectuer un aussi long développement sur l’Hindouisme c’est quand même osé, et très franchement à la limite du hors sujet, reprit mon interlocuteur. Je n’évoquerai pas vos références théâtrales, discutables évidemment…en dehors des Grecs. Müller, qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ?...Bon ! Je plaisante, évidemment !...Ne vous offusquez surtout pas ! J’aime plaisanter…La PAROLE maintenant, car c’est là un sujet vraiment important la Parole, enchaina t-il avec entrain. Chez Hildegarde von Bingen la Parole se développe, est véhiculée, sous différentes formes, sur différents supports, les enluminures, l’écriture, les sermons et les prêches, la Musique par dessus tout. Je ne reviendrai pas sur les enluminures parce que celles qui importent à mes yeux, la représentation médiévale de l’Univers, je les ai déjà abondamment évoquées, et je n’aborderai pas les écrits qui accompagnent ces enluminures et toutes les autres, écrits destinés à des Hommes de cette époque, qui parlent de leur vie spirituelle et des autres choses qui doivent accompagner cette vie, les préceptes d’hygiène corporelle et mentale par exemple, et surtout les préceptes de la foi, vie qui n’est absolument pas la mienne et qui ne m’intéresse que peu ou pas du tout. Non ! Je vais vous étonner, ou peut-être pas, je m’intéresserai ici davantage à la forme qu’au fond. Enfin, certaines formes d’écrit sont de nature à nous questionner, vous et moi. Toute la production d’Hildegarde von Bingen se développe à partir de ses prétendues visions, on l’a dit et répété. Les visions constituent à la fois la matière et l’énergie l’autorisant à créer, le postulat de départ de toute l’œuvre hildegardienne, et la substance même du message à faire passer, la Parole de son dieu qu’elle va elle-même livrer, délivrer, révéler, dans les abbayes et monastères, les églises et cathédrales de Rhénanie et d’ailleurs en Europe du nord. En chaire, elle rappelle la règle de Saint-Benoit et dénonce le relâchement des mœurs de son temps, comme l’ont fait avant elle, et continueront à le faire depuis tous les prédicateurs du Monde, présente sa riche personne et sa vie, décrit ses visions, bien sûr, explique l’Univers et les forces en jeu, l’interdépendance des éléments, l’intrication de tout dans le Tout, mais aussi la place essentielle occupé par l’Homme dans le projet de Dieu, la lutte implacable et permanente que se livrent le Bien et le Mal car, s’il y a bien unité de la Création et unicité de la déité et de l’univers, le Malin fait tout pour les rompre ces unité et unicité, les briser, couper tout lien entre le bas et le haut. Hildegarde, femme de parole certes mais aussi d’écrit, va inventer une langue, une langue qui lui est propre et qui a beaucoup fait discuter, trop peut-être. Une langue pour les initiés, ses consœurs de couvent, ou langue sacrée pour parler intimement avec son souverain seigneur ? Sorte de sanskrit, diriez-vous, forgé par Hildegarde pour son usage personnel ? « Une langue inconnue de l’Antéchrist », comme on a pu l’avancer ? Une forme de glossolalie, ce qui renverrait davantage à la clinique qu’au strict christianisme ? Tout a été supposé. Tout a été dit… Mais, tout bien considéré, « la lingua incognita » n’est pas si inconnue que cela. C’est une variété de sabir ou de pidgin s’appuyant sur une base latino-germanique, mais davantage latine que germanique, composée essentiellement d’adjectifs substantivés ou d’adjectifs tout court. Rien d’abstrait. On dira que, avec « la lingua icognita », il y a brisure de syntaxe. C’est un peu comme ce charabia aujourd’hui pratiqué par le gros nombre, mélange de langage vernaculaire à lexique réduit, et d’anglo-américain simpliste, qui permet à ce gros nombre de bénéficier d’une syntaxe plus qu’allégée et de se sentir fièrement moderne. Sauf que cette langue, celle créée par Hildegarde, n’est pas faite pour le gros nombre, qu’elle est d’usage sacrée, qu’elle est musicale aussi, et donc par nature céleste. On va y revenir tout de suite. Hildegarde a pris la précaution de traduire en latin chacun des mots de ce nouveau lexique, ce qui facilite grandement les choses pour saisir les sujets que ces mots seront censés porter et soutenir, toujours les mêmes d’ailleurs, l’ordre divin bien sûr, les devoirs humains évidemment, l’Eglise en conséquence, le naturalisme naturellement, le temps, temporel pas météorologique, etc. etc. Le tout en un millier de mots, ce qui constitue un tour de force quand même ! Ce qui est surprenant c’est que, parallèlement, Hildegarde ait créé un alphabet de vingt-trois lettres, plutôt des hiéroglyphes, les « litterae ignotae », qu’elle n’a jamais utilisé pour sa « lingua ignota », ni, à ma connaissance, pour quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. La « lingua ignota » si ! Quelques un des hymnes composant la « Symphonia harmoniae caelestium revelationum », symphonie de l’harmonie des révélations célestes, sont rédigés en totalité ou en partie en « Lingua ignota », et on en arrive donc à la musique qu’Hildegarde von Bingen considère comme la forme la plus élevée de l’activité humaine car d’origine divine. L’harmonie emporte l’âme avec ou sans révélations, elle la fait s’envoler, elle est CÉLESTE. On peut affirmer que dès les premiers siècles, la musique pose problème au christianisme, comme à tous les monothéismes du reste, elle fait débat parce que la musique est femelle et que le christianisme, comme tous les monothéismes du reste, est une stricte affaire de mâles. La femme est un sujet de jouissance, la musique est un objet de jouissance, la jouissance relève du Malin, elle est démoniaque, il faut réfréner la jouissance, la combattre. Voilà le principe ! Saint-Augustin lui-même, pourtant auteur d’un fameux traité musical, « De Musica », traité tant technique que philosophique, tout du moins par la forme dialoguée, se défie de la jouissance que l’on peut retirer à son écoute. « La musique est une science qui apprend à bien moduler…La musique est la science des mouvement bien ordonnés » enseigne-t-il à son élève (1), et aussi, « …l’harmonie a son principe dans l’unité ; elle tire sa beauté de la proportion et de la symétrie, son enchaînement de l’ordre… » etc. etc. Du point de vue technique, la musique repose sur la théorie des nombres, héritage reçu des Pythagoriciens, évidemment. On parle de « métrique », de « mesures », de « rapports », de justes proportions, et d’autres choses de cet ordre. La musique est MATHEMATIQUE. Du point de vue philosophique, tout est harmonie, le corps et l’âme, et entre en harmonie avec la création, le cosmos et donc Dieu. Tout entre en harmonie avec le Tout. Mais la musique est également un ART, ce que reconnaît parfaitement Saint-Augustin qui, tout en se déclarant favorable à « la coutume du chant dans l’Eglise, afin que par les délices de l’oreille, l’esprit encore trop faible puisse s’élever jusqu’au sentiment de piété », met sérieusement en garde face au trouble qu’elle peut semer dans son auditoire. « Quand il m’arrive de trouver plus d’émotion dans le chant que dans ce que l’on chante, je commets un péché qui mérite punition » (2), confesse-t-il, car bien avant Jean-Jacques, Augustin fut l’homme des Confessions. On rentre ici de plain-pied dans la dialectique basale, l’opposition des deux principes masculin et féminin, qui devrait en toute logique se résoudre en l’Individu, la synthèse que même notre époque peine à réaliser, et c’est une forme euphémistique que j’emploie là, mais les femmes ne sont pas meilleures que les hommes, tout autant assoiffées de pouvoir et tout aussi violentes, toutes des Lady Macbeth en puissance, malheureusement, toutes… sauf Hildegarde von Bingen, enfin je veux le croire. A cette dialectique elle s’y est confrontée toute sa vie avec audace et ténacité, que ce soit au sein des établissements monastiques et conventuels, dans la harangue du haut des chaires des églises et cathédrales, dans les belles écritures enluminées, ou avec la musique chantée parfois sur un fond instrumental. Hildegarde von Bingen ! Femme de paroles et d’actions volontaires ! Les monastères et leurs parties conventuelles étaient essentiellement gérés par des hommes et l’argent apporté par les jeunes filles riches et cloîtrées servait à les alimenter, les monastères… et les hommes. Hildegarde s’insurgera contre cet état de fait, bien sûr, aussi va-t-elle fonder des abbayes réservées aux femmes qu’elle administrera elle-même, à Bingen entre autres, lieu auquel elle doit le nom sous lequel on la connaît. La Parole, le Verbe, le Logos, sont l’apanage des hommes. Eux seuls sont aptes à transmettre la semence qui fécondera les âmes. Ce principe masculin elle l’accapare, elle s’en empare, elle le fait sien, et ce qui est étrange sans s’attirer plus que cela l’ire des hommes… du moins à ce que j’en sais. On pourrait même dire qu’elle le spectacularise puisque, femme, elle se hisse sur des estrades ordinairement fréquentées par les mâles sermonneurs afin de délivrer LE message qui lui a été révélé, qu’elle présente sa personne comme le transmetteur choisi par Dieu, Son représentant officiel en quelque sorte, Son ambassadeur. Donc, en son temps, Hildegarde était une manière de rockstar elle aussi, une déclamatrice qui partait en tournée, la « Prophetessa teutonica ». Pour le christianisme du siècle douze, la musique est un pur non-sens fabriqué par le Malin pour égarer les Hommes, les détourner de l’écoute des préceptes divins, a fortiori les éloigner de l’intelligence de ceux-ci. Une fois encore, Hildegarde prendra l’exact contre-pied de cette affirmation en déclarant que la musique est d’essence divine et que c’est l’interdit de la musique qui est démoniaque. Les hymnes et les psaumes sont inspirés par Dieu, il n’y a pas à sortir de là. La musique, fluide céleste, eau et feu à la fois qui enveloppe et submerge ou dévore l’âme, conduit nécessairement à la pleine dévotion et même à la jouissance mystique. Mais, les compositions d’Hildegarde von Bingen se sont déjà passablement éloignées du trop rigide horizon cantillatoire grégorien et plus encore du « popisme » simpliste ambrosien, tous deux plus ou moins inspirés par la psalmodie hébraïque, la lecture de la Torah, et tout à fait admissibles du point de vue dogmatique car il s’agissait ici de mieux faire adhérer le fidèle au discours sacré…ou de fidéliser l’adhérent, si on préfère. Bien avant, l’un des Césaire, nombreux dans la sainteté, « recommandait de faire chanter des hymnes pour occuper les fidèles durant les longs offices auxquels ils ne comprenaient pas grand chose », nous signale Rebatet (3). L’archevêque milanais Ambroise, un auréolé lui aussi, reprend l’idée et la prolonge en préconisant la « diffusion d’hymnes faciles à retenir et à chanter, sur des mélodies très simples, d’une carrure populaire », nous indique toujours Rebatet. Et puis arrive Grégoire, pape de son état et encore (en corps) saint, cherche à remettre de l’ordre dans tout ça. Démarre un temps de codification, de normalisation et de réglementation tous azimuts, le calendrier, les messes, les oraisons, et bien sûr les chants. En un mot, fini la rigolade ! Concernant les chants, surtout pas de recherche esthétique, ni de virtuosité, tout doit être au service de la liturgie la plus stricte, un chantre, c’est-à-dire un soliste, désigné parmi les diacres intervenant en répons aux formules sacramentelles de l’officiant. Au tout début, c’est du « Sprechgesang », bien avant la lettre, autrement dit le chant se distingue à peine de la parole. On parle de « chant romain ». Progressivement un et même deux chœurs se substituent au chantre qui interviennent en écho ou en alternance avec l’officiant. On va parler alors de « cantus planus », de plain-chant, c’est-à-dire de chant simple avec des voix strictement à l’unisson, aucune ne l’emportant sur les autres, dans un mouvement absolument uniforme. Tout instrument, objet du paganisme par nature, ainsi que toute ébauche de lyrisme sont proscrits. Les chœurs sont constitués uniquement de voix d’hommes et pendant des siècles il n’y a pas d’écriture musicale. La transmission des chants est mnémonique, c’est-à-dire qu’elle est orale et qu’il est donc fait appel à la mémoire. Enfin, au milieu du siècle onze, certains disent dès le milieu du siècle neuf, apparaitront les « neumes », première forme de transcription musicale. Les neumes sont des suites de points et de traits, qui deviendront des carrés et qui se compliqueront encore par la suite, figurant sur une portée de quatre lignes. Ils peuvent être de trois ou quatre notes, voire plus au fil du temps. Les neumes se répartissent au-dessus ou en dessous de la corde de cantillation. Cette corde n’est pas du tout vibrante, comme celles de la théorie qui font jouer à la matière la grande symphonie de l’Univers. Non ! C’est un axe, une ligne représentant un son fixe, de part et d’autre duquel s’organise la musique. Il en allait déjà ainsi à l’époque de Grégoire. La cantillation grégorienne était une lecture chantée de la parole divine, je l’ai dit. On suivait l’accentuation du latin et chaque syllabe prenait place dans l’espace vocal par rapport à cet axe mélodique, la corde de cantillation. Le chant, la succession des syllabes, se développait, tournait, autour de la corde, telle une frêle embarcation ondoyant sur une mer de phonèmes latins à proximité d’une ligne de bouées tonales fixes. Pardonnez-moi mon probable manque de clarté mais, comme vous pouvez vous le figurer, je ne suis pas un spécialiste de ce type de musique, crut bon de déclarer le Maître en modernité dans un inattendu excès de modestie. Ce n’était pas son genre ! Et par ailleurs, je suis mélomane sans doute mais en aucun cas musicologue. On retrouve la cantillation et sa corde dans bien des lieux et circonstances, poursuivit-il sans attendre mon objection courtoise. C’est une assez bonne méthode pour transmettre le message que l’on veut faire passer, surtout si celui-ci est supposé sacré, le « adhan », l’appel à la prière de l’Islam, par exemple. Du côté de l’Hindouisme, qui vous est si cher me semble-t-il, le « Sâma-Veda » peut être sûrement défini en tant que veda des modes de cantillation, et un « sâman » est une manière de chanter un texte védique, une mélodie liturgique. Pour continuer sur les neumes il faut préciser qu’ils s’inscrivent dans un temps « lisse », autrement dit dans un temps continu, non mesurable, un temps propice à la contemplation, à la méditation, et que l’écriture « neumatique » a été utilisée bien après la période grégorienne et qu’elle continue même à l’être encore de nos jours. Beethoven pour sa symphonie n°3 ainsi que Wagner dans « Das Rheingold » en ont fait usage, eux deux parmi bien d’autres. « Éclat » de Pierre Boulez et « La ville » de Philippe Manoury s’inscrivent dans le temps lisse, dans la mesure où une large place est laissée à l’intuition du chef et/ou de l’interprète, qu’il n’y a pas de durée véritable, pas de tempo, mais simplement prise en compte d’une dynamique des œuvres, des objets musicaux, ainsi que du geste de celui qui les éveille, ou bien que des « fenêtres d’intuition » sont laissées ouvertes dans la pièce, des fenêtres spatio-temporelles de liberté, enfin pour une certaine durée quand même, celui de la musique ou d’une phase de cette musique. John Cage a fait ça aussi, on devra en parler sans doute un jour. Alors, Hildegarde von Bingen a–t-elle composé une symphonie, quelques siècles avant que Josef Haydn ait inventé le genre, avec le désir fiévreux de révolutionner son environnement culturel et de lancer un superbe défi aux hommes ensoutanés ? Non !… et oui à la fois. En fait, bien avant Hildegarde, on avait déjà enregistré quelques velléités de sortie du cadre étroit construit et imposé par Grégoire. Tout système rigoureux, voire extrêmement rigide comme celui de Grégoire, que ce système soit politique, économique, religieux et par conséquent musical, a suscité, de lui-même et de tous temps, si ce n’est de vives réactions en vue de s’en évader ou de carrément le renverser, tout du moins des tentatives, beaucoup plus modestes, de prendre quelques distances par rapport à lui, d’y insuffler un tout petit peu d’oxygène créatif. C’est naturel, c’est humain ! Bien avant Hildegarde donc, en musique profane, de façon tout à fait naturelle, là encore, il y a de la polyphonie, et même beaucoup, avec des intrusions très très timides mais effectives dans la musique sacrée, bien sûr, avec du canon et du presque contrepoint, des lignes mélodiques qui se croisent à certains moment, des instruments qui viennent en basse continue mais dont la partie peut, au-delà de simplement le soutenir, se substituer au chant vocal. Il y a dans tout ceci une influence indéniable et inévitable de ce que produisaient ici et là les troubadours et les trouvères, et puis aussi, j’imagine, les chorales profanes des campagnes et faubourgs, ainsi que les chants plus ou moins instrumentés accompagnant les beuveries et ripailles. Donc, toutes ces « hérésies » ont effleuré, chatouillé pourrait-on dire, plus que véritablement pénétré la musique sacrée, jusqu’à ce que surgisse sur cette scène, archi soumise à la loi grégorienne, l’Hildegarde musicale. Hildegarde von Bingen la première femme compositeur d’Occident et probablement la seule au sein de la Chrétienté de tous les temps ! Tout chez elle est transgression, la place réservée à la musique dans le culte bien sûr, l’interprétation de celle-ci, uniquement par des voix féminines, les interventions instrumentales, en soutien des voix mais aussi en parfaite autonomie par rapport à elles, enfin le lyrisme, tant dans les textes poétiques que dans les partitions. LYRISME, voilà un terme qui pourrait définir et résumer toute la parole d’Hildegarde, peut-être l’interdit majeur de Grégoire. Hildegarde est venue sur le tard à la poésie et à la musique, à quarante ans passés, un âge canonique pour son siècle et les suivants, et c’est à la cinquantaine qu’elle réunira ses nombreux hymnes dans un large cycle lyrique, ce qu’avait déjà fait ce pauvre Pierre Abélard une poignée d’années avant elle, cycle qu’elle intitulera « symphonie ». Il faut entendre symphonie dans le sens d’ensemble harmonieux, et évidemment pas dans celui de ces machines colossales comme en ont mis en œuvre Haydn et surtout Beethoven et Mahler. Pour Hildegarde, « l’âme humaine est symphonique ». La symphonie, qui exprime l’harmonie de L’Univers et du Paradis terrestre d’avant le fameux péché, favorise celle du corps et de l’esprit lors de l’interprétation musicale. Le rétablissement, ou la préservation, de l’HARMONIE, voilà l’objectif ultime et ô combien sublime de l’ensemble de l’œuvre d’Hildegarde von Bingen. Mais, avant de pénétrer un peu plus avant dans sa musique il me faut une fois encore revenir à la notation musicale, aux neumes, et aux styles qui en découlent. Une syllabe peut être portée par une seule note, c’est le style syllabique, ou par plusieurs, c’est le style mélismatique. On trouvera donc des neumes syllabiques et des neumes mélismatiques, et on arrivera même à rencontrer plusieurs neumes pour une seule et même syllabe. A l’origine, le neume correspond à l’accentuation de la langue parlée ou écrite, accent grave, accent aigu, accents circonflexe et anti-circonflexe, et il ne fournit aucune indication précise de rythme, de tempo, de hauteur ou d’intervalle. Si tout ceci est relativement simple dans le chant grégorien comme je l’ai indiqué, enchaînement de quelques traits et carrés sur une portée de quatre lignes, et même au tout début pas de lignes du tout, ça se compliquera assez vite avec l’introduction de triangles, de carrés barbelés, de neumes à bec, de clefs d’Ut, de Fa et finalement de Sol, et même de bémol, ce dernier étant particulièrement réservé au Si. Encore faut-il avoir le Si, car certains disent qu’il est arrivé bien après, au siècle seize, le Si plein et entier entendent-ils. Au siècle onze avec Guido d’Arezzo, on fonctionnera plutôt sur le système de l’hexacorde constitué à partir de six notes conjointes, Ut, Ré, Mi Fa, Sol, La. On en viendra tout naturellement à ajouter une cinquième ligne à la portée pour « porter » tout ça. Hildegarde va enfiler les neumes ornementées comme des perles parfaites sur un fil de soie, la corde de cantillation, et multiplier les mélismes fleuris, apportant ainsi de la plus-value aux voix, incitant à la virtuosité ses chantres et ses chœurs essentiellement féminins, toutes choses abhorrées par Grégoire. Pour la structure de ses compositions, elle recourt énormément au mode antiphonal, l’antiphonie ou antienne correspondant à l’alternance de deux chœurs, et au mode responsorial, le répons étant un chant alterné entre un soliste et un chœur, mais elle utilise parfois aussi le mode séquentiel, dans lequel les deux chœurs se répondent en écho pour chanter ensemble dans le final. L’accompagnement instrumental fonctionne comme un chœur discret, mais il y a aussi nombre de compositions strictement instrumentales, ce qui constitue un apport innovant dans le domaine de la musique sacrée, jusqu’ici essentiellement vocale. Tous les moyens sont bons lorsqu’il s’agit de louanger Dieu ou de lui rendre grâce, si l’on préfère, dit à peu près Hildegarde. Mais ces instruments quels sont-ils ? Le violon pour commencer, celui du violoneux pas celui du « Paganinisme », l’instrument du Diable dira-t-on bien plus tard, et puis la harpe qui ressemblait davantage à la lyre de ce pauvre Orphée qu’au meuble encombrant, quoi que splendide, des orchestres modernes, et puis la vielle à roue, cette machine tout à fait bizarre avec sa manivelle, son petit clavier et sa quantité innombrable de cordes dont certaines qualifiées de « sympathiques », c’est-à-dire qui entrent en résonance, et puis cette tablette de cordes qu’est le psaltérion ou cithare, rien à voir avec le sitar cette splendide mais fragile guitare indienne qui à une certaine époque, peu ou prou la mienne, a tant fasciné la majorité des rockstars d’Occident, enfin la flûte, à bec ou traversière, un instrument antédiluvien s’il en est. Tout cet ensemble, ensemble ou partiellement, forme un voile de douceur, un filet de miel aurait avancé Hildegarde à propos des sonorités de la cithare, pour accueillir la voix délicate des femmes et recueillir l’émotion dévote des auditeurs immanquablement fidélisés. Voilà pour la forme ! C’était un peu technique, je le reconnais, se voulut rassurant le Maître en modernité. Je vous prie de m’en excuser. Quant au fond, reprit-il, rien de bien nouveau, sous le soleil… du Christ. Il s’agit, entre autres, de rendre compte de la sapience infinie de Dieu et de l’amour profond qu’il porte aux Hommes, d’honorer les vierges à la fois Ses épouses et le miroir renvoyant Sa lumière, de s’émerveiller de l’Immaculée Conception qui permit à Marie de « rédimer » les femmes du péché originel, séquence surprenante car bâtie en vers hétérométriques (4) soulignés par un trait de flûte, de glorifier Ursule et les onze mille vierges qui l’ont accompagnée dans le martyre, quintessence de l’imagerie sexuelle médiévale, « Spiritui Sancto honor sit, qui in mente Ursulae virginis virginalem turbam velut columbas collegit », gloire au Saint Esprit qui mit dans l’esprit de la vierge Ursule le désir de recueillir un vol de colombes, enfin en gros…ça veut dire à peu près cela, d’écouter le chant des anges qui, tout en virevoltant dans les cieux, vantent l’infinie sagesse et l’omnipotence de Dieu ainsi que l’extraordinaire fécondité féminine, de décrire l’Apocalypse, triomphe de la mort planétaire entrevue par Jean de Patmos mais aussi porte ouvrant, pour les méritants à l’instar des prophètes, apôtres et martyrs, sur la vie éternelle et béate. Tout un programme que je ne fais qu’esquisser dans ce parcours rapide. Au-delà des louanges faites à Dieu, on trouve donc un éloge de la femme, virginité et fécondité confondues, ce qui constitue une curiosité dans le cadre d’un monothéisme, et un éloge du martyre, but ultime et infiniment pervers d’absolument tous les monothéismes. Hildegarde von Bingen a encore composé un drame liturgique, « Ordo Virtutum », le Jeu des Vertus, sorte de mystère tel qu’on en donnait sur le parvis des cathédrales, mais en plus lyrique, ou d’opéra-rock satanique, puisqu’il met en scène le Diable…ainsi que les Vertus, d’où son titre, Vertus dans le sens des forces célestes bien sûr. En fait de jeu il s’agit d’un combat dont la finalité est de perdre ou de sauver l’âme humaine. Devinez qui va gagner ! Du côté des Vertus, il y a un chantre principal accompagné d’un chœur duquel d’autres solistes peuvent émerger, humilité, charité, miséricorde, obéissance etc. etc., et toutes chantent en alternance a cappella, tandis que la partie du Diable est essentiellement parlée et même le plus souvent criée. C’est normal puisque la musique est céleste et que le Diable est anti-musical par nature. Il n’y a aucune certitude sur le fait que ce drame, presque une comédie pour nous, n’ait jamais été interprété du vivant d’Hildegarde et même après. Du reste, et plus généralement, l’interprétation contemporaine d’une musique aussi ancienne pose moult problèmes, pour les raisons d’écriture musicale déjà amplement évoquées, la nécessité de s’imprégner complètement de l’esprit de l’époque, ainsi que celle de reconstituer précisément les instruments qui étaient en cours. Disons le franchement, en dehors de quelques ensembles érudits fortement spécialisés dans la musique médiévale, tel le groupe international Sequentia, c’est très souvent un peu n’importe quoi. Je ne donnerai pour exemple que ce SPECTACLE musical et chorégraphique, qui se revendique comme tel mais un peu plus encore, avec apport d’instruments ukrainiens, monté autour de la  « Symphonia harmoniae caelestium revelationum », et au profit duquel on a saturé le Net de publicités racoleuses. Pourquoi pas un numéro de claquettes, pendant qu’on y était ? C’est là une musique très belle qu’il ne faut en aucun cas dévoyer, même si pour ma part, et je l’avoue sincèrement, je n’écouterai pas ça une soirée entière, j’entends par « ça » la musique d’Hildegarde von Bingen et le plain-chant grégorien.

Votre dernière remarque me renvoie loin en arrière dans le temps, à l’extrême fin des grandioses années « pop », intervins-je un peu troublé. Dans une MJC de banlieue on avait organisé une soirée façon patchwork autour de musiques que l’on pouvait qualifier d’exotiques pour le public de ce lieu populaire, duquel j’avais l’honneur d’être compté parmi. Nous avions eu droit, bien sûr, à quelques râgas accompagnés de longs arpèges de cithare se développant en spirale, puis emballements du tabla, sur fond bourdonnant et électrisant de la tampura, suivis de quelques pièces ornementées et lascives de guitare baroque espagnole, courts florilèges de merveilles venues d’ailleurs qui avaient ravi nos oreilles juvéniles quoique déjà assez convenablement aiguisées par certains sons surgis des pubs de l’Angleterre et des clubs de la côte ouest des États-Unis. C’est alors que fit son entrée sur la scène improvisée un homme encore jeune et de modeste apparence qui tenait dans une main une guitare on ne peut plus classique tout en soulevant de l’autre une chaise en bois à tubulure de métal comme on en trouvait alors un peu partout, et probablement encore, dans les salles de réunion informelle d’Europe. L’homme s’assit tranquillement, plaqua quelques accords simples et légers sur sa guitare comme pour se donner le ton, puis entama ce que nous perçûmes comme une longue, très longue mélopée, une complainte très étirée et venue d’un autre âge. Au départ, il y eut un profond silence dans la salle, puis on entendit quelques chuchotements, et enfin un bruissement assez nettement protestataire. L’homme posa la guitare sur le sol, se leva calmement de sa chaise, réajusta ses lunettes et commença à expliquer, d’un air un peu navré quand même, que ce qu’il interprétait était très pur et très méditatif, qu’il s’agissait de chant grégorien, qu’il avait passé beaucoup de temps pour l’apprendre, ce chant, à l’abbaye de Solesmes. Puis il se rassit, reprit sa guitare ainsi que son chant là où il l’avait laissé. Un nombre non négligeable d’auditeurs quittèrent la salle et les chuchotements persistèrent, sporadiquement, jusqu’à la fin de sa prestation. Alors, l’homme sortit de scène sans bruit, comme il y était apparu du reste, et je crus entendre ici et là quelques ricanements ainsi que moult soupirs de soulagement. Cet homme appliqué à son chant et le Grégorien lui-même, que je découvrais ou presque, m’avaient profondément émus, à tel point que j’ai accroché cette image, délicatement, dans ma caverne crânienne/mémorial.

Et puis, il y a cette histoire d’Ursule et de son armée de vierges qu’un prince barbare et amoureux éconduit fit percer de flèches, variation sur le thème de la transverbération bien avant celle du Bernin, défloration mystique fantasmée par le Moyen Âge, le trait assassin en tant que manifestation élective de l’amour de Dieu mais aussi signature indélébile de l’Eros des Grecs. Ursule ! L’évocation de son seul nom me transporte en ce joyau d’Europe que FUT Bruges, auprès de la châsse de chêne finement ouvragée à l’image des chapelles du gothique flamboyant, la Châsse de Sainte-Ursule parée des précieuses miniatures de Hans Memling en guise de vitraux, l’un des peintres les plus délicats de son siècle et même des suivants. C’est une manière de journal qu’illustre en six minuscules tableaux Memling, journal tenu par ce grand affabulateur que fut Jacques de Voragine (5) d’un voyage, initiatique et définitif, entrepris par une princesse de Bretagne en prélude à ses épousailles, ou pour les différer quelque peu, afin de rencontrer le Pape romain. A bord de nefs trapues sur le pont desquels s’affaire tout un équipage, porteurs de lourds ballots, bagages et vivres nécessaires, ou tireurs de cordes ramenant les voiles, il nous fait voguer sur le Rhin, embarquant à Cologne et débarquant à Bâle, toutes villes enserrant dans leurs minces murailles quantité d’églises et de cathédrales, en compagnie d’une ribambelle de jeunes filles très sages. A partir de Bâle, on prend la route à pied pour traverser les Alpes, jusqu’à la Rome sainte où le pape délivre maintes bénédictions et hosties, et où le clergé baigne nombre de nouveaux baptisés dans des bassins étroits, presque des bénitiers, installés sous d’assez modestes arcades, ou bien reçoit les confessions pressantes de certains pèlerins. Puis, on refait le chemin en sens inverse accompagné du Pape, qui entre-temps nous dit Voragine a abdiqué, et tout un aréopage de fidèles cardinaux. Retour à Bâle, où l’on reprend les bateaux, cette fois-ci très encombrés par tout ce haut clergé au milieu des filles toujours bien sages, trop sages sans doute au vu de leur âge, et qui n’arrêtent pas de prier. Arrivée à Cologne, où on les attend de pied ferme ces voyageurs car il y a eu trahison, et alors commence le massacre, épouvantable bien sûr, à coups d’épées, à coup de flèches, à coup de lance, mais presque courtois quand même. On tue et on reçoit la mort tout à fait calmement, et c’est normal parce que les bourreaux n’ont pas grand chose à craindre de leurs victimes en terme d’action défensive, et parce que ces dernières avaient été prévenues et que dans le monothéisme, chrétien ou autre, le martyre est assimilé à un couronnement par le Très Haut. Si l’on se reporte en arrière, c’est-à-dire à l’arrivée à Cologne, derrière la porte joliment fortifiée de la ville, on distingue une maison avec deux fenêtres largement ouvertes. Par l’une on peut deviner Ursule installée dans son lit, et par l’autre un ange, ou un archange, voletant comme un oiseau tout blanc qui lui fait l’annonce de son martyre prochain. Pour nous, gens d’aucune foi, ceci constituerait une annonciation négative. Mais, pour un chrétien du Moyen Âge, le martyre constitue la distinction suprême. Pour lui, l’annonciation faite à Ursule ne peut être que positive, tout autant que celle reçue par Marie. C’est aussi la raison pour laquelle le Pape a abdiqué, nous indique Voragine, préférant son martyre annoncé à la poursuite de son pontificat. C’est du reste, ce qui lui vaudra un énorme ressentiment à Rome, ressentiment qui enclenchera la susdite trahison au profit des barbares, les Huns qui faisaient alors le siège de Cologne. On notera ici également l’extraordinaire esprit de synthèse des artistes de cette époque que vous aviez déjà vous-même relevé, rappelai-je au Maître en modernité, qui dans une image unique peuvent raconter tout ou partie d’une histoire et créer une sorte de mouvement en montrant plusieurs fois le même personnage, par exemple en représentant Ursule descendant d’un bateau, vêtue de riches atours et soutenue par ses dames de compagnie, et en arrière-plan celle-ci recevant l’annonce alors qu’elle se prépare pour la nuit, ou bien le Pape montant, lui, dans un bateau entouré de ses cardinaux, et à l’avant-plan les mêmes assis parmi les jeunes filles au départ du bateau. Ursule « recevra » son martyre un peu à l’écart des vierges et des ecclésiastiques, entourée d’hommes cuirassés d’un noir miroitant et lourdement armés ainsi que d’orientaux enturbannés et barbus surgissant de leurs tentes de guerre, sous le regard profondément affligé de deux des probables donateurs de la châsse. Sur les deux faces étroites de la chapelle/reliquaire, chacune sous un gable agrémenté de fleurons, on trouve deux scènes plus conventionnelles, d’une part une madone présentant son enfant à deux nonnes agenouillées, autres donatrices de la châsse, d’autre part Ursule en Vierge de la miséricorde qui abrite sous son manteau amplement ouvert ses petites compagnes d’infortune…enfin, infortune pour nous autres gens d’aucune foi. Dans ses images post-mortem, vierge de miséricorde ou vierge en gloire au milieu des vierges, et à l’instar de tous les saints martyrs, Ursule ne manque pas d’arborer comme une broche précieuse l’instrument de son supplice, la longue flèche qui lui traversa le cœur. Mais la musique dans tout ça ? Eh bien, la musique est présente dans quatre petits médaillons qui ornent le toit fortement pentu de la chapelle, le couvercle de la châsse. Sur l’un des pans, de part et d’autre d’un petit tondo où figure Ursule entourée de quelques-unes des vierges martyres, un ange caresse mélancoliquement son psaltérion tandis qu’un autre s’applique à son violon. Sur le second pan, de part et d’autre là encore d’un tondo montrant le couronnement de la Vierge par le Père et le Fils, tous trois assis sur un large trône d’or, un ange triste pince les chœurs de son luth et un second effleure à peine les touches d’un bel orgue portatif. Ainsi, la châsse de sainte Ursule fait-elle vibrer quantité de cordes aussi sensibles que contradictoires, en apparence, exaltées par le long voyage car elles ont été amenées à traverser un sacré bout d’Europe quand même, toutes ces vierges trop jeunes pour avoir connu une vie autre, jubilantes mais sagement pieuses lors de leur arrivée dans la ville sainte et de leur entrevue avec le pontife, mortellement songeuses mais totalement soumises en l’attente du martyre. L’aspiration au martyre ne réduit en rien l’appréhension angoissée de la mort douloureuse et de l’ultime incertitude au moment du passage.

Trait d’union entre nord et sud d’Europe, qui accueillit tout à la fois les comptoirs des marchands de la Hanse et les filiales bancaires des Médicis, Bruges, aujourd’hui cité orpheline et prostituée de l’Europe, demeure une ville-reliquaire qui abrite quelques-uns de ses inestimables trésors à elle, Europe, depuis les grands triptyques de la Flandre, ceux de Memling, Gérard David et Jan van Eyck, jusqu’à ce joyau de la sculpture florentine, « La Vierge et l’Enfant » de Michel-Ange. Sortie du très vieil Hôpital Saint-Jean quasi désert de visiteurs, passage devant le Collège d’Europe, où les jeunes technocrates viennent parfaire à prix d’or leur formation globalitaire, emprunt d’un petit pont enjambant un bras du Reie encombré de canots pour un rapide, et dispendieux, tour des vestiges de canaux, faufilement entre deux rangées de bazars à touristes où l’on propose des chocolats trop gluants, des gaufres trop grasses, et des dentelles « artisanales » fabriquées dans les usines géantes de la Chine. Enfin, arrivée sur le Markt, au pied du monumental beffroi, la vaste place du marché de Bruges aux angles cochées de baraques à frites avec, devant chacune d’entre elles, tout un attroupement. Internationale touristique des presque pauvres. La place était toute encombrée de casse-croûtants et la mayonnaise dégoulinait à flots. Sur un banc, une femme était mollement assise, oserais-je dire avachie ?, mastiquant sa barquette de frites-mayo, absolument inexpressive cette femme. Je la regardais et elle me regardait la regardant…sans me voir, ni qui ou quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. Elle mastiquait ses frites-mayo…mécaniquement. J’ai toujours été interpelé par les femmes des Pays-Bas, bien trop grasses et molles quand elles sont nues tout comme les vaches qui les accompagnent dans les tableaux de Jordaens, ainsi que par l’écarquillement constant de leurs yeux d’un bleu transparent et vide comme une mer translucide mais sans fond. Le regard des femmes des Pays-Bas fournit une image de ce que pourrait être la Mort, mort imminente ou avérée. La boulangère de Bruges, une bonne flamande, elle, jeune pourtant mais probable sympathisante du Blok (6), nous le dit sans ambages. Je déteste Europe et encore plus la France. Je ne parlerai jamais Français. A ce compte, je préfère l’Amérique. Je parle volontiers Anglais…Français jamais ! Annonce enfarinée de la mort d’Europe toute pétrie de revendications identitaires et de détestations nationalistes.

La cantillation ! annonçai-je fièrement. J’ai conservé la mémoire vive d’une fin d’après-midi à Sanaa alors que je contemplais la ville du haut du toit-terrasse de l’une de ces magnifiques demeures à façades décorées et glacées, telles de grosses pâtisseries pour anniversaire, mais, elles, au blanc de chaux et non au sucre en poudre. C’était un temps de bien avant la catastrophe, l’abominable guerre d’agression menée par les sauvages Wahhabites, mais je vous ai déjà conté cette histoire…peut-être. La ville était couverte d’un ciel de fin du Monde, d’un noir d’encre j’entends par là, noir menaçant de l’orage imminent, et la forêt de fins minarets à la blancheur ravivée par ce ciel hostile semblait prête à fuser vers lui à l’instar des innombrables missiles à peine dissimulés derrière les dunes de sable, plus blanc que jaune lui aussi, de part et d’autres de lignes frontières indiscernables sans cela. La ville et la vie restaient calmes bien que la rue arabe, poussiéreuse et enfumée, vrombissait comme à son accoutumée. En contrebas, dans le souk labyrinthique, les paisibles artisans et boutiquiers étaient encore loin d’avoir fini de ruminer le qat dont la grosse boule déformait pourtant leurs joues comme une fluxion de dents. D’ordinaire, à cette heure, commençait à s’installer le soir d’orange, soir tout de douceur et de senteurs, flagrances discrètes de tous les parfums de l’Orient, soir réconfortant et même caressant de l’Arabie Heureuse. C’est alors, que tout près, se fit entendre l’appel du premier muezzin, lent avec son phrasé cantillatoire et mélodieux pourtant, et puis dans le lointain un autre, bien plus grave, et puis entre les deux un autre, et encore d’autres ailleurs, plein, en tous lieux, portés sur différentes octaves, montantes ou descendantes, jusqu’à ce que tout l’espace au-dessus des maisons et des rues fut empli d’une rumeur pieuse sous la forme d’un merveilleux canon. Toutes les lignes musicales, les déclarations de foi mélodieuses, finirent par se recouvrir formant couche, avec ici et là des sursauts et des rebonds, des arrêts subits et des redémarrages éclatants, tout un paysage vallonné de chant. Ainsi, l’Islam offrait à la ville un voile de protection ondoyant sur lequel Il invitait les fidèles à y déposer leurs prières comme autant de brassées de fleurs. Émergence sans cesse renouvelée de la polyphonie, naissances et renaissances contrapuntiques et pluriquotidiennes, dans un monde, au demeurant, résolument monodique.

Belle transition que vous m’offrez là ! s’exclama le Maître en modernité, réjoui, je vous en remercie. On peut affirmer que, dès les premiers siècles de la chrétienté, la polyphonie constitua le Saint Graal de la musique, que celle-ci soit instrumentale ou vocale, énonça-t-il aussitôt de son ton docte et affirmé. En dépit de l’interdit de Grégoire, Hildegarde n’a pas hésité à multiplier les voix, tout autant que les maîtres Léonin et Pérotin, compositeurs fameux de l’Ecole de Notre-Dame et représentants insignes de ce que l’on appelle « l’Ars Antiqua », l’Art ancien, ses tout justes prédécesseurs, tous deux développeurs de « l’Organum », ou encore diaphonie, qui se traduit par l’adjonction de voix à la voix principale, celle du chantre du plain-chant, d’abord une, la voix organale c’est-à-dire un accompagnement initialement instrumental, puis deux, ensuite trois et même au-delà chez Pérotin. Les interprétations se compliquent et par voie de conséquence les partitions, bien sûr, et on n’hésite plus à enjoliver, à ajouter moult et moult fioritures, ce qui, avec le temps, contribuera à faire évoluer considérablement le système de notation musicale, notamment avec la prise en compte des rythmes et non plus seulement des hauteurs de chant. La polyphonie deviendra pleine et entière en musique sacrée, elle existait depuis des temps immémoriaux en musique profane, et ce grâce à Philippe de Vitry, un autre esprit universel celui-ci, mathématicien, poète et j’en passe, et son fameux traité « Ars nova musicae », l’Art nouveau musical, instaurant le règne absolu du « petit texte », le motet, un produit indirect du grégorien. Avec le motet, s’installe durablement le contre-point. Chaque voix chante un texte et suit une ligne mélodique qui lui est propre. Celui qui donnera de l’ampleur à tout ça, c’est cet intellectuel subtil et aventurier merveilleux, je veux citer Guillaume de Machaut, bien sûr. Je n’irai pas plus loin sur ce sujet, conclut-il assez fermement…et puis de rajouter aussitôt, Rebatet se montre admiratif à l’égard de Léonin et Pérotin, de Philippe de Vitry et de Guillaume de Machaut, il cite même Adam de la Halle, poète lyrique et trouvère héritier musical des deux premiers, mais il n’évoque à aucun moment Hildegarde von Bingen, et c’est étonnant parce qu’on ne peut vraiment pas le soupçonner d’anti-germanisme, Rebatet (7).

Puis, comme annoncé, il y eut un silence, ce qui fait toujours partie de la musique.

Il faut reconnaître que le Maître en modernité, bien que non musicologue et irréligieux auto-déclaré, en connaissait un sacré bout en matière de musique…sacrée. Du temps où je l’ai côtoyé, et malgré nos désaccords profonds sur nombre de sujets, cet homme n’a eu de cesse de me surprendre par l’étendue de son savoir dans pratiquement tous les domaines, même ceux pour lesquels il ne se sentait, a priori, aucune appétence. Le Maître en modernité était un transdisciplinaire accompli dans le sens où il jetait résolument des ponts entre tous ces domaines du savoir et que par la qualité de son discours il en transcendait tous les concepts.

Je dirai que Hildegarde von Bingen est probablement la première à avoir fait chanter les anges, reprit-il quasi instantanément, ou plutôt, la première, elle nous a permis d’entendre leur chant. Dotés de leurs trois paires d’ailes, une pour monter aux cieux, une autre pour plonger vers la terre, la dernière pour engager des virages serrés, les anges d’Hildegarde font des ronds dans l’espace. Par leur vol et leur chant, ils dessinent des cercles qui sont à l’unisson de ceux de l’Univers, eux-mêmes image de la divine sagesse, la sapience. « O virtus sapientiae, quae circuiens circuisti comprehendendo omnia… », Ô sagesse qui en formant des cercles encercle et embrasse tout…, enfin en gros… ça veut dire à peu près cela. Au Moyen Âge le cercle est la forme de la perfection, perfection exprimée dans les rosaces du Gothique et les tondi des Renaissants. La musique, fluide céleste enveloppant, comme on l’a dit, place l’Homme en son centre pour qu’il puisse mieux la recueillir. La musique est une sphère, c’est-à-dire un cercle en volume, tout comme l’Univers est constitué d’une série de sphères, c’est-à-dire de cercles volumétrisés, imbriquées les unes dans les autres telles des poupées russes, sphères de flammes rouges, de feu obscur, de pur éther etc. etc. avec l’Homme toujours en son centre. La musique, je l’ai dit en écho à Hildegarde, conduit à la jouissance mystique qui elle-même amène à la « conscience cosmique ». Davantage que forme, le cercle exprime le mouvement universel qui est une ronde cosmique à laquelle l’Homme est convié une fois qu’il se sera libéré de son ego par la foi. Vous avez évoqué, si je me souviens bien, Lázló Moholy-Nagy, ce constructiviste, ou plutôt cet artiste constructeur, passé par le Bauhaus de Gropius pour lequel il n’a du reste rien construit, qui cherchait à concevoir une ŒUVRE TOTALE, à distinguer absolument de l’ART TOTAL de Wagner et Gropius lui-même, en rejetant la séparation et la hiérarchie des différentes pratiques artistiques. On peut dire que Hildegarde von Bingen, dans son obsession de transmettre le contenu de ses « visions », a elle aussi rejeté la séparation et la hiérarchie des différents domaines du savoir en son temps, savoirs tant artistiques que « scientifiques », médecine, naturalisme, rhétorique, poésie, peinture d’enluminures, cosmologie et enfin musique. Personnellement, je conçois l’œuvre de Hildegarde von Bingen comme une ŒUVRE TOTALE qui ferait CERCLE, figure absolue de la perfection divine telle qu’on concevait la chose à l’époque médiévale, mais aussi Rose des arts libéraux dont Hildegarde doit être considérée comme la jardinière…et même un peu plus que cela car la théologie entre en jeu. Si pas mal d’événements sont survenus en musique, comme on l’a vu, il y aura des bouleversements considérables en cosmologie dans les siècles qui vont suivre, rejet des conceptions de Ptolémée et d’Hipparque, géocentrisme et épicycles, d’abord avec Nicolas Copernic, bien sûr, qui va décentrer la terre au profit du soleil, le fameux héliocentrisme fondement de la première  « révolution copernicienne », héliocentrisme déjà envisagé, il est vrai, par un ancien, un Grec évidemment !, en l’occurrence Aristarque de Samos, et surtout pour ce qui nous préoccupe, avec Johannes Kepler qui, tout en améliorant la théorie copernicienne, va remettre en question le primat du cercle au profit de celui de l’ellipse, véritable géométrie qui marque le mouvement des planètes autour du soleil. Bien avant Newton, il en arrivera à spéculer sur la gravitation universelle, c’est-à-dire sur l’attraction des corps entre eux en fonction de leurs masses. Mais, tout mathématicien et astronome qu’il ait pu être, Kepler demeure un ancien du point de vue de la métaphysique, c’est-à-dire qu’il est encore imprégné de vieille mystique d’inspiration plus païenne que chrétienne. Par exemple, il investit le soleil d’un rôle de moteur dans le système planétaire et donc dans l’Univers, autrement dit il lui accorde une place privilégiée, bien qu’archaïque, dans le système divin, et puis il y a aussi sa croyance inébranlable en l’astrologie, dérive quasi inévitable d’un penseur de cette époque à la fois mathématicien et astronome. En dehors de l’astrophysique et de ses magnifiques lois, lois bâties à partir d’une histoire assez compliquée d’emboîtement de tout un tas de polyèdres réguliers qui constituerait l’infrastructure de cette architecture sphérique qu’est l’Univers, où Kepler redevient vraiment intéressant, c’est dans le domaine musical, avec sa conception d’un Univers harmonique à la fois largement inspirée de « l’harmonie des sphères » des Pythagoriciens et de « L’Harmonica » de Ptolémée, encore lui, et en réaction avec elles et eux. Je ne rentrerai pas dans tous les détails. Mais l’idée de base chez Johannes Kepler se rapproche assez largement de celle d’Hildegarde von Bingen, à savoir que l’Univers constitue la face visible de Dieu, son image, et que l’harmonie de la musique est un reflet de celle de l’Univers, donc de l’harmonie qui émane de Dieu. On pourrait attribuer à chaque planète une ou plusieurs notes, notes de musique pas celles de l’école de notre enfance évidemment, en fonction des variations de leurs vitesses de rotation entre la périhélie, distance la plus courte par rapport au soleil, et l’aphélie, distance la plus longue, en considérant bien sûr des orbites elliptiques. Plus l’ellipse est grande, plus le rapport des vitesses angulaires est élevé, rapport des vitesses de rotation si vous préférez, plus le nombre de notes est important, cas de Mercure, et à l’inverse si l’ellipse est très courte, et la vitesse angulaire faible, il pourrait n’y avoir qu’une seule note, cas de Vénus. Voila en très gros le principe. Les planètes jouent donc une symphonie cosmique dont la musique des Hommes, tant vocale qu’instrumentale, s’inspire largement. L’ellipse a dominé l’art renaissant et le Baroque, la musique on vient de le voir avec Kepler et son « Harmonices Mundi », mais aussi la peinture et l’architecture. En fait, et de manière générale, je parlerais d’une sorte de contamination de l’Art et de tout ce qui est relatif à la pensée, y compris la pensée théologique, par la cosmologie et ses avancées. Dans la peinture, on retrouve l’ellipse de-ci de-là jusque dans la Sixtine, et peut-être n’a-t-on que trop cité le dieu de Michel-Ange enveloppé de son manteau ovoïde tout plein d’anges et de chérubins, image de l’œuf cosmique enfermant déjà Eve, la tentatrice fatale, qui donne naissance à Adam en effleurant sa main d’un doigt. L’ellipse est omniprésente dans l’architecture romaine archi-dominée par les figures de Gian Lorenzo Bernini dit Le Bernin, et Francesco Borromini. Du côté du Bernin et de l’ellipse architecturale, on se tournera surtout vers la place à quatre rangées d’arcades de la basilique Saint-Pierre, colonnade qui figure deux bras ouverts pour accueillir le peuple des fidèles, mais c’est là une ellipse non fermée pour que ledit peuple puise accéder à la place et contempler la splendeur et la puissance de son Église et de ses dirigeants. Mais le véritable maître de l’ellipse c’est Borromini, collaborateur tragique du Bernin, à qui la ville de Rome doit un nombre impressionnant de basiliques, d’églises, de palais et de villas. En fait, Borromini est par excellence l’architecte du baroque qui intégrera dans ses œuvres toutes ses superbes outrances et ses magnificences innovantes en les mêlant à de beaux morceaux puisés dans l’Antique, le Gothique et le Renaissant. Mais, le véritable apport de Borromini c’est la lumière, non pas celle qui jette au passage des vitraux le vêtement d’Arlequin sur les prie-Dieu ou les dalles humides du Gothique, mais la lumière zénithale tombant de puits elliptiques creusés dans des coupoles souvent elliptiques aussi. Les ellipses de Borromini sont discrètes mais divines car la lumière qu’elles diffusent c’est précisément « la Sapienza », la sagesse d’un dieu qui purifie et instruit les Hommes. Du reste, Borromini fut l’architecte de la Sapienza et de son église Sant’Ivo (8). Je ne peux m’empêcher de percevoir l’architecture baroque, celle de Borromini, comme l’une des figures adoptées par la musique sacrée. Le rythme compliqué dicté par ses façades, courbes, contre-courbes, incurvations, arcs de cercles inversés, indentations multiples, concavités et rotondités réunies, les riches ornementations de ses lignes intérieures et extérieures, lignes tant mélodiques que polyphoniques, ses volumes plus ou moins vastes, habiles modulateurs de sons, on parlerait aujourd’hui d’une musique spatialisée, ces zones de clair-obscur ou d’éclats lumineux, des éblouissements chromatiques, tout, absolument tout, fait musique dans le Baroque et son architecture. Maintenant, la question est de savoir si, malgré l’ellipse de Kepler, le Baroque eût été pleinement ce qu’il est hors contexte de la Contre-Réforme ? La Contre-Réforme à l’autocratisme criminel, manipulatrice enragée du ciseau d’un sculpteur fou, a favorisé l’avènement du Baroque en vue de saturer les esprits et les sens, pas de respiration possible car immédiatement étouffée dans ses plis, le débordement du Baroque couple le souffle et noie les sens, et pour lui, elle, la Contre-Réforme, a fabriqué des anges, pas toujours aussi sages que ceux de Hildegarde, pour remplir ses chœurs, ceux de la Sixtine et d’ailleurs, et chanter ses arias fleuries.

À vous écouter, j’ai le sentiment que vous aussi avez goûté à ce désert glacé, le « Barroco » de Severo Sarduy (9), dis-je au Maître en modernité profitant d’un arrêt qu’il avait cru bon de marquer, désert parce que son écriture est « aride », et « glacé » parce qu’elle est totalement dénuée d’âme. L’Ellipse ! Sarduy la définit comme étant « l’anamorphose du cercle » réalisée par Borromini pour établir le plan de San Carlino à Rome. L’ellipse ! A partir de Kepler, il a continument ce mot sous la plume, comme vous vous l’avez à la bouche, pour caractériser le Baroque, or, même chez Borromini, et je dirai particulièrement chez lui, l’ellipse n’est qu’une figure géométrique parmi beaucoup d’autres convoquées, en fait toutes, cercle, triangle, étoile, rectangle, carré, polyèdres en tout genre, ou des parties, ou des combinaisons de ces figures, comme le « sceau de Salomon », deux triangles en étoile avec des arcs de cercle qui constituent l’idée de Sant’Ivo, et d’autres bien plus savantes encore. Chez lui, il y a beaucoup d’arcades, de colonnades et de plafonds à caissons, et puis, c’est vrai, toujours la divine lumière, à la fois produit et composante de l’architecture. Ceci me renvoie au splendide hommage filmique que lui a rendu Eugène Green, « La Sapienza », dans lequel on accompagne un architecte reconnu, mais en crise profonde et donc en recherche de sens, dans son voyage de purification et de rédemption au cœur des formes, des volumes, et de la lumière. Mais, pour moi les tensions, les torsions, la dynamique du Baroque, c’est la Spirale qui l’exprime le mieux, Spirale à laquelle tous les artistes ont eu maintes et maintes fois recours, et particulièrement Borromini et Bernini, en multipliant au sein de leurs architectures les colonnes torsadées, les escaliers hélicoïdaux, et les volutes ioniques et corinthiennes, bien sûr. Mais, la Spirale est surtout et avant tout une expérience de pensée, qui peut s’éprouver physiquement parfois, lorsque le regard cherche à se porter très haut, jusqu’au centre des coupoles, là où volette l’Esprit dit saint, et qu’il tournoie dans sa course ascensionnelle, prenant appui sur le sommet des baldaquins, les chapiteaux à enroulements des colonnes, les ailes battantes des putti, les entablements des rotondes qui diffusent la lumière de Borromini. La Spirale n’est pas née de la cosmologie car en ces temps, et pour longtemps encore, on ignorait tout de l’existence des galaxies, et a fortiori de leur composition et de leur forme. La Spirale est un concept énergétique et inspiré qui a traversé les âges, depuis les chapiteaux de la Grèce et les fines colonnes d’Apamée, et qui a été magnifié par la Renaissance et le Baroque. Je l’ai raconté mille et mille fois. Michel-Ange me la fait deviner dans le marbre de « La Vierge et l’Enfant » de Bruges, lorsque ce dernier se détache délicatement mais résolument de sa mère au regard triste et intériorisé, qu’il se dégage du genou et de l’ample robe plissée qui l’enveloppe, qu’il s’apprête à lâcher la douce main, forcément apaisatrice d’angoisse et de douleur, et à poser le pied à terre en vue de conquérir le Monde. Seconde et véritable naissance. Mouvement de l’Enfant, amorce d’une spirale dans laquelle se dissout La Madone pour redevenir La Vierge. Expérience de pensée. Je la vois aussi inscrite dans le marbre du Bernin lors de « L’enlèvement de Perséphone », ou de Proserpine puisque Le Bernin est latin, lorsque cette dernière tente de s’arracher des mains puissantes et convoitrices qui s’imprime déjà dans sa chair désirable, et que, prenant appui sur l’une des têtes de Cerbère, elle repousse d’une main la face hideuse de l’agresseur et cherche désespérément, dans une torsion tragique, un mouvement spiralé, une aspiration vers le ciel. Tentative d’évasion par et dans la Spirale. Expérience de pensée.

Pour en revenir plus directement à la musique et en finir, temporairement bien sûr, avec la Spirale, proposai-je au Maître en modernité après une courte pause, il nous appartient de convier à cette conversation Karlheinz Stockhausen, un compositeur pour le moins tout aussi mystique que Hildegarde von Bingen, trop selon Boulez qui, très précisément au lendemain de la mort de Stockhausen, plutôt que de lui rendre un juste et amical hommage l’a vertement critiqué sur ce point, au même titre que leur maître à tous deux, Olivier Messiaen auquel Boulez reprochait en sus son obsession des oiseaux. J’étais présent, je l’ai bien entendu, Boulez, et j’ai trouvé ses propos honteux. Mais, il est vrai aussi que Boulez n’avait d’yeux…et d’oreilles que pour Boulez. Karlheinz Stockhausen, ce nom c’est de la musique, SA musique à lui. Certains gens d’Allemagne ont pour noms des phrases musicales, Marius von Mayenburg, un auteur de théâtre, mieux, Florian Henckel von Donnersmarck, un réalisateur de cinéma, c’est de la pure musique ça, pour n’importe lequel de ces noms on donnerait un royaume. Ça sonne autrement mieux que Boulez ou Dusapin, non ? Vous mettez ça dans un curriculum vitae et ça suffit, vous êtes embauché tout de suite…pour peu que le recruteur ait une oreille musicale. Plus sérieusement, Laurent Feneyrou, grand spécialiste de musique contemporaine en général et de compositeurs allemands en particulier, insiste bien là-dessus : toute l’œuvre de Karlheinz Stockhausen s’inscrit dans une SPIRALE, une spirale mystique. La spirale lui permet, au fil du temps, d’absorber tout ce qui relève de la musique et de la spiritualité pour que finalement les deux principes, musical et spirituel, ne fassent plus qu’un. Cette spirale n’est pas pour autant à rapprocher du maelstrom engloutisseur d’Edgard Alan Poe, sorte de spirale entropique à la Smithson, mais plutôt du « Vortex Temporum » de Gérard Grisey, merveilleux transporteur d’arpège dans l’espace-temps celui-ci. Tout comme Hildegarde, Karlheinz nourrit une « vision cosmique de la musique ». La musique a la possibilité d’ouvrir le ciel, et les sons ne sont autres que des étoiles dans ce ciel. Une même lumière relie tous les sons, comme certaines particules, donc certaines énergies ou forces, relient toutes les autres particules de l’Univers. Stockhausen croyait en cela lui aussi, je veux dire que tout est lié, idée plus que probablement formée à partir de sa lecture des Grecs, les Pythagoriciens et les Platoniciens. Tous ces beaux concepts, que vous avez si bien définis au presque début de notre conversation, l’Holisme, l’unité constitue le tout, ou renvoie au tout, le Monisme, unicité de l’individu, de l’Univers et de l’Esprit, et l’Émergentisme, le tout est davantage que la somme de ses parties, si j’ai bien retenu et compris, sont tout à fait présents dans la pensée de Stockhausen, même si lui n’aurait peut-être pas employé ces termes précis, pour émergentisme il préférait « Gruppen-form » et pour holisme « Moment-form ». Car il était bourré de philosophie, Stockhausen, outre les Pythagoriciens déjà cités, Apollonios de Tyane, un prédicateur un peu médecin, sorte de trait d’union entre Pythagore et le Christianisme, Saint-Augustin, tous mystiques du Nombre ces gens, Husserl et sa phénoménologie, Heidegger son continuateur et dépasseur, et plein d’autres, évidemment. Pour vous rejoindre et à l’instar de Giordano Bruno, c’est un adepte du Cusain et de son principe de coïncidence des opposés. « Chaque être humain porte en lui l’humanité entière ». Le Tout procède de l’Un et l’Un se fonde dans le Tout. Voilà ! Ainsi, Comme le dit Feneyrou, avec Stockhausen l’œuvre est pensée à la fois dans la macrostructure et la microstructure, et chez lui « il n’y a pas de dialectique de tension entre le détail et la grande forme ». Stockhausen est un musicien de l’unité et de la totalité, dans le même mouvement pourrait-on dire. Le sentiment d’unité se fait par les timbres, les harmonies et les mélodies, évidemment. Mais aussi, chaque fragment musical, chaque moment, constitue une unité centrée sur elle-même et qui se réfère, ou renvoie, à la totalité de l’œuvre. C’est ça la « Moment-form », la forme momentanée. Il existe un principe transcendant qui unifie tout. La question du temps était essentielle pour Stockhausen, comme elle l’était pour Bernd Alois Zimmermann avec lequel il partageait beaucoup, une existence passée à Cologne ou dans ses environs immédiats, l’étape finale d’Ursule, une adolescence et une jeunesse difficiles, voire douloureuses, ponctuées par un enrôlement dans la Wehrmacht, la détestation du national-socialisme, évidemment, la fréquentation des cours de Darmstadt marquée par la découverte du sérialisme, l’intérêt très prononcé pour la musique électroacoustique, un indéracinable mysticisme à base chrétienne, ainsi qu’une solide inimitié réciproque en partie due, j’insiste bien sur en partie, à des conceptions esthétiques ainsi qu’à une approche du temps totalement divergentes…enfin, l’un et l’autre estimaient qu’elles l’étaient. A une certaine époque, celle du sérialisme, tous les deux étudiaient le rapport entre l’intervalle et la durée. Stockhausen avait été sensibilisé à ce thème par une lecture qu’il avait faite du traité d’harmonie d’Ezra Pound et aussi par son expérience de la musique électronique. Les bandes magnétiques, ça se découpe, ça se colle, ça se redécoupe, on peut jouer sur la durée. C’est ce qu’il avait appris de Pierre Schaeffer. En passant, la dernière réflexion méchante de Boulez, quelques semaines avant sa mort à lui, Boulez, aura été de dire que la musique de Pierre Schaeffer, donc la musique concrète et électroacoustique, ça n’aura servi à rien en définitive. De son côté, Stockhausen trouvait que les recherches conduites par Zimmermann étaient trop pauvres et pas du tout adaptées au contexte, c’est-à-dire au sérialisme. En gros, quand l’un, Zimmermann, travaillait sur une échelle harmonique géométrique, l’autre, Stockhausen, utilisait une échelle duodécimale logarithmique, rapport entre la hauteur et la durée. Enfin, c’est ce que rapporte Feneyrou, parce que moi je n’y connais pas grand chose à tout ça, vous imaginez bien ! Mais Stockhausen était, il faut en convenir, un personnage rugueux lui aussi dans sa relation aux autres, et qui plus est totalement obsédé par tout un tas de choses, dont les NOMBRES, on l’a fait comprendre, l’ORDRE, un caractère très allemand, et aussi le TEMPS. Pour Zimmermann, tout était confondu, passé, présent, futur. C’est le thème de la sphère du temps, sorte de baudruche toute pleine d’événements chaotiques, qu’il exposera dans son « Requiem für einen jungen Dichter », le requiem pour un jeune poète duquel je parlerai sans doute un jour car c’est là une œuvre fascinante de par sa monstruosité. Pour Stockhausen, la spirale qui par nature se développe dans l’espace-temps a nécessairement un début, et elle vise obligatoirement le futur, sans qu’aucune limite puisse être fixée à ce futur. Chez lui, surtout pas de chaos. Tout était strictement ordonné, codifié, les sons, les gestes des instrumentistes, leurs costumes, les couleurs, la lumière de la salle de concert etc. C’était une période de rationalité extrême. Mais, très tôt, parmi les « Klavierstücke », pièces pour piano, émerge l’idée d’une « forme ouverte », de laisser une ample marge de manœuvre à l’interprète en lui permettant de choisir l’enchaînement « d’éclats de partition » et d’opérer un choix parmi six modes d’attaque, six tempi, et six niveaux d’intensité. C’est le « Klavierstück XI », le dernier, basé sur le chiffre six qui symbolise l’harmonie…mais pour Jean de Patmos six-six-six c’est aussi le chiffre de l’Antéchrist, de la Bête, et pour moi « six » c’est le nombre de réacteurs nucléaires à Fukushima, ce qui représente à peu près la même chose, mais ce n’est pas ce qu’à voulu donner à écouter, ni faire comprendre, Stockhausen …enfin, je pense. Montrer l’harmonie par quelque moyen que ce soit, c’est pour beaucoup faire œuvre d’art, c’était la quête d’Hildegarde von Bingen, et Stockhausen exigeait de lui-même et de ses interprètes toujours de faire œuvre d’art. « Le son comme reflet de l’harmonie du monde », énonçait-il ou à peu près ça. Les klavierstück, pièces austères s’il en est, et les autres petites formes composées à cette époque, sont à considérer comme des expériences sur l’ensemble des paramètres de la musique, une exploration des quatre dimensions du son, hauteur, intensité, timbre, durée. Il s’agissait, après moult tests, d’accumuler le matériau qu’il fallait pour des pièces plus conséquentes, « Gruppen » par exemple. Une énorme machine, « Gruppen » ! Trois ensembles orchestraux, des cordes, des cuivres, des bois, des percussions, beaucoup de percussions, trois chefs, et le public au milieu de tout ceci. Sérialisme pur, spatialisation extrême, mais aussi un mode séquentiel, les ensembles fonctionnant en répons et en écho. La première fois que je l’ai entendu, Pierre Boulez, Peter Öetvös, David Robertson, à la direction, excusez du peu ! Quasi recueillement du public. Boulez avait décidé de donner la pièce deux fois, l’une à la suite de l’autre, pour que l’on s’en imprègne bien, et aussi parce que ce n’était pas tous les jours que l’on pouvait réunir trois orchestres dans la même salle. Une performance ! Un grand soir ! La seconde fois, dix-huit ans plus tard. Avant le démarrage du concert, le public, plus recueilli du tout, mais ce n’était plus le même public, se tirait des « selfies » au milieu des trois ensembles pour montrer qu’ils étaient bien présents ce soir-là, le lieu où il fallait être, et conserver ainsi une photo d’eux pour prouver qu’ils y étaient, une photo parmi les millions qu’ils avaient déjà d’eux enfouies dans des mémoires numériques qu’ils ne consulteraient jamais plus, faute de temps bien sûr, car l’image de soi est la plus précieuse que l’on puisse détenir ou donner, c’est entendu. La Véronique version profane, ou plutôt le miroir de Narcisse, au choix ! Autre temps, autre mœurs, autre public ! Moins de bonne musique car moins d’esprit de la musique, l’œuvre n’est donnée qu’une seule fois, après deux autres, Zimmermann et je ne sais plus qui, c’est du spectacle et le spectacle doit continuer. « The show must go on ! » Du spectacle il en donnera véritablement un, Stockhausen, et un fameux, un jour bizarre, « Helikopter-Streichquartet », une performance baroqueuse, saturation de l’espace visuel et sonore, quatre hélicoptères avec dans chacun d’eux un instrumentiste, un membre du quatuor Arditti. Bon ! Stockhausen aimait-il véritablement les quatuors à cordes ?...Mais mon propos n’est pas de passer en revue toute l’œuvre de Stockhausen, considérable au demeurant, car j’en serais tout à fait incapable, vous imaginez bien ! Non ! Ce dont je veux parler c’est de la quête de l’harmonie universelle ainsi que de la SPIRALE mystique de Karlheinz Stockhausen, éléments structurants de sa pensée auxquels m’a tout récemment sensibilisé Laurent Feneyrou (10). J’étais passé à côté, je n’avais fait que survoler, je dois l’avouer. Parlons quand même de « Hymnen ». « Hymnen » est une œuvre utopique, une image un peu soixante-huitarde de Stockhausen…enfin à ladite époque, et à la sauce Stockhausen. Il s’agissait ici de créer à partir de quatre séries établies à partir d’une quarantaine d’hymnes nationaux, séries appelées régions et chacune dédiée à un compositeur contemporain, dont Boulez évidemment, un hymne résolument universel donc utopique cet hymne, « l’Harmondie », pour un royaume imaginaire nommé « Pluramon ». « Hymnen » est aussi une machine à géométrie variable. La base intangible est une bande magnétique quatre pistes autorisant la spatialisation du son. A cette base peut être ajouté un quatuor mais pas à cordes, plutôt de percussions, très variées les percussions, de cuivres, c’est-à-dire trombone et trompette, de piano ou de clavier électronique avec synthétiseur, et/ou d’un orchestre complet. Moi, je n’ai entendu que la version avec bande seule, l’organisateur du concert faisant ainsi des économies, y compris d’éclairage puisque la salle était plongée dans la pénombre. Il ne s’agit plus de sérialisme mais de musique électronique et concrète, concrète parce qu’il y a introduction d’éléments sonores prélevés dans la « Réalité ». Il y a un tel entremêlement des hymnes, des « intermodulations » pour employer le mot de Manoury, que presque aucune phrase musicale ne peut être aisément attribuable à tel ou tel, ou alors juste une courte citation à peu près claire par ci par là pour faire sourire. Comme l’indique Feneyrou, la hauteur d’un hymne est transformée par l’harmonie d’un autre, et il va jusqu’à utiliser le terme thomiste de « transsubstantiation », il faut entendre par là la conversion de la substance « hymniale » et nationale en une autre toujours « hymniale » mais universelle cette fois-ci. Philippe Manoury, quant à lui, se montre plus concret pour décrire les emprunts concrets de la musique concrète. « On y entend des séquences de sons concrets à peine transformées, explique-t-il, comme des bruits de postes à ondes courtes (très à la mode également chez Cage à cette époque), des cris d’oiseaux, des mots parlés, et même l’enregistrement d’une bribe de conversation qui eut lieu pendant une séance de travail en studio durant la composition de l’œuvre. » (11). A l’écoute ce n’est pas si évident que cela. Au final, on aboutit à l’Harmondie, autrement dit à un hymne à l’HARMONIE UNIVERSELLE qui n’aurait pu que satisfaire Hildegarde von Bingen. Moi, j’estime que « l’Internationale », l’un des matériaux bruts utilisés par Stockhausen, suffisait amplement pour l’harmonie de tous les peuples de la Terre, je dis bien l’harmonie des peuples, pas des Nations, et j’avoue que j’aime beaucoup le « Deutschlandlied », l’hymne allemand, mais uniquement dans la revisite qu’en a faite Nico, ou encore le « God Save The Queen » des « Sexpistols » combiné à « Anarchy In The UK » bien sûr. Et puis, et enfin, il y a aussi ce déluge de sons et de feu déclenché par Jimi Hendrix, « The Star-Spangled Banner », l’hymne états-unien, à un moment sanglant de l’Histoire du Monde, la guerre du Vietnam. Harmonie universelle ? Difficile quand même de s’harmoniser avec les Etats-Unis, Allemagne, et pas mal d’autres états presque tout aussi assassins…et tout ça en ne considérant que notre misérable petite planète. Ailleurs, on ne sait pas. En dépit de ses déclarations ambigües à l’égard de la musique dite populaire, Stockhausen aurait peut-être apprécié ce rapprochement incongru avec Nico, les Sex Pistols, et surtout Jimi Hendrix, lui, Stockhausen, qui a figuré sur la pochette du « Sgt Pepper’s » des Beatles, parmi tout un tas de grandes figures il est vrai, et qui a entretenu certaines relations, de maître à élèves, avec des membres de « Jefferson Airplane » et de « Grateful Dead ». Boulez, lui, n’avait pas une très forte fibre populaire, et c’est là un euphémisme, donc la musique du Peuple...Quoique ! Il y a cet enregistrement à l’intitulé étrange, « Boulez Conducts Zappa », Boulez dirige Zappa. Le Frank Zappa dont il s’agit ici n’était déjà plus le guitariste flamboyant et inspiré des « Mothers of Invention », le gourou musicalement éclectique qui faisait le tour de deux-cents motels états-uniens, mais un musicien complexe qui affichait, avec plus ou moins de bonheur, des ambitions dans la musique savante contemporaine. Boulez a beaucoup traîné les pieds avant d’accepter ce concert et cet enregistrement à la tête de son Ensemble Intercontemporain, mais bon ! finalement il s’y est collé. On ne peut pas considérer non plus que le résultat soit un chef d’œuvre absolu, mais plutôt un coup de bluff marketing pas très heureux. Zappa, quant à lui, était vraiment content car il l’admirait le chef Boulez et il affichait une réelle envie de faire des choses avec lui. Étonnant ! Nombreux sont les gens que je viens de citer, ceux de « Jefferson Airplane », ceux de « Greatful Dead », Frank Zappa, et puis encore beaucoup d’autres issus de la Rock music, qui ont été marqués par Karlheinz Stockhausen et ses expériences électroacoustiques. Les « Sex Pistols » sans doute pas, bien que leur chantre à eux, Johnny Rotten, soit tout sauf un inculte, mais pour eux, représentants du « vrai » Peuple, la grande question, la révolte, ne pouvait revêtir que l’APPARENCE de la musique. Bon ! Pour en revenir plus directement à la musique dite savante, en l’occurrence à celle de Karlheinz Stockhausen, il faut encore évoquer deux monuments témoignant, s’il en était besoin, de ses obsessions mystiques. « Mantra » ! Le mantra est une formule magique fournie par l’Hindouisme et ses dérivés, le Bouddhisme, le Jaïnisme, le Sikhisme. Constituée d’une syllabe, tel « Om » dont on a déjà parlé, ou le plus souvent de plusieurs, et répétée parfois à l’infini, cette formule favorise la méditation et doit conduire à une véritable métamorphose de la personne pour qu’elle adopte une autre vision d’elle-même et de son environnement. Le son répété est donc investi d’une sorte de pouvoir d’autohypnose devant conduire à la transformation en profondeur de l’individu initié ce qui influe sur sa perception des choses. Avec Stockhausen, la formule qui se compose de treize notes, en fait les douze sons de la gamme chromatique, puisque la première et la dernière notes sont identiques, et de treize valeurs rythmiques, est projetée dans l’espace-temps, comme le sera bien plus tard l’arpège de Gérard Grisey dont on a déjà parlé aussi, mais Grisey c’est mon obsession à moi. A l’instar des râgas indiens, Mantra est une spirale avec des expansions et des rétractations qui évoquent son évolution dans le cosmos. Le mouvement dialectique sidéral ! Donc, Stockhausen est revenu au sérialisme, cette espèce d’ordre grégorien du dodécaphonisme et son extension à tous les paramètres du son, mais à un sérialisme quand même teinté d’effets mélodiques puisque l’œuvre a été écrite pour deux pianos, augmenté chacun d’un modulateur à anneaux, qui interviennent en contrepoint, sorte de déchant avec une voix supérieure et une voix inférieure. À chaque son est attribué une durée et un mode de jeu, et chaque série est une combinaison particulière de la formule initiale. Les pianos interviennent en écho, en répons, ou bien encore en effet miroir. Les lignes mélodiques peuvent se croiser parfois, me semble-t-il. L’œuvre est découpée en quatre sections séparées par des silences plus ou moins longs. Certains sons sont transformés électroniquement par les modulateurs ce qui donne une touche orientale à la musique tout à fait en rapport avec le titre. Parfois les deux instrumentistes émettent quelques borborygmes, ce qui deviendra par la suite un peu la marque de fabrique de Stockhausen. Le borborygme c’est tout l’Homme « moderne » ! « Stimmung » ! Humeur ! « Stimmung » c’est d’abord une longue psalmodie partagée par six personnes assises en cercle comme pour un pique-nique ou autour d’un feu de camp, avec beaucoup de chuintantes, de sons gutturaux et d’effets de souffles, c’est la langue d’Allemagne qui veut ça. Puis, à intervalles plus ou moins réguliers, une voix s’élève pour clamer le nom d’une divinité d’un panthéon le plus souvent oublié, et elles sont nombreuses les divinités et les panthéons oubliés, et ce sur tous les continents, avant que ne soient récités en « sprechgesang » deux textes singulièrement explicites, deux poèmes à l’érotisme forcené écrits par Stockhausen lui-même. Ce qu’on peut dire de « Stimmung », en dehors du fait qu’il témoigne de la très large ouverture spirituelle de Stockhausen, c’est qu’il est tout imprégné de l’esprit de son époque, celle de la fameuse culture « Pop », et qu’il est fortement inspiré par les expériences de musique répétitive états-unienne, notamment les pièces, performatives et radicales, de La Monte Young. Un compositeur à l’éclectisme rare, La Monte Young, qui est totalement fasciné par la musique indienne et le bourdon « électrique » de la tampura. Si l’on doit aborder le registre du minimalisme musical, c’est du côté de La Monte Young qu’il faut regarder, et sans doute aussi du côté de John Cage dont il fut un temps le disciple. Mais que l’on comprenne bien, Karlheinz Stockhausen n’a jamais été, quant à lui, un compositeur de musique minimale ! Avec le temps, Stockhausen va s’enfoncer de plus en plus dans le mysticisme et le syncrétisme religieux et abandonner la démarche ultra-rationaliste de ses débuts, celui des « klavirstücke » et de « Gruppen », donc celui du sérialisme. Après « Stimmung », il va s’attaquer à un cycle opératique fleuve sur lequel il travaillera pendant un quart de siècle et qui ne sera joué que par fragments, par pièces, « Licht », lumière. « Licht » regroupe sept opéras qui mis bout à bout représentent trente sept-heures de musique. Chaque opéra figure un jour de la semaine et à chaque jour est lié une planète, donc sept jours sept planètes, les sept planètes des Grecs qui seront aussi celles de Hildegarde von Bingen, les assistantes de Dieu, les grandes régulatrices de la Création. Ce que voulait réaliser Stockhausen avec « Licht » c’est une œuvre d’art totale, ce qui, en sus de la durée colossale de l’œuvre, le rapproche évidemment de Wagner, un autre obsédé du temps, et de sa Tétralogie. Il veut qu’il y ait de la musique instrumentale et chantée, évidemment, mais aussi de la danse et surtout du théâtre, plutôt d’inspiration nô ce dernier. Stockausen avouait ne rien connaître du théâtre contemporain, tout au plus avait-il eu une expérience du happening avec Fluxus, et il déclarait ne pas chercher à en savoir davantage car trop sujet à phénomènes de mode, aux styles du temps, mais il voulait absolument du théâtre. Stockhausen affirme qu’une « Super-formule » structure son « Super-Opéra ». Qu’est-ce que peut bien être une Super-formule ? Une image pour bien comprendre, peut-être. Le son est la particule élémentaire de la musique, une banalité, et il se définit par quatre paramètres, hauteur, intensité, timbre et durée, on l’a déjà dit. Ensuite on trouve des groupes de sons qui sont à considérer comme les atomes de la musique. A partir de là, la série peut être envisagée comme une molécule, autrement dit comme un assemblage d’atomes, la formule, qui reprend tout ou partie des séries, se comportant alors comme une macromolécule. La Super-formule devient l’organe suprême, le cerveau, ou bien l’ADN, dans tous les cas l’Intelligence, inintelligible au commun, qui générera la Grande forme, par exemple le Super-Opéra qu’est Licht. Stockhausen la définit comme un « noyau qui contient tous les aspects des sept soirées de la musique [les sept opéras]» (12). Il la décrira encore comme étant la transposition au niveau de la musique de l’équation suprême de l’Univers, quête des physiciens et des astrophysiciens depuis Einstein, ou bien encore de l’encodage de la vie et de sa diversité dans la double spirale de l’ADN, serrure que cherche encore et encore à forcer tous les généticiens et autres biologistes de notre époque. Stockhausen parle lui aussi de spirale double. La spirale de la composition, spirale de la création, d’une part, et la spirale de l’audition, spirale de l’illumination, d’autre part. La création est un processus infini, un processus d’accumulation de matériaux, techniques sérielle et électroacoustique, apprentissage de Darmstadt et de Schaeffer, puis de pensées philosophiques héritées des Grecs et des Allemands, on l’a vu, matériaux nourrissant des formes, pointillisme sériel, Gruppen-form, Moment-form, formes qui, à partir d’une structure en formule, en nourrissent d’autres ornementées d’éléments exogènes à la musique pure, chorégraphie et théâtre et couleurs et lumière, dynamique de la spirale qui mènera à la Grande Forme. Philippe Manoury donnera une définition « lumineuse » de la formule structurante stockhausienne : « La formule n’est pas à proprement parler, un thème au sens classique du terme, mais une organisation morphogénétique comprenant modes de jeux, proportions, notes centrales, niveaux dynamiques, que l’on retrouvera dans toutes leurs formes d’expansion et de développement » (11). Donc, la Super-formule est la structure de la Grande forme mais aussi le moteur de la spirale compositionnelle. Voilà ! Mais que peut bien être la spirale de l’illumination ? Stockhausen disait qu’il faut concevoir une soirée de concert comme une « unité rituelle », ne plus mélanger les styles afin d’aider l’auditeur « à s’élever par une spirale vers l’illumination », c’est-à-dire vers la compréhension et la mémoire à la fois par l’unité et « la diversité des émotions » (12). On ne peut qu’être en accord avec lui. La plupart des concerts donnés ne serait-ce qu’à Paris ne sont que d’insupportables patchworks tissés par des musiciens bureaucrates et visiblement fatigués, tels ceux de l’Ensemble Intercontemporain et boulézien. C’est bien simple, j’en suis saturé de ces vignettes sans sens aucun, tristes et pauvres images musicales. De fait, je n’écoute presque plus de musique et surtout pas en salle de concert… moi qui l’aimais tant ! Dorénavant, je préfère en parler de la musique, au risque de proférer bien des sottises… ce qui m’arrive de plus en plus souvent, je l’avoue. Même ici. Pour en revenir à « Licht », il y a intervention de trois personnages qui chantent mais qui, le plus souvent, sont représentés par un instrument : Michael, un archange-guerrier qui règne sur une galaxie, une trompette, Lucifer, frère-rebelle de Michael, un trombone, Eva, à la fois mère et séductrice qui sert de médiatrice, une flûte. Une polyphonie à trois voix, donc. Pour chaque opéra il y a un personnage principal. Feneyrou explique que chaque personnage est caractérisé par des intervalles dominants et des regroupements de sons. Bon ! « Licht » est l’occasion pour Stockhausen de décliner sa biographie humaine et musicale. Ce qu’il veut montrer en fait c’est qu’il n’y a pas de différence entre les deux. « Les œuvres musicales représentent la vie même du compositeur ». Ainsi, la personne Stockhausen et sa musique constituent un grand organisme, et cet organisme a pour nom « Licht ». On trouve donc de tout dans ce Super-Opéra et, comme diraient les Anglo-saxons ainsi que les « globishers » (13) chez nous, ce fut un « work in progress », c’est-à-dire que le Grand Œuvre s’est enrichi au fil du temps, au fil de la vie et de la musique de Stockhausen. Il y a de tout, des pièces pour flûte, cor de basset, trompettes, pour piano solo ou en duo, pour petit ensemble ou orchestre, pour chanteur(s) a cappella ou accompagné(s), des reprises étranges parfois, « Helikopter-Streichquartet » figure à la scène 3 de « Mittworch », mercredi, des extensions, par exemple de nouveaux « Klavierstücke », il y a vraiment de tout avec ou sans dispositif électronique, désir de spatialisation ou non, mais ça n’est jamais joué, ou alors que partiellement, ou encore en pratiquant des coupes sombres parce que c’est trop long ou trop difficile à monter, et uniquement dans un but spectaculaire, ce qui du reste n’aurait pas déplu à Stockhausen, je veux dire le spectaculaire.

Stockhausen a composé un autre cycle, mais pas opératique celui-ci, « Klang ». « Klang », c’est un coup de marteau donné sur une enclume ? Non ! C’est la langue d’Allemagne qui veut ça. « Klang » c’est de la musique. Ça veut dire « Son » ou « Timbre », comme on veut, poursuivis-je après une ample reprise de souffle. « Klang » récapitule une journée, en projet les vingt-quatre heures de cette journée, mais dans les faits seulement vingt-et-une. C’est donc là un cycle inachevé, inachevé pour une raison nécessaire et suffisante, LA MORT. Dans « Klang », chaque heure est une marche dans l’ascension vers Dieu et chacune est affectée d’une couleur qui doit se refléter dans les costumes des instrumentistes. Musicalement, là encore il y a de tout, mais uniquement des petites formes de durées extrêmement variables, d’une poignée de minutes à plus de deux heures. Des soli vocaux ou instrumentaux, piano, flûte, cor de basset, cor, électronique, basse, baryton, ténor, soprano, un duo de harpes et un autre constitué d’un saxophone et d’un soprano, des trios divers et variés, cordes, bois, cuivres, des quatuors dont un bizarre, cordes et tam-tam, et on ne dépasse pas le sextuor, de structure plus traditionnel, bois, cuivres et cordes. À partir de la treizième heure, « Cosmic pulses » pour électronique, toutes les pièces s’appuient, du point de vue support écrit, sur un ouvrage extravaguant, tant par le contenu que par l’épaisseur, un livre ésotérique de plus de deux mille pages et d’auteur inconnu, « Le livre d’Urantia », une cosmogonie cousue de christianisme et de science-fiction où il est question d’univers multiples, « Chaque son est un univers », ultime apport de matière « spirituelle » à la spirale mystique de Stockhausen. A la vingt-et-unième heure au titre prémonitoire de « Paradis », la flèche du temps de Karlheinz Stockhausen s’est arrêtée sur un solo de flûte, et sa spirale compositionnelle a subitement cessé d’être alimentée en réflexions et en sons. « Le son est une voix mystique venue de l’au-delà, qui accompagne la voix de la conscience » (12), disait-il et puis encore « Mystique veut dire aller au-delà de la pensée ; c’est-à-dire qu’il faut aller jusqu’au bout de la pensée de notre temps et au bout de la capacité intellectuelle la plus élevée…on arrive à une barrière, et l’art a comme but de briser cette limite mentale » (12). Stockhausen se réclamait mystique. En fait, comme le fait remarquer, Laurent Feneyrou, dans cet enrichissement continu et spiralé de la musique et de la spiritualité, ce que recherchait Stockhausen c’est un principe supérieur à tous les dieux, probablement le principe créateur auquel nous croyons tous les deux…enfin…je pense, dis-je au Maître en modernité…Brahman en quelque sorte.

In memoriam Karlheinz Stockhausen.

J’ai assisté à beaucoup de concerts de Stockhausen et j’ai écouté beaucoup sa musique, pas tout mais beaucoup. Lorsqu’au cœur de l’auditoire on apercevait la tache orange de son inamovible pull-over de grosse laine, du fait maison, on disait : « Stockhausen est là, ça va être bien ! ». Mieux ! Quand on le voyait officier à l’énorme console de mixage, pleine de boutons et de manettes, de points clignotants, et d’écrans lumineux où se dessinaient moult courbes et diagrammes, avec les gestes lents mais précis d’un grand prêtre distributeur et régulateur de sons, on disait : « C’est bien ! ». En sa présence, le concert acquérait véritablement sa dimension « d’unité rituelle », une messe en quelque sorte.

Il y a peu, on a donné à Paris un court cycle « Stockhausen », cinq ou six concerts à partir d’œuvres représentatives, telles que certains « Klavierstüke », les extensions de « Licht », ou bien « Inori ». « Mantra » concluait ce cycle. Dans la salle il y avait du beau monde, d’anciens membres du quatuor Arditti, de ceux qui, bien des années avant, étaient montés dans les fameux hélicoptères… mais du beaucoup moins beau aussi, davantage de moins beau que de beau, du reste. Assise derrière moi, il y avait une dame d’une grosse quarantaine qui se donnait des airs de demi-mondaine un peu effrontée, sorte de responsable des ressources dites humaines dans une boîte quelconque, qu’accompagnait un couple de petits bourgeois ravis d’être là, genre goinfres de Chopin et de Brahms, comme tous les petits bourgeois…et les grands aussi d’ailleurs. Chopin et Brahms, ça va bien un peu, mais en continu sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, Klang ! Klang !, le marteau et l’enclume ! Moi j’allume la radio, chaîne musicale évidemment… Nocturnes de Chopin et quatuors de Brahms… J’éteins aussitôt la radio. Maintenant, je n’écoute plus de musique à la radio ! Saturation de romantisme doucereux pour une civilisation néo-baroque, espace noyé d’ondes électromagnétiques et d’images totalement dénuées de sens, civilisation pornographique absolument hermétique au romantisme, le Vrai. C’est curieux, me faisait remarquer ce jour-là, celui du concert, un disquaire de mes connaissances, vous, les gens de la Contemporaine, vous m’achetez régulièrement du Baroque, beaucoup même, mais jamais de Classique ni de Romantique. La raison ? INDIGESTION de Chopin et de Brahms ! Les ravis eux, ceux qui accompagnaient l’effrontée, ils annonçaient, tout jubilants, qu’ils allaient « faire leurs Pâques », qu’ils avaient déjà réservé leurs places pour la Passion selon Saint-Jean et pour celle selon Saint-Mathieu, l’une à la suite de l’autre. Quelle audace ! Bon ! Même si Bach c’est nettement préférable à Chopin et à Brahms, l’actualité ici c’était Karlheinz Stockhausen, rappelons-le. La demi-mondaine effrontée, elle, poussait un grand soupir de soulagement. « Ouf ! disait-elle, c’est le dernier ! On va être enfin débarrassé de Stockhausen pour au moins dix ans ». Elle avait assisté avec ses deux acolytes aux cinq ou six concerts du cycle. Pourquoi ? Le hasard ? Stockhausen, c’était compris dans l’abonnement de la salle. A partir d’un certain nombre de concerts on bénéficiait de tarifs réduits. Il faut consommer du bien culturel pour paraître cultivé, c’est une évidence. Le nouveau public, large si ce n’est le plus large, celui tant désiré par le Ministère et les organisateurs de spectacles ! Ce qu’ignorait la dame effrontée c’est que Stockhausen c’est presque quatre cents numéros d’opus, sans compter ce qui n’est pas numéroté, et parmi eux nombre de joyaux qui restent pratiquement à découvrir. Karlheinz Stockhausen est une icône de la Musique. Mais il est vrai aussi que la musique contemporaine, dite savante, est très malade. Nombreuses sont les icônes d’une époque qui ont disparu, ou presque, des programmes, Luciano Berio, par exemple, auquel on doit pourtant quelques-unes des pièces les plus virtuoses du siècle vingt, les « Sequenze ». En dehors d’un petit nombre de spécialistes et de mélomanes, qui se souvient encore de Luigi Nono, de Karl Amadeus Hartmann, ou de Giacinto Scelsi ? Alors, pour ce qui est de la postérité de Stockhausen…? Peut-être bien que dans quelques années ne restera-t-il plus de Pierre Boulez lui-même, pourtant une icône indiscutée aujourd’hui, que le nom de deux salles, l’une en Allemagne et l’autre à Paris.

Cela vous surprendra sans doute, mais pour une fois je suis pratiquement en total accord avec vous, intervint, réjoui de son annonce, le Maître en modernité.

En fait, cela ne me surprenait pas du tout car la musique était l’un des très rares sujets sur lequel nous étions le plus souvent en accord lui et moi. Enfin, moi j’étais d’accord avec lui sur à peu près tout le reste puisque le Maître en modernité m’aidait à franchir des seuils au-delà desquels je ne me serais jamais aventuré seul. Je ne pouvais pas être en désaccord sur des sujets que je découvrais, évidemment. Je manquais de recul. A l’inverse, lui, en tant qu’universitaire émérite et penseur affirmé, se montrait souvent très pointilleux, voire ouvertement critique, à l’égard de telle ou telle position que je pouvais adopter sur les rares thèmes qui m’étaient à peu près familiers, l’économie politique par exemple. À propos de la musique, jamais !… ou presque jamais.

Mais, ajouta-t-il aussitôt, je suis toujours stupéfait de cette espèce d’hostilité que vous nourrissez à l’égard de Pierre Boulez, un sacré bonhomme pourtant qui, même s’il a produit quelques œuvres plutôt ennuyeuses, voire insupportables dans sa période sérielle je vous le concède, a eu le grand mérite de ressusciter par sa baguette, réelle ou idéelle, la Seconde Ecole de Vienne. Schoenberg, Berg et Webern, qu’en serait-il d’eux sans lui ? La Seconde Ecole de Vienne ça n’est quand même pas rien ! Si j’ai bien compris, poursuivit-il, vous faites de Karlheinz Stockhausen, de par son côté mystique et incontestablement visionnaire, musicalement visionnaire s’entend, le continuateur de l’œuvre de Hildegarde von Bingen. Je n’y avais pas pensé mais à la réflexion ce n’est pas faux. J’ai assisté à pas mal de ses concerts et je dois dire que bien souvent il m’a « déconcerté » de par son éclectisme et sa radicalité. Pour moi, au milieu de ses multiples débordements, et de façon plutôt paradoxale par rapport à son rigorisme fondamental, Karlheinz Stockhausen restera le dernier compositeur BAROQUE. Stockhausen, un sacré bonhomme lui aussi ! Comme je me doutais qu’à un moment ou à un autre nous allions aborder la Contemporaine, j’ai regardé ce que pouvait raconter, en son temps, Rebatet à propos des gens que vous avez cités, pas ceux de « Jefferson Airplane » ni de « Grateful Dead » bien sûr, mais les compositeurs de musique savante, Boulez, Stockhausen et les autres. Rebatet était un individu absolument abject, un antisémite forcené, mais je reconnais que son jugement musical était plutôt sûr, et qu’il était doté d’une assez belle plume pour l’exprimer ce jugement. Cependant, gavé de musique romantique d’Allemagne comme il l’était, il n’était pas en mesure de tout comprendre, et puis il manquait totalement du merveilleux recul dont nous bénéficions nous. Il détestait l’école sérielle de Darmstadt qu’il appelait « l’école post-webernienne ».

Le Maître en modernité sortit de sa poche son miraculeux petit carnet.

Selon lui les compositeurs qui s’en réclamaient sécrétaient « au compte-gouttes entre des pauses exaspérantes une douzaine de notes par minute, [déambulaient] sur les échasses des “grands intervalles” en enjambant des zones de silence avec une inexorable lenteur. A travers ces sons raréfiés, on percevait le souffle du néant » (3). C’est sévère ! Pourtant, il vouait un véritable culte au jeune Boulez en affirmant que son œuvre était « la plus cohérente de toute l’école moderne » et « qu’il a été à l’origine des principales phases de l’évolution musicale », ceci tout en se faisant l’écho de tout ce qui se murmurait déjà dans les milieux parisiens sur le caractère exécrable de la personne. Seulement pour lui c’était là « le signe d’un grand tempérament et d’une intelligence sans cesse en mouvement ». Il émettait une réserve pertinente cependant, et avérée par la suite, « il ne faut pas que ses succès de chef d’orchestre…l’écartent de sa table de travail ». Rebatet présentait Pierre Schaeffer comme un polytechnicien travaillant sur la musique concrète pour la Radiodiffusion française, et il constatait qu’il « a eu le mérite d’être le premier à étudier les composantes du son » mais aussi qu’il manquait de formation musicale. C’est sévère ! Il en profitait pour rappeler que Boulez jugeait déjà les « Concrets » comme étant des « dilettantes écarquillés ». En ce qui concerne Zimmermann, il reconnaissait à l’homme « du métier » mais trouvait le personnage « problématique ». C’était là le moins que l’on puisse en dire. Étrangement, Rebatet aimait l’italianité et la vitalité de Berio, même dans « Laborintus II », une œuvre éminemment politique pourtant et à l’exacte opposé de ses options à lui, Rebatet. Enfin, Stockhausen ! Eh bien, là, ses positions étaient pour le moins contrastées. Il détestait franchement les « Klavierstüke » ainsi que toutes les pièces expérimentales de leur époque. « Cruelle sécheresse », « Attentat…contre les séductions romantiques », voilà son réquisitoire. En revanche, il adorait « Le chant des adolescents dans la fournaise », une pièce de laquelle vous n’avez pas parlée, pour sa fusion adroite de la voix humaine et de l’électronique, ainsi que « Gruppen » pour l’habile contrepoint entre les trois ensembles orchestraux, « une des partitions capitales de la musique contemporaine », ajoutait-il. Il était réservé sur « Hymnen » pour lequel il reconnaissait quand même la modernité et il n’avait pas de mots assez durs à l’encontre de « Stimmung », « des onomatopées de nourrice à son bébé », une « parodie des rites africains avec leurs sorcelleries et leur sexualité vécues ». Il comprenait tout de même l’intention de Stockhausen, composer « une musique qui fût un centre de méditation, pour nous catapulter dans une région supra-rationnelle ».Voilà ce qu’il disait, Rebatet, des compositeurs et des musiques qu’il avait entendus mais, je le rappelle, il ne pouvait que manquer du recul nécessaire pour une estimation juste des œuvres et de leurs auteurs. C’était il y a bien longtemps, conclut-il en refermant son carnet.

Le Maître en modernité parut plonger dans une profonde réflexion que je n’aurais jamais eu l’outrecuidance de perturber, puis, au bout de quelques instants, il émit cette généreuse proposition.

Comme nous avons bien entamé la question musicale ce qui nous a conduits dans des parages que je n’imaginais pas à l’origine, puisque nous conversions autour des compositions d’Hildegarde von Bingen, j’aimerais que nous évoquions ensemble, un autre jour évidemment puisque nous n’en n’avons pas terminé avec notre visionnaire, que nous évoquions donc la grande figure de John Cage, que nous respectons tous deux, je le sais, et sa splendide idée « malevitchienne » du non-objet musical. Ceci nous ramènerait plus directement à la grande question de l’Image et à la vanité, ou à l’inanité, de toute représentation. Savez-vous ce que disait Rebatet, pour en finir avec lui, de John Cage ? He bien ! « Cage est surtout un bricoleur qui n’est guère parvenu à organiser en composition ses trouvailles ». John Cage, un bricoleur ? Ce n’est plus sévère, c’est INACCEPTABLE ! commenta-t-il dans un effroyable rugissement. Mais, pour l’heure, il nous faut parler de cosmologie et de plein de choses qui ont à voir avec LA VIE.

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1) Saint Augustin – Traité de la Musique in Œuvres complètes de Saint Augustin (traduit par MM. Thénard et Citoleux, agrégés de l’Université).

2) Cité par Michel Poizat dans Hildegarde von Bingen : la voix sacrée (Les cahiers du GRIF – 1996).

3) Lucien Rebatet – Une Histoire de la musique des origines à nos jours (Robert Laffont et Raymond Bourgine – 1969).

4) Un poème hétérométrique est un poème dans lequel on rencontre plusieurs métriques (alexandrins, décasyllabes, octosyllabes etc.).

5) Jacques de Voragine (vers 1228-1298), archevêque de Gênes, auteur de « La légende dorée » qui rapporte la vie des saints et martyrs, support considérable de la mythologie chrétienne.

6) Le Vlaams Blok (aujourd’hui Vlaams Belang) est le parti d’extrême droite flamand.

Lucien Rebatet (1903-1972), écrivain et critique d’art, a été un collaborateur acharné de l’occupant national-socialiste et un antisémite féroce, ce qui lui valu d’être condamné à mort à la Libération et finalement gracié, on ne sait pour quelle raison.

Église Saint-Yves-de-la-Sagesse qui appartient à l’énorme complexe de l’Université de Rome, La Sapienza.

Severo Sarduy (1937-1993), poète et critique d’art d’origine cubaine, est l’auteur de « Barroco » (Le Seuil – 1975), que beaucoup conçoivent comme la référence absolue de l’art baroque et qui est en fait un ouvrage absolument indigeste où l’on parle absolument mal et fort peu du Baroque.

Conférence du 6 juin 2019 à propos de Karlheinz Stockhausen, dans le cadre d’un cycle sur les Compositeurs du XXe siècle à la Philharmonie de Paris.

« Stockhausen au-delà » à consulter sur le site de l’Ircam. Philippe Manoury (1952) est l’un des compositeurs français les plus pertinents de notre époque, c’est-à-dire d’aujourd’hui.

La symphonie des sphères, entretien de Karlheinz Stockhausen avec Philippe Albèra (éditions Contrechamps - 1982).

Les « globishers » sont ceux qui parlent le « Globish », c’est-à-dire l’Anglais globalisé, c’est-à-dire encore le baragouin planétaire.

 

Denis Schmitte

 

 

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